CHAPITRE VII

Sommaire: La division met à la voile.—L'amiral donne rendez-vous à la Belle-Poule dans le sud-est de Ceylan.—Rencontre, sur la côte de Malabar, d'un navire de construction anglaise monté par des Arabes.—Odalisques et cachemires de l'Inde.—Chasse appuyée par la frégate à la corvette anglaise le Victor.—Émouvante lutte de vitesse.—La corvette nous échappe.—La Belle-Poule prend connaissance de Ceylan.—Trente jours employés à louvoyer au sud-est de l'île.—Une montre marine qui se dérange.—Graves conséquences de l'accident.—La division passe sans nous voir.—La batterie de la Belle-Poule, les jours de beau temps.—Puget et moi.—Observations astronomiques.—Cercles et sextants.—Sur la côte de Coromandel.—Prise du bâtiment de commerce anglais, la Perle.—M. Bruillac m'en offre le commandement.—Je refuse.—Retour vers l'Île-de-France.—Le blocus de l'Île.—La frégate se dirige vers le Grand-Port ou port du sud-est.—Plan du commandant Bruillac.—La distance de Rodrigue à l'Île-de-France.—Le service que nous rend la lune.—Les frégates anglaises.—Le Grand-Port.—Arrivée de la division deux jours après nous.—L'Upton-Castle, la Princesse-Charlotte, le Barnabé, le Hope.—Combat, près de Vizagapatam, contre le vaisseau anglais le Centurion.—L'Atalante se couvre de gloire.—Le Centurion se laisse aller à la côte.—Impossibilité de l'amariner à cause de la barre.—Importance stratégique de l'Île-de-France.—Les Anglais lèvent le blocus.—La division appareille pour se rendre au port nord-ouest.—Curieuse histoire du Marengo.—La roche encastrée dans son bordage.—Le Trou Fanfaron.—Le Marengo reste à l'Île-de-France.—La Psyché va croiser.—L'amiral expédie la Sémillante aux Philippines pour annoncer la déclaration de guerre faite par l'Angleterre à l'Espagne.—Nouvelles de France.—Proclamation de l'Empire.—Projet de descente en Angleterre.—Le chef-lieu de la préfecture maritime du 1er arrondissement est transporté à Boulogne.—M. de Bonnefoux est nommé préfet maritime du 1er arrondissement et chargé de construire, d'armer et d'équiper la flottille.—Il assiste à la première distribution des croix de la Légion d'honneur et reçoit, lui-même, des mains de l'empereur, celle d'officier.—Une lettre de lui.—La Belle-Poule et l'Atalante quittent l'Île-de-France au commencement de 1805.—M. Bruillac, commandant en chef.—Croisière de soixante-quinze jours.—Calmes presque continus.—Rencontre, près de Colombo, de trois beaux bâtiments, que nous chassons et approchons à trois ou quatre portées de canon.—M. Bruillac les prend pour des vaisseaux de guerre.—Il m'envoie dans la grand'hune pour les observer.—Je descends en exprimant la conviction que ce sont des vaisseaux de la Compagnie des Indes.—Le commandant cesse cependant les poursuites.—Nouvelles apportées plus tard par les journaux de l'Inde.—Le golfe de l'Inde.—Notre présence est signalée par des barques de cabotage.—L'une d'elles, que nous capturons, nous apprend le combat de la Psyché et de la frégate anglaise de premier rang, le San-Fiorenzo.—Récit du combat.—Valeur du commandant Bergeret, de ses officiers et de ses matelots.—Sa présence d'esprit.—Capitulation honorable.—Tous les officiers tués, sauf Bergeret et Hugon.—La Belle-Poule et l'Atalante quittent les côtes du Bengale, et visitent celles du Pégu, du Tonkin, de la Cochinchine.—Capture de la Fortune et de l'Héroïne.—Un aspirant de la Belle-Poule, Rozier, est appelé au commandement de l'Héroïne.—On lui donne pour second Lozach, autre aspirant de notre bord.—Belle conduite de Rozier et de Lozach.—Rencontre par l'Héroïne d'un vaisseau anglais de 74 canons entre Achem et les îles Andaman.—Rozier accueilli avec enthousiasme à l'Île-de-France.—Paroles que lui adresse Vincent.—Retour de la Belle-Poule et de l'Atalante à l'Île-de-France.—Observations astronomiques faites par Puget et par moi devant Rodrigue.—Elles confirment nos doutes sur la situation exacte de cette île.—Sur notre rapport, un hydrographe est envoyé à Rodrigue par la colonie.—Les résultats qu'il obtient sont conformes aux nôtres.—Quarante-cinq navires de commerce ennemis capturés par nos corsaires, malgré les treize vaisseaux de ligne, les quinze frégates et les corvettes qu'entretenaient les Anglais dans l'Inde.—Séjour prolongé à l'Île-de-France.—Les colons.—M. de Bruix, les Pamplemousses, le Jardin Botanique.—MM. Céré, père et fils.—Paul et Virginie.—La crevasse de Bernardin de Saint-Pierre.—Bruits de mésintelligence entre le général Decaen et l'amiral Linois.—Projets attribués à l'amiral.—La Sémillante bloquée à Manille.—L'Atalante reste au port nord-ouest pour quelques réparations.—Le cap de Bonne-Espérance lui est assigné comme lieu de rendez-vous.—Les bavardages de la colonie sur l'affaire des trois navires de Colombo.—M. Bruillac me met aux arrêts.—Il vient me faire des reproches dans ma chambre.

Avant de prendre connaissance de Ceylan, la Belle Poule fit deux rencontres près de la côte de Malabar. La première était un navire de construction anglaise, que je fus chargé d'aller visiter. Il était monté par des Arabes qui avaient une cargaison belle, opulente, mais point embarrassante; savoir: vingt odalisques de Georgie ou de Circassie pour l'iman de Mascate, et six grandes malles remplies de magnifiques cachemires. Je fus ébloui, à la vue de tant de richesses, de tant de beautés; je ne pus, cependant, juger de ces femmes, tant vantées, que par l'élévation de leur taille, l'aisance de leurs mouvements, ou la noblesse de leur port, car elles se tinrent constamment voilées; mais mon imagination y suppléa. Les papiers du navire étaient parfaitement en règle; rien n'indiquait qu'il fût armé au compte des Anglais, et nous le laissâmes passer.

L'autre rencontre fut une corvette ennemie que nous abusâmes longtemps par des signaux feints ou embarrassés; elle ne découvrit la ruse qu'à deux portées de canon. Cessant alors de se laisser approcher, elle prit retraite devant nous. La chasse que nous lui appuyâmes fut vigoureuse; mais, malheureusement, le temps était à grains, et, pendant ces grains, nous ne pouvions pas porter autant de voiles que ce bâtiment, à cause de notre grande vergue, cassée récemment, et qui, quoique réparée, nous obligeait à des ménagements. J'ai vu des joutes, des luttes, des courses d'hommes ou de chevaux, des défis entre bâtiments, voitures légères ou canots, mais jamais rien d'aussi intéressant que la chasse dont je parle en ce moment. La corvette avait tout dehors: pendant les grains, elle ne rentrait pas un pouce de toile; dans les éclaircies, on la voyait comme enveloppée par d'énormes lames, qui semblaient, à chaque instant, prêtes à l'engloutir; le vent la couchait à faire frémir, et elle jetait à l'eau, des mâts, des vergues de rechange, des futailles, des madriers, des embarcations, des cages à poules et autres objets dont elle s'allégeait. La frégate gouvernait droit dessus avec la même vigilance qu'un chien couchant qui suit la trace; elle rayonnait d'espérance quand, après une bourrasque, elle pouvait établir sa grande voile; elle frémissait au retour du grain, quand il la fallait recarguer. Nos regards se partageaient entre notre ennemi épouvanté et la flexion de la grand'vergue, que nous ne nous décidions à soulager de sa voile qu'à la dernière extrémité; et, passant majestueusement à travers des débris flottants jetés par la corvette pour accélérer son sillage, tantôt nous nous en approchions avec enthousiasme, tantôt nous la voyions, avec douleur, se dérober à nos efforts. La nuit qui survint acheva de la dégager. Nous avons su plus tard que c'était la corvette anglaise le Victor, la même qui fut prise, assez longtemps après, à Manille, par le commandant Motard, de la Sémillante. Elle fut ensuite commandée par mon ami Hugon, qui ramena dessus M. Bergeret, de l'Île-de-France en Europe.

Nous prîmes connaissance de Ceylan, et nous nous établîmes au rendez-vous assigné. Nous y passâmes trente jours, ainsi que le prescrivaient nos instructions; mais nous ne vîmes ni division, ni un seul navire étranger, neutre ou ennemi. Notre commandant avait une montre marine, en laquelle il avait la plus grande confiance. Puget en était chargé; il s'y entendait parfaitement. Toutefois la montre se dérangea; c'est un inconvénient de ces instruments, rare à la vérité, mais à peu près irrémédiable en pleine mer. De mon côté j'étais chargé de la route par l'estime ainsi que des observations astronomiques avec le cercle de réflexion et j'entretins Puget de mes doutes sur la montre. Il les avait lui-même. Cependant il ne voulut point les communiquer au commandant avant d'avoir à présenter une masse concluante d'observations pour lesquelles il se joignit à moi. Quand nous fûmes bien certains que la longitude donnée par la montre était défectueuse, nous fîmes notre rapport. Il était détaillé, clair, irréfutable; mais ce que nous avions prévu arriva: M. Bruillac ne voulut pas en entendre parler; il continua à déduire sa position de sa montre; il finit par se trouver à 85 lieues de Ceylan, au lieu d'en être à 25, et il lui fallut, pour reprendre connaissance de cette île, quatre jours au lieu d'un sur lequel il comptait. La division avait passé; elle nous avait cherchés; des bâtiments ennemis que nous aurions pu capturer s'étaient, sans doute, présentés pour prendre connaissance du cap Comorin; et nous n'avions rien vu; nous étions restés dans une profonde solitude.

Nos matelots, nos timoniers, ayant, sans cesse, sous les yeux, des officiers aussi laborieux que nous, n'avaient cru, pour la plupart, mieux faire que de suivre notre exemple. On peut dire, en effet, de l'esprit de l'homme: Sequitur facilius quam ducitur. Ils s'approchaient de nous quand nous observions; ils notaient les éléments de nos calculs; ils nous demandaient, ou aux plus instruits d'entre eux, des conseils, des renseignements; ils imitaient notre assiduité. C'était vraiment un coup d'œil bien satisfaisant, quand le temps était beau, et que les exercices de manœuvres, d'artillerie, d'abordage, ou autres, étaient finis, que de voir la batterie de la frégate remplie de tables, sur lesquelles s'inclinaient tant de têtes méditatives, se délassant noblement des fatigues du corps par le travail, qui est un des plus doux plaisirs de l'intelligence.

Avec de tels hommes, l'histoire de la montre n'avait pu passer inaperçue; mais ils savaient que leur commandant avait de très bonnes qualités comme marin, comme homme d'exécution, comme homme de courage; aussi, grâce surtout un peu à la direction de leurs facultés vers les objets qui concentraient, depuis quelque temps, les pensées de Puget et les miennes, n'y songèrent-ils bientôt plus. Les recherches auxquelles mon camarade et moi nous nous adonnâmes à cette occasion, tournèrent fort à notre avantage.

Jamais observations de tous genres ne furent plus multipliées, calculs plus soignés, solutions plus concordantes. Nous jouions, nous badinions, en quelque sorte avec nos cercles, avec nos sextants; les positions les plus gênantes pour nous en servir de jour, de nuit, par les plus grosses mers, n'étaient plus rien pour nous; nous en étions venus au point de calculer comme on parle, comme on écrit, et nous n'obtenions plus que des résultats d'une exactitude dont jamais encore on n'avait ouï parler. Mais nous étions à la meilleure des écoles, celle d'une navigation incessante, et au milieu de dangers de toute espèce. Après avoir pris connaissance de Ceylan, nous poussâmes une reconnaissance vers la côte de Coromandel. Là, sous Sadras[127], nous nous emparâmes de la Perle, bâtiment de commerce anglais dont M. Bruillac m'offrit le commandement; je ne trouvais rien de plus instructif, de plus favorable à mon avancement que ma position sur la frégate, et je le remerciai. Loin d'insister, il me dit qu'il avait cru devoir, par esprit d'équité, me faire cette proposition, mais qu'il voyait avec satisfaction qu'elle ne m'avait pas convenu.

Nous revînmes vers l'Île-de-France. D'après quelques indiscrétions des Anglais prisonniers de la Perle, nous eûmes lieu de penser que l'île était bloquée. Le commandant présuma avec beaucoup de justesse, comme la suite effectivement le confirma, que le gros des forces anglaises du blocus se tenait devant le port nord-ouest, qui est le plus fréquenté, et que deux seules frégates devaient être devant le Grand-Port ou port sud-est, qui est sur un point de l'île opposé au premier.

Rodrigue, île située à environ cent lieues dans l'est de l'Île-de-France, nous servit à nous guider pour notre attérage au Grand-Port, devant l'entrée duquel le commandant avait pris la louable résolution de se trouver, au point du jour, à très petite distance, pour être entre la terre et les frégates qui devaient croiser en cette partie. J'avais toujours cru remarquer, précédemment, qu'il y avait plus de distance entre Rodrigue et l'Île-de-France que les géographes n'en avaient mesuré; si cela était vrai, notre attérage était manqué! J'étais de quart et travaillé par cette idée, quand je vis la lune se coucher; le ciel était si pur qu'aucune partie ne m'en fut interceptée; elle atteignit l'horizon de la mer, descendit peu à peu et disparut. Le commandant vint précisément alors sur le pont et me dit que nous avions à peu près parcouru la distance entre les deux îles; qu'il venait d'estimer le chemin fait, et que, bientôt, nous mettrions en panne pour nous arrêter. Je lui demandai dans quelle direction il supposait la terre: il me montra le côté du crépuscule de la lune. Je lui parlai alors de mes doutes sur la distance établie entre les deux îles; j'ajoutai que la manière dont la lune s'était couchée prouvait que l'Île-de-France était encore loin, puisque ses hauteurs n'avaient pas caché l'astre à ses derniers moments; je parvins enfin, peut-être par le souvenir de Ceylan qu'il se rappela sans doute, involontairement, à obtenir qu'il fît encore quelques lieues, et il fit bien; en effet, au point du jour, nous étions en dedans des frégates anglaises au lieu d'en être en dehors. Les postes de l'île étaient couverts de pavillons pour indiquer le blocus et mettre les navires sur leurs gardes; les frégates anglaises essayèrent de nous atteindre; elles tirèrent du canon, firent des signaux; les mouches de la croisière volèrent vers le gros de leurs forces, qui s'ébranla; mais nous étions déjà dans le port, et en sûreté.

Le surlendemain, la division arriva avec l'Upton-Castle, la Princesse-Charlotte, le Barnabé, le Hope, riches prises qu'elle avait faites; instruite, comme nous, par ses prisonniers, elle avait également pris le parti d'entrer au Grand-Port, dont les frégates du blocus lui laissèrent respectueusement le passage libre. Près de Vizagapatam[128], elle avait attaqué et fait amener le vaisseau de guerre anglais le Centurion; l'Atalante se couvrit de gloire dans cette affaire[129]; mais ce vaisseau se laissa aller à la côte. La barre ou le ressac de la mer devant les plages sablonneuses de ces parages empêcha qu'on ne l'amarinât, et il fut perdu pour nous.

Ce fut un plaisir inexprimable de nous revoir, et nous fraternisâmes dans ce Grand-Port, à jamais célèbre par les rudes combats qu'y ont soutenu, après nous, les vaillants capitaines Bouvet, Hamelin, Duperré; car l'Angleterre vit bientôt, par le résultat de nos opérations, combien l'Île-de-France lui était préjudiciable; elle ne recula devant aucun sacrifice, et elle fit, par la suite, la conquête de ce boulevard si important, si facile pourtant à défendre, mais que l'empereur négligea, et où il n'envoya, comme il l'avait fait pour l'Égypte, que des secours insignifiants. La paix vint après; mais elle nous fut imposée après les désastres de nos armées; les Anglais se gardèrent bien de se désaisir de l'Île-de-France (qu'ils appellent île Maurice), ainsi que du cap de Bonne-Espérance, dont ils s'emparèrent avant d'attaquer l'Île-de-France; ainsi ils sont encore les maîtres de ces deux points menaçants qui, seuls, troublaient la tranquille possession de leurs vastes établissements dans l'Inde.

Les forces navales du blocus anglais ayant eu l'amertume de voir entrer à l'Île-de-France notre division tout entière, ainsi que nos prises, n'eurent d'autre parti à prendre que celui de se retirer. Aussitôt nous appareillâmes nous-mêmes pour nous rendre au port nord-ouest. En entrant au Grand-Port, le Marengo avait touché sur une roche jusqu'alors inconnue; comme les pompes n'eurent que très peu d'eau à extraire, on crut d'abord que ce n'était qu'un simple choc; toutefois le vaisseau ne pouvait reprendre la grande mer sans une visite formelle. Dès notre arrivée au port nord-ouest, on le conduisit donc dans le Trou-Fanfaron, où se font les radoubs, et l'on s'occupait de le désarmer, lorsque tout à coup il coula au fond; la roche qu'il avait touchée s'était écrêtée; elle s'était logée dans ses flancs; par un miraculeux hasard, elle s'y était conservée pendant notre trajet du Grand-Port au port nord-ouest; enfin elle ne s'en était détachée que dans le Trou-Fanfaron, où il n'y avait guère plus d'eau que le vaisseau n'en exigeait pour flotter, quelques heures plus tôt, et, en un clin d'œil, il s'ensevelissait en mer pour jamais! Il fallut le relever, le réparer; or, ces opérations demandant beaucoup de temps, le Marengo resta seul à l'Île-de-France; la Psyché alla croiser; la Belle-Poule et l'Atalante se disposèrent à la suivre, et la Sémillante fut expédiée pour les îles Philippines, afin d'informer les Espagnols que, sans aucune démarche préalable, les Anglais, qui étaient en pleine paix avec eux, avaient jugé convenable de leur déclarer la guerre, en capturant quatre de leurs frégates richement chargées qui faisaient route pour Cadix!

Nous avions, en effet, trouvé à l'Île-de-France des journaux venus de la métropole, des dépêches ministérielles, des nouvelles de nos familles: Bonaparte, consul était devenu Napoléon, empereur. Une descente en Angleterre était projetée; Boulogne était choisi pour port central d'une flottille; le chef-lieu de la préfecture maritime du 1er arrondissement y avait été transféré; M. de Bonnefoux en avait été nommé préfet; il était chargé de faire construire, armer, équiper, cette immense flottille, et il avait assisté à la grande cérémonie de la distribution des premières croix de la légion d'honneur, où Napoléon l'avait personnellement décoré de celle d'officier. Il me l'écrivit lui-même; et, me donnant de bonnes nouvelles de toute la famille, il m'assura qu'il saisirait l'occasion de son premier voyage à Paris pour parler à son ancien camarade Decrès, alors ministre de la Marine[130], de mon avancement et de celui de mon frère. Ma belle-mère[131], fort jeune alors, habitait Boulogne à cette époque; et elle se rappelle, avec complaisance, que l'empereur, y rencontrant ses deux filles, qui étaient de fort jolies enfants, s'en approcha affectueusement et les embrassa toutes les deux. La grandeur a ce privilège qu'aucun de ses actes n'est indifférent, et que leur souvenir, surtout quand il flatte, est religieusement conservé.

La Belle-Poule et l'Atalante quittèrent le port au commencement de 1805. D'après la hiérarchie militaire, notre commandant avait autorité sur M. Beauchêne. Notre croisière fut de soixante-quinze jours; ils nous parurent bien longs, à cause de calmes presque continus, très monotones, et qui nous empêchèrent de faire beaucoup de rencontres. La première, cependant, sur notre route vers le golfe du Bengale, qui était notre destination principale, eut lieu près de Colombo, et elle aurait suffi pour nous dédommager de nos peines, si M. Bruillac avait cru devoir attaquer.

Il s'agissait de trois beaux bâtiments, que nous chassâmes et approchâmes à trois ou quatre portées de canon. Le commandant, qui, en pareil cas, se trompait rarement dans ses jugements, les prit pour des bâtiments de guerre. Se croyant sûr de son fait, et voulant paraître suivre l'opinion de tous en cessant de les poursuivre, il m'ordonna de monter dans la grand'hune et de bien observer ces navires, avec sa longue-vue, qui était excellente. Quelle ne fût pas sa surprise, lorsqu'après être descendu sur le pont, je lui dis, lui affirmai que c'étaient des vaisseaux de la Compagnie. Il me questionna minutieusement, et il en résulta que ce que j'avais vu, jugé, comparé, analysé, témoignait de ma conviction. M. Bruillac, fâché d'avoir lui-même provoqué, sur le pont, ces explications que d'ailleurs je faisais avec un ton respectueux, se contenta de répondre que, lorsque des bâtiments de guerre marchaient moins bien que des bâtiments ennemis qu'ils voulaient attirer à eux, ils savaient fort bien se déguiser, se transformer, employer la ruse, comme nous l'avions fait pour le Victor, et qu'il ne voulait pas être si grossièrement dupé. Je n'avais rien à répondre à cet argument, qui n'était plus de ma compétence; il leva la chasse; mais il fut avéré depuis, par les journaux de l'Inde, que c'étaient bien trois riches vaisseaux de la Compagnie. Il est juste d'ajouter que je n'énonçais ici que mon opinion individuelle et que rien n'est plus sujet à erreur que les jugements en pareille matière.

Sur les bords du Gange ou plutôt de l'Hougli sont bâties les deux villes opulentes de Calcutta et de Chandernagor[132]; celle-ci a été restituée à la France; mais alors elle était sous la domination anglaise. Croiser à l'embouchure était donc menacer l'arrivage ou le débouché d'un commerce maritime très étendu; mais il fallait ne pas être vu: or, d'un côté, les trois navires de Colombo donnant l'éveil sur la côte, aucun bâtiment anglais ne s'aventura pour le golfe du Bengale; et, de l'autre, nous fûmes découverts par des barques du cabotage. Quelques-unes d'entre elles furent, à la vérité, jointes par nous ou par nos embarcations, et coulées ou brûlées après que les marins en furent retirés; mais nous ne pûmes toutes les aller chercher sur les hauts fonds, où elles se réfugiaient, de sorte que notre présence fut signalée dans ces parages; embargo fut donc mis sur tous les navires de commerce, et nous avisâmes en vain.

Nous n'avions pas eu connaissance de la Psyché, que nous pensions trouver dans le golfe de Bengale. Nous hésitions même, à cause d'elle, à nous en éloigner, lorsqu'une dernière barque, saisie par nous, nous apprit que la frégate anglaise le San-Fiorenzo, du premier rang, avait récemment rencontré la Psyché, dont l'épaisseur, l'artillerie, le calibre des pièces, l'équipage, équivalaient à peine à la moitié de l'épaisseur, de l'artillerie, du calibre des pièces, de l'équipage du San-Fiorenzo. Il y avait eu, entre ces bâtiments, une action mémorable où Bergeret, ses officiers, ses matelots, avaient montré une valeur surhumaine. Réduit à la dernière extrémité, Bergeret ne voulait, à aucun prix, amener son pavillon. Le San-Fiorenzo était dans un état déplorable. Il y eut, alors, un moment de silence de la plus imposante solennité, comme les poètes des temps reculés en rapportent des exemples, lorsque les illustres chefs des armées de ces siècles héroïques voulaient haranguer leurs soldats. Une capitulation fut proposée pendant ce temps d'arrêt, et tel était l'état de délabrement de la frégate anglaise que les termes en furent aussitôt acceptés. Bergeret obtint donc, par sa présence d'esprit, aussi rare que son courage, qu'aucun des siens ne serait prisonnier, que tous seraient renvoyés à l'Île-de-France, aux frais des Anglais; qu'ils conserveraient armes, bagages, effets particuliers, et qu'à ces conditions seules la Psyché cesserait de se battre, c'est-à-dire renoncerait à se faire couler. Admirable combat, qui est un titre impérissable de gloire pour tous ceux qui y ont participé et où le vaincu mérita la palme cent fois plus que le vainqueur[133]!

Pendant quelques minutes, nous avait-on dit, Bergeret était resté seul sur son pont, tant il y avait eu de tués et de blessés, et l'état-major entier avait succombé. J'avais besoin de révoquer en doute la mort de mon ami Hugon; car de trop belles espérances auraient été détruites; mes affections auraient été trop froissées. Je me refusai donc à admettre la dernière partie du récit; la suite me prouva que mes pressentiments ne m'avaient pas trompé; Bergeret et lui étaient les seuls officiers qui eussent survécu.

Cette affaire s'était pourtant passée à une vingtaine de lieues de nous; bien plus, en rapprochant ou comparant les jours, les dates, les positions, nous nous convainquîmes que lorsque le San-Fiorenzo et la Psyché firent route pour le Gange où elles rentrèrent, elles durent passer, pendant la nuit, à une très petite distance de nous. Quel bonheur, si c'eût été de jour! Quelle capture nous aurions effectuée! de quel prix inestimable n'eussent pas été de si glorieux débris! Quel doux moment, enfin, que celui où, sur son pont vainqueur, le brave Bruillac, embrassant le brave Bergeret, lui aurait remis le San-Fiorenzo et la Psyché, l'un témoin manifeste, l'autre théâtre brillant de sa mâle intrépidité!

Nous nous éloignâmes des côtes alors désertes du Bengale pour aller visiter celles du Pégu[134]. Nous y capturâmes la Fortune et l'Héroïne. Celle-ci fut donnée, en commandement, à l'un de nos aspirants, nommé Rozier[135]; son second était Lozach[136], autre aspirant de notre bord. Ils eurent une occasion de se distinguer dans cette mission; ils la saisirent de la manière la plus signalée. Entre Achem[137] et les îles Andaman[138], au point du jour, l'Héroïne se trouva à petite portée d'un vaisseau de 74, anglais, qui tira, en l'air, un coup de canon à boulet, lequel signifiait dédaigneusement: «Je ne veux pas vous faire de mal; mais approchez-vous de moi pour que je vous amarine à mon aise.» Rozier laissa arriver sur le vaisseau; il poussa même l'attention jusqu'à vouloir passer sous le vent à lui, afin de lui faciliter l'envoi de ses embarcations; mais, en silence, il avait disposé son monde pour forcer de voiles, et, à l'instant où il se trouva dans la direction de l'avant du bâtiment, il mit tout ce qu'il avait de voiles dehors et détala dans cette direction. Aussitôt son équipage se porta à la cargaison et en jeta à la mer autant qu'il le put pour donner plus de marche à l'Héroïne, en l'allégeant.

Le vaisseau, avec la confiance de sa force, s'était mis en panne; il débarquait ses canots, et il ne pensait pas même à installer à l'avant ses canons de chasse. Il lui fallut donc quelque temps avant d'avoir pu présenter le côté à notre prise, afin de lui envoyer sa volée entière. L'intelligent Rozier avait tous ses marins dans la cale; Lozach était au gouvernail; pour lui, il semblait défier l'ennemi; car, debout, sur le couronnement, tenant à la main la drisse de son pavillon qu'il avait rehissé, son attitude prouvait qu'il ne voulait pas qu'on pût croire qu'il amènerait. La volée cribla la voilure, mais ne fit aucun dégât majeur; cependant le vaisseau remit le cap sur l'Héroïne; mais il y avait eu du temps perdu pour ses canots, et pour établir ses voiles de nouveau. Quant à Rozier, il s'allégeait toujours et filait de plus en plus. Enfin, après quatre heures de lutte, d'efforts, de canonnade, d'incertitudes, le faible navire put se rire des menaces, de la colère de son colossal adversaire, et il fut pour jamais à l'abri de ses coups, désormais impuissants.

Rozier fut accueilli à l'Île-de-France avec l'enthousiasme que méritait sa courageuse conduite. Vincent[139], dont l'esprit était plein de grâce et de poésie, Vincent, qui avait toujours une parole agréable à la bouche, ou un vers d'une heureuse application, ne manqua pas de s'en rappeler un charmant de La Fontaine, et faisant allusion à la délicatesse des traits de Rozier, qui l'avait fait surnommer l'Amour par ses camarades, il lui dit, en l'accostant à la première rencontre: Et dans un petit corps s'allume un grand courage!

Le bel état que l'état militaire, la noble profession que celle qui initie à de telles émotions, qui cimente des amitiés comme celles qui unirent, depuis lors, Rozier à son digne second, ainsi qu'à nous tous, et qui rend acteurs ou témoins d'aussi remarquables actions! C'est bien la carrière de l'honneur, c'est bien celle des sentiments les plus exaltés; oui, c'est bien celle qui commande le respect, l'admiration des contemporains et de la postérité.

Tels étaient nos aspirants, et, comme cette campagne avait mûri de jeunes têtes, avait élevé de jeunes cœurs de quinze à dix-huit ans! Rozier, Lozach, mon frère, Gibon de Kerisouet, entre autres, vous aviez déjà le talent, le courage, l'expérience d'hommes faits; vous étiez dès lors un juste sujet d'espérance pour la Marine.

Puget et moi, lors de notre rentrée à l'Île-de-France, portâmes plus de soins encore que jamais à nos observations astronomiques devant Rodrigue[140]. Nos calculs nouveaux confirmèrent tellement nos doutes précédents que nous pûmes dresser et présenter un travail, qui ne permit plus à la colonie d'hésiter à faire rectifier la position géographique d'un point aussi important pour l'attérage de l'Île-de-France. Un savant hydrographe, envoyé sur les lieux, fut chargé d'en préciser exactement la place dans l'Océan; il revint après six semaines de séjour, et ses résultats confirmèrent exactement des opérations que, cependant, nous n'avions pu faire qu'en passant.

Plusieurs corsaires revinrent de croisière en même temps que nous; on comptait déjà 45 riches navires capturés par eux, et tant de mal était fait aux Anglais, malgré 13 vaisseaux de ligne, 15 frégates et plusieurs corvettes qu'ils entretenaient dans l'Inde, à grands frais, pour protéger leur commerce contre nous! Rien ne démontre mieux l'intérêt qu'ils eurent à s'emparer de cette colonie à tout prix, ni les efforts qu'aurait dû faire le Gouvernement pour la défendre et la conserver; hélas! on ne pensait alors qu'à élever autour de la France des trônes que l'on regardait comme des surcroîts de puissance.

La relâche que nous fîmes fut assez agréable; car, pour les colons, nous commencions à être d'anciennes connaissances.

Leurs maisons nous étaient ouvertes; leurs invitations nous appelaient à leurs campagnes. Nous visitâmes ainsi tous les quartiers de l'île; et moi, particulièrement, le Cap d'Ambre où était l'habitation d'un de nos passagers, M. de Bruix, frère de l'amiral de ce nom, et les Pamplemousses où se trouve le Jardin botanique du Gouvernement, alors dirigé par M. Céré, père de Mme d'Houdetot, de Mme Barbé-Marbois, d'une charmante jeune fille qu'il avait avec lui, et d'un jeune homme employé, à cette époque, dans les bureaux de la Préfecture maritime, et qui réunissait aux plus beaux sentiments une éducation soignée, une taille élevée et des traits fort distingués. Céré, fils, était de toutes nos parties.

Dès l'arrivée de la frégate, dès que notre second, M. Moizeau, pouvait mettre un canot à ma disposition, j'allais chercher Hugon ou quelque autre ancien aspirant de ma connaissance, qu'en ma qualité d'officier on me refusait rarement, et puis nous voilà partis, et nous passions de bons moments ensemble et avec Céré. Ainsi je ne laissai pas refroidir l'amitié de ceux avec qui j'étais précédemment lié.

C'est près des Pamplemousses qu'est le théâtre des scènes attachantes du roman de Paul et Virginie, de Bernardin de Saint-Pierre, dont le secret, comme écrivain, se résume dans ce peu de mots échappés à sa plume: «Si votre âme est sensible, votre pinceau sera immortel; sentez et écrivez, vous serez sûr de plaire!» Que de fois, lorsque la frégate se dirigeait sur l'Île-de-France, je m'étais enivré, en espérance, du plaisir de contempler les lieux enchanteurs décrits par Bernardin, les paysages riants foulés par les pieds légers de son héroïne, les îlots, les rochers où vint se briser le Saint-Géran, la place funeste où périrent les deux tendres amants, et que de fois je m'étais dit, comme Delille, quand il brûlait d'aller voir la poétique patrie de son modèle dans l'art des vers:

Oui, j'en jure Virgile et ses accents sublimes;
J'irai, de l'Apennin je franchirai les cimes;
J'irai, plein de son nom, plein de ses vers sacrés,
Les dire aux mêmes lieux qui les ont inspirés.

Je tins parole, et à mon plaisir inexprimable, j'allai souvent me blottir dans la crevasse élevée d'un morne majestueux, d'où l'œil embrasse la plaine des Pamplemousses, les îlots, la mer; et où l'on prétend que Bernardin de Saint-Pierre, les yeux fixés sur ce magnifique tableau, allait, bien au-dessus des vulgaires humains, chercher ses magiques inspirations.

Le séjour que nous fîmes alors dans cette colonie fut plus long qu'à l'ordinaire; mais tout nous disait que c'était le dernier. Il circulait que la mésintelligence entre MM. Decaen et Linois était à son comble, que l'amiral ne voulait plus expédier de prises pour l'Île-de-France, qu'il choisirait enfin, pour point central de ses opérations, le cap de Bonne-Espérance, appartenant, alors, à nos alliés les Hollandais. La suite a prouvé qu'il y avait beaucoup de vrai dans ces assertions, et qu'il ne pouvait arriver, à la colonie et à nous, rien de pire que les événements qui ont succédé.

La Sémillante était encore à Manille, où elle fut bloquée. Longtemps après elle retourna à l'Île-de-France; mais nous ne la revîmes plus. L'Atalante resta au port nord-ouest pour quelques réparations, et reçut le cap de Bonne-Espérance pour rendez-vous avec le Marengo et la Belle-Poule, qui se mirent en mesure d'entreprendre une croisière d'une étendue vraiment gigantesque.

J'allais éprouver de cuisants regrets, en quittant un si doux pays; heureusement qu'une lettre vint les adoucir en me donnant l'assurance qu'à Paris on pensait à mon frère et à moi, et qu'à la prochaine promotion, il était arrêté que nous serions nommés, lui enseigne, et moi lieutenant de vaisseau.

S'il est un tort préjudiciable aux jeunes gens, c'est, sans contredit, de parler inconsidérément d'objets dont ils ne calculent pas la portée, ou d'être faciles aux suggestions de ceux qui, ayant le désir de les faire discourir, flattent leur amour-propre pour les exciter à sortir des bornes qu'un peu d'expérience leur apprend à ne pas franchir. L'affaire des trois navires de Colombo, où j'avais joué un certain rôle, avait, pendant quelque temps, occupé la colonie. Il paraît que certaines personnes voulurent s'autoriser de mon nom, et que je fus mis en scène par quelques habitués de la maison du capitaine général, qui ne manquèrent pas de mêler, selon l'usage, beaucoup d'exagération à un peu de vérité. Ce tripotage revint à M. Bruillac qui, aussitôt, se rendit à bord. C'était un jour d'exercice; il comptait m'y trouver, mais j'étais descendu à terre avec la permission cependant de M. Moizeau.

M. Bruillac n'accueillit pas cette explication, et il ordonna, sans plus ample informé, que M. Moizeau m'envoyât chercher et m'infligeât les arrêts jusqu'à nouvel ordre. Je subissais cette punition depuis deux jours, me perdant en vaines conjectures, lorsque le commandant revint à bord, me fit demander, et, après quelques détails sur mon absence dont il prétendait ignorer l'autorisation, il vint au fait et me fit des reproches sur le tort que mes indiscrétions, à l'égard des navires de Colombo, pouvaient faire à sa réputation et indirectement à moi-même.

Le colloque fut long, et je me défendis mal, car j'étais désolé d'avoir blessé la susceptibilité d'un homme dont j'estimais la capacité militaire. Entre autres choses, il me dit, en avouant franchement sa méprise à Colombo, qu'il y avait loin de l'opinion souvent irréfléchie d'un jeune homme sur une question grave, à la conduite d'un chef responsable de l'honneur du pavillon, ainsi que de la liberté ou même de la vie de ses subordonnés; que la prudence, qui l'avait égaré en cette circonstance, avait été utile à la frégate en maintes circonstances, notamment lors de notre retour de Madras à Pondichéry; qu'en ce qui me concernait, j'étais punissable par le seul fait de ma demande d'absence, un jour d'exercice; que la permission de M. Moizeau, à qui il en ferait des reproches, ne me justifiait pas complètement; enfin qu'on avait souvent vu éclater des inimitiés de chefs à officiers, qui avaient eu assez de force ou de durée pour entraver ceux-ci dans leur carrière, et cela quand les motifs en étaient beaucoup moins sérieux.

Je tins à rétablir les faits, dont j'élaguai tout ce que la malveillance avait envenimé; et nous nous séparâmes, le commandant en levant mes arrêts, moi résolu à remonter à la source des exagérations; mais j'en fus pour mes recherches; personne n'avait plus rien dit, plus rien répété... Je crois même qu'on ne fut pas fâché de mes arrêts; car la malignité ne s'arrête pas; et un peu de zizanie à bord ne pouvait déplaire aux artisans de nos discordes.

Le temps, le bon esprit de M. Bruillac le firent revenir de la froideur occasionnée par cet incident; et, sans que je fisse autre chose que mon devoir, je me revis assez promptement traité, par lui, avec la même distinction qu'auparavant.

CHAPITRE VIII

Sommaire: Préparatifs de départ de l'Île-de-France.—Arrivée à bord de Céré fils engagé comme simple soldat.—Son enthousiasme patriotique et ses sentiments de discipline.—Au moment de l'appareillage de la Belle-Poule, tentative de mutinerie d'une partie de l'équipage.—Admirable conduite de M. Bruillac. Ses officiers l'entourent. L'ordre se rétablit.—Paroles que m'adresse le commandant en reprenant son porte-voix pour continuer l'appareillage.—Le Marengo et la Belle-Poule se dirigent vers les Seychelles.—Mouillage à Mahé.—Mahé de la Bourdonnais et Dupleix.—But de notre visite aux Seychelles.—M. de Quincy.—Un gouverneur qui tenait encore sa commission de Louis XVI.—Un homme de l'ancienne cour.—Chasse de chauve-souris à la petite île Sainte-Anne.—Danger que mes camarades et moi nous courons.—Le «chagrin».—Les caïmans.—De Mahé, la division se rend aux îles d'Anjouan.—Croisière à l'entrée de la mer Rouge.—Croisière sur la côte de Malabar, devant Bombay.—Aucune rencontre.—Dommage causé indirectement au commerce anglais.—Pendant mon quart, la Belle-Poule est sur le point d'aborder le Marengo.—L'équipage me seconde d'une façon admirable et j'en suis profondément touché.—L'abordage est évité.—Réflexions sur le don du commandement.—Mes diverses fonctions à bord, officier de manœuvre du commandant, chargé de l'instruction des aspirants, des observations astronomiques, des signaux.—M. Bruillac m'avait proposé de me décharger de mon quart et de le confier à un aspirant. J'avais refusé. Pendant toute la durée de la campagne, je ne manquai pas un seul quart.—Visite des abords des îles Laquedives et des îles Maldives.—En approchant de Trinquemalé, rencontre de deux beaux vaisseaux de la Compagnie des Indes.—Manœuvre du commandant Bruillac contrariée par l'amiral.—Un des vaisseaux se jette à la côte et nous échappe.—À la suite d'une volée que lui envoie, de très loin, la Belle-Poule, l'autre se rend.—C'était le Brunswick, que l'amiral expédie en lui donnant pour premier rendez-vous la baie de Fort-Dauphin (île de Madagascar) et False-bay pour le second.—Continuation de la croisière à l'entrée de la mer de l'Inde.—Après avoir traversé cette mer dans le voisinage des îles Andaman, la division se dirige vers la Nouvelle-Hollande, et aux environs du Tropique, elle remet le cap vers l'ouest. Nous nous trouvons alors, par un temps de brume, à portée de canon de onze bâtiments anglais, que l'on prend pour onze vaisseaux de la Compagnie.—L'amiral attaque avec résolution.—Ces bâtiments portaient trois mille hommes de troupes, qui font un feu de mousqueterie parfaitement nourri.—Les voiles de la Belle-Poule sont criblées de projectiles.—M. Bruillac et moi nous avons nos habits et nos chapeaux percés en plusieurs endroits.—Le vaisseau de 74 canons, Le Blenheim, qui escortait les dix autres bâtiments, parvient enfin à se dégager.—Intrépidité et habileté du commandant Bruillac.—La Belle-Poule canonne le Blenheim, pendant une demi-heure, sans être elle-même atteinte.—Elle lui tue quarante hommes.—L'amiral qui se trouvait un peu sous le vent, signale au commandant Bruillac de cesser le combat et de le rejoindre.—La division reprend sa direction vers le Fort-Dauphin.—En passant près de l'Île-de-France.—«Elle est pourtant là sous Acharnar.»—Nous ne trouvons pas le Brunswick à Fort-Dauphin.—Traversée du canal de Mozambique.—Changement des moussons.—La terre des Hottentots.

Notre départ allait avoir lieu, nous en faisions les préparatifs à bord, quand il y arriva un canot du pays, portant un jeune soldat en uniforme. J'étais de service; le soldat s'avança vers moi en faisant le salut militaire, et il me présenta un ordre d'embarquement. J'avais déjà reconnu Céré; la joie brillait sur son visage. «Je n'avais pas voulu vous en parler, me dit-il; mais j'ai enfin décidé mon père, et me voici; accordez-moi cinq minutes dans votre chambre; je vous raconterai tout; je satisferai aux étreintes de l'amitié; je ne serai plus ensuite que soldat, et je ne vous connaîtrai que du nom de lieutenant.» Les premières formalités d'inscription du nouvel arrivé sur les rôles aussitôt remplies, je le conduisis dans ma chambre, où je lui dis que je le devinais, que je l'admirais et que je l'écoutais. Il me dit que sa carrière administrative lui répugnait plus que la mort; que dût-il rester soldat, il ne regretterait jamais d'avoir changé la plume pour l'épée; que la vie douce, parsemée de soi-disant plaisirs, qu'on lui faisait chez son père, lui était insupportable; que le désespoir s'emparait de son âme toutes les fois qu'il nous voyait partir pour nos courses périlleuses; enfin, que sa famille ayant consenti à lui laisser souscrire un engagement, et ayant obtenu son embarquement du capitaine général, il se trouvait au comble de ses vœux. Nous nous embrassâmes étroitement, l'attendrissement au cœur, les larmes aux yeux; et le noble jeune homme prit place parmi les autres soldats, remplit dignement ses devoirs, supporta les duretés de la navigation avec courage et ne chercha jamais à se prévaloir de nos relations pour obtenir le moindre adoucissement aux rigueurs de sa position.

Un jour même, par mauvais temps, pendant mon quart, une lame l'avait entièrement couvert et inondé; je m'approchai de lui pour le prier de venir, après le quart, passer quelques moments dans ma chambre, et je lui dis qu'il y trouverait du vin chaud et des paroles d'amitié. Céré se redressa, mit la main à son bonnet de police, et, parodiant le vers qui avait fait tressaillir le grand Condé d'admiration, le vers le plus romain qui soit jamais sorti du cœur d'un poète, il me répondit austèrement:

Je suis simple soldat, je ne vous connais plus.

La réplique de Curiace:

Je vous connais encore!

est empreinte d'une profonde sensibilité; cependant elle ne me parut pas suffisante, pour rendre ce que j'éprouvai.

J'aurai l'occasion de revenir sur ce modèle du plus généreux enthousiasme.

Après que l'ancre fut levée, le commandant venant à ordonner des manœuvres de l'appareillage, le silence avec lequel l'équipage obéissait habituellement fut troublé par un léger bruit qui devint un murmure, et qui, grossissant par degrés, comme le vent précurseur de la tempête, éclata en cris tumultueux et en refus d'exécuter les ordres donnés, si les parts de prises, du reste légitimement gagnées, et injustement retenues dans la colonie, n'étaient pas distribuées. Une cinquantaine de mutins, à l'instigation, sans doute, des fauteurs de désordre de l'Île-de-France, avaient monté ce complot, et ils espéraient entraîner l'équipage entier qui, peut-être, n'attendait, pour se décider, que la manière dont ce coupable essai réussirait. La position de chefs, placés entre le désir de faire leur devoir et le sentiment de l'équité d'une réclamation qui ne pèche que par la forme, est bien pénible, et il n'y a que sous des Gouvernements pareils à ceux qui nous régissaient alors, que de semblables injustices peuvent exister et produire de telles conséquences.

M. Bruillac fut admirable en cette circonstance; il sortit son sabre du fourreau; il s'élança sur le groupe rebelle, et sans donner à qui que ce soit le temps de se revoir: «Obéissez, dit-il, ou je n'épargne personne; vous me jetteriez à la mer cent fois avant que je reculasse devant la révolte.» Déjà il était entouré de tous les officiers; leur attitude dévouée, les regards foudroyants la figure indignée de Delaporte, par-dessus tout la résolution soudaine du commandant, son maintien ferme, glacèrent les cœurs de ces malheureux, et l'ordre se rétablit. Un conseil de guerre atteignit ceux que l'on reconnut être à la tête de la trame; mais l'indulgence naturelle de M. Bruillac fit atténuer les peines; et ce mélange de force, de légalité, de clémence, apaisa les esprits pour toujours.

En reprenant son porte-voix pour continuer l'appareillage, le commandant me demanda si je persistais à penser qu'il était convenable de jamais chercher à affaiblir la force morale d'un chef, et si l'union complète d'un état-major n'était pas indispensable pour le bien général, ainsi que pour la sécurité des officiers... Achevant ensuite ses commandements, il ne me donna pas le temps de répondre; mais j'entendis une voix intérieure qui disait: «Brave homme que vous êtes, par quelle fatalité avez-vous donc consenti vous-même à diminuer cette force morale, en acceptant l'augmentation illégale que vous accorda l'amiral, lorsque vous pouviez, en vous montrant le défenseur de vos subordonnés, gagner leurs cœurs sans retour.» Vraiment le cœur de l'homme est un tissu de contradictions.

Nous nous dirigeâmes vers les îles Seychelles, et nous jetâmes l'ancre sur la rade de la principale d'entre elles, qui porte le nom de Mahé de la Bourdonnais, du fondateur de la colonie de l'Île-de-France, de celui qui vainquit sur mer et mit en fuite l'amiral Boscawen, qui vainquit sur terre et prit Madras, de celui enfin, qui devint victime de la jalousie de Dupleix. Dupleix fut un autre puissant génie, dont l'influence donna aux Anglais beaucoup d'ombrage dans l'Inde, balança longtemps leur crédit auprès des souverains de ces riches contrées, mais qui eut le malheur de ne pas pouvoir ouvrir les yeux, quand il s'agissait du mérite de son illustre rival.

Nous n'avions, à Mahé[141], d'autre but que d'y faire reconnaître l'empereur, qui s'en laissa ensuite déposséder, malgré l'importance de la position. Depuis de longues années M. de Quincy en était le gouverneur; la Révolution avait laissé ce galant homme ignoré dans ces îles lointaines qu'il régissait en père, et qu'en dépit des orages de la politique, il conservait, en bon Français, à la métropole. Il tenait son mandat de Louis XVI; l'amiral le lui renouvela au nom de Napoléon. C'était un homme de l'ancienne cour, d'une politesse exquise, de manières on ne peut plus distinguées, et qui nous reçut à bras ouverts. Il pleura d'attendrissement en revoyant des vaisseaux, des canons, des uniformes; et la noblesse de son maintien, la dignité de sa parole, convertirent bientôt en enthousiasme le ridicule que la jeunesse attache si facilement à l'antiquité de la mise ou à des habitudes surannées.

Entr'autres curiosités des Seychelles, on remarque l'oiseau-feuille, très petit animal, dont les ailes ressemblent exactement aux feuilles des arbres sur lesquels il se complaît, et les œufs à des graines de fleurs; le coco de mer, d'une configuration renommée; la tortue de terre, à l'écaille si belle, et les chauve-souris, gibier vraiment exquis du pays; elles y abondent à la petite île Sainte-Anne, vers laquelle, un beau matin, avant le jour, nous nous acheminâmes pour en faire une ample provision. Excepté M. Moizeau et l'officier de service, tout l'état-major était dans le canot.

Du moment où nous quittâmes le bord, un énorme chagrin se mit à nous suivre. Ce poisson est un requin parvenu à un âge avancé; sa voracité est très redoutée des nègres, dont il chavire les pirogues d'un coup de queue et qu'il dévore ensuite. Ceux-ci, à l'approche du terrible animal, n'ont de chance de se soustraire à son quintuple râtelier de dents cruelles qu'en lui jetant du poisson par intervalles, et qu'en l'occupant ainsi avec le produit de leur pêche, pendant qu'ils dirigent leur frêle esquif vers le rivage, afin d'y trouver leur salut. Notre embarcation était trop grande pour appréhender le sort des pirogues; nous nous amusions donc, sans inquiétude, à suivre, des yeux, le sillage du chagrin, qui faisait scintiller la mer phosphorescente de ces parages, et à lui tirer des coups de fusil; mais le plomb ne faisait qu'effleurer sa peau, employée en Europe, par les menuisiers, pour polir les bois, ou, par les tabletiers, pour couvrir certains étuis. Tout à coup le canot touche sur un banc, échoue et s'incline tellement que si l'on n'avait pas mis autant de diligence à piquer les avirons dans le sable, pour nous contre-buter à force de bras, c'en était fait de plusieurs d'entre nous. Le monstre nous crut à lui; car la dense atmosphère où vivent les poissons n'étouffe pas leur intelligence; il rôda, s'agita, s'éleva à l'aide de ses nageoires... la moindre fausse position nous perdait; aussi nous ne fîmes pas un seul mouvement! Delaporte était là, commandant l'immobilité par sa parole, inspirant la sécurité par sa présence, forçant à la soumission par son ascendant. Le jour se fit attendre; il vint enfin... La frégate nous vit, envoya la chaloupe et des grappins pour nous retirer du banc, car elle ne nous croyait qu'échoués; et nous pûmes joyeusement aller faire la guerre aux chauves-souris.

Cependant un autre danger nous attendait à l'île Sainte-Anne; ce furent les caïmans, dont nous troublâmes, sans le savoir, le soin des femelles qui, alors, couvaient leurs œufs dans un petit marais desséché et couvert de roseaux. Quelques indigènes accoururent vers Puget et moi, en nous voyant nous engager dans ce lieu d'un péril imminent: il était plus que temps; les roseaux frémissaient déjà du bruit de ces bêtes féroces qui s'épouvantaient, et qui n'allaient pas tarder à s'élancer vers nous! Voilà des chauves-souris qui manquèrent nous coûter bien cher, et il en est bien souvent, ainsi, de beaucoup de parties d'agrément, soit immédiatement, soit par les suites; presque toujours la peine passe le plaisir.

Nous visitâmes les îles d'Anjouan[142]; nous allâmes ensuite croiser à l'entrée de la mer Rouge, près du cap Guardafui, de l'île de Socotora[143], puis, sur la côte de Malabar, devant Bombay, devant Surate[144]; mais nous n'y rencontrâmes rien. Les bâtiments de commerce anglais, devenus méfiants, ne se hasardaient guère plus sans escorte; perdant beaucoup, il est vrai, par les lenteurs de cette manière de naviguer, mais s'y assujettissant pour ne pas s'exposer à être pris.

Il m'arriva, dans ces courses, un événement fait pour marquer dans la carrière d'un officier, et qui fut pour moi une époque caractérisée de transition. La Belle-Poule avait ordre, la nuit surtout, de se tenir à portée de voix du Marengo, ce qui exigeait, de notre part, une attention très soutenue. Étant de quart, je me relâchai, sans doute, de cette attention, car la frégate s'élançant vers le vaisseau, je n'en fus averti que par le bruit des pas des matelots, alors à dîner sur le pont, et qui, s'apercevant du mouvement avant moi, s'étaient, en partie, levés. Il fallait manœuvrer, manœuvrer vite, et être bien secondé pour ne pas aborder le Marengo. L'équipage ne pouvait voir ici aucun danger personnel; mais il reconnut promptement qu'il y aurait lieu à reproches, à punition pour moi; enfin, c'était une de ces circonstances où la réputation, l'avenir d'un officier sont entre les mains de ses subordonnés; ne soyez point aimé, ils obéissent de manière à vous perdre; soyez chéri, rien ne les arrête; ils arracheraient des montagnes de leurs fondements! À peine la série pressée de mes commandements sortit-elle de mon porte-voix que l'équipage se précipita, renversa le dîner ou ses apprêts, et, comme par enchantement, tout fut exécuté. C'est un des plus beaux moments de ma vie; cet empressement unanime, cet élan spontané, cette intention manifeste de me tirer d'un mauvais pas, me touchèrent tellement qu'au seul souvenir j'en suis encore tout ému.

Au commencement de la campagne, j'avais adopté le système d'une rigidité qu'on avait souvent essayé de faire fléchir et dont ni Delaporte ni M. Le Lièvre ne m'avait encore entièrement guéri. C'est l'arme des jeunes officiers, c'est encore celle des chefs qui ne savent se faire obéir que la menace à la bouche, que le règlement à la main, que le châtiment pour conclusion. Certainement il faut des moyens coercitifs pour parer à tous les cas, pour venir au secours de ceux qui ne peuvent pas commander autrement; car la façon d'inspirer confiance dans la supériorité de ses lumières ou de sa position ne s'apprend ni ne s'acquiert: c'est un don de la nature; c'est le plus grand, peut-être, qu'elle puisse faire à un homme; heureux celui à qui elle départit une faveur si précieuse, car il lui suffit de parler, et chacun s'incline avec respect. Rollin l'a bien dit, qu'il fallait convaincre ceux à qui l'on commande, que l'on sait mieux qu'eux ce qui leur est utile; et il ajoute que c'est de ce principe que part la soumission aveugle du marin pour le pilote, du voyageur pour le guide, du malade pour le médecin. Que j'eusse abordé le vaisseau, que j'eusse contrarié l'expédition, que mon nom eût pu être cité avec un blâme mérité, j'avais un sentiment trop exalté de mes devoirs, et c'est ainsi que l'on sert bien, pour ne pas donner ma démission! Ce malheur ne m'arriva pas, grâce seulement à l'heureuse disposition des matelots, et j'en retirai un grand avantage, celui de connaître leur affection pour moi; aussi, achevant de me dépouiller pour toujours de toute forme acerbe, je pus, n'ayant que vingt-trois ans, ne plus leur parler que comme un ami, ou user envers eux, quand mon cœur m'y portait, d'une indulgence pour leurs fautes, dont, quelque temps auparavant, je me serais bien gardé. Il est rare que, depuis lors, j'aie employé les jurements ou que je me sois servi d'un ton plus élevé que celui de la conversation, ou enfin que j'aie fait usage du tu, beaucoup moins persuasif que le vous, moins bienveillant, moins honorable, moins correct, moins sonore, moins conforme en un mot à la bonne éducation où toujours un officier trouvera son meilleur appui. Un subordonné abruti paraît quelquefois, je le sais, surpris de ces manières, de cette forme de langage auxquelles il n'est pas habitué; peut-être se sent-il, d'abord, disposé à n'en tenir aucun compte; mais, quand la phrase est répétée avec assurance, qu'elle est soutenue par un regard décidé, le mauvais vouloir disparaît, la dignité de l'homme se relève, et une machine obéissante devient un instrument intelligent, dont le dévouement est à jamais acquis.

Outre le quart, c'est-à-dire le commandement de la manœuvre dont sont chargés, à bord des vaisseaux, les lieutenants de vaisseau, à bord des frégates, les lieutenants de vaisseau et les enseignes; outre le quart, dis-je, chaque officier d'un bâtiment est investi de certains détails, et, précisément, j'étais l'officier de manœuvre. C'est celui qui est choisi par le capitaine pour faire exécuter les ordres, qu'il donne, lui-même, d'une manière générale, dans les occasions où il commande sur le pont et où tout le monde est à son poste. L'abordage, que j'avais si heureusement évité, me donna beaucoup d'aplomb dans mes fonctions d'officier de manœuvre; or j'en avais besoin; car M. Bruillac avait souvent la bonté de me dicter ses ordres très en grand; il se retirait ensuite, s'en reposant sur moi de leur entière exécution.

Le poste de M. Moizeau, second à bord, était marqué par les règlements, ainsi que celui de Delaporte, le premier des autres officiers; l'un, sur le gaillard d'avant, l'autre commandant de la batterie; parmi les autres officiers, le capitaine choisit celui de manœuvre, et je l'étais, même avant que Giboin et M. L..., mes anciens, eussent quitté la frégate. J'ai déjà dit qu'en outre j'étais chargé de l'instruction des aspirants, dont je m'occupais assidûment, ainsi que des observations astronomiques, qui faisaient mes délices; et, comme M. Bruillac m'avait, de plus, confié la direction des signaux, et que notre navigation avec l'amiral rendait cette tâche assez pénible, il m'avait offert de me soulager de mon quart, se proposant de le faire commander par un de nos aspirants. Je m'étais refusé à cette offre; car, regardant l'accomplissement du quart comme la pierre angulaire de l'instruction et de la réputation d'un officier, je ne voulais pas que la malveillance pût s'emparer de mon désistement, comme d'un éloignement recherché pour ce qu'il y avait de plus rigoureux dans le métier; ou qu'elle pût avoir le prétexte d'arguer, qu'il y avait, de ma part, incapacité soit de corps, soit d'esprit; et j'eus le bonheur bien rare, dans cette campagne entière si longue, si variée, si pénible, si hérissée d'événements difficiles, de n'avoir jamais manqué un seul quart; pas un motif, pas une indisposition, ne vint jamais entraver ma résolution.

Nous visitâmes les abords des îles Laquedives[145], des îles Maldives[146], le point de reconnaissance de Malique[147]; et, nous rapprochant ensuite de Trinquemalé[148], pris par M. de Suffren pendant la guerre de l'Indépendance des États-Unis[149], nous aperçûmes, non loin de la côte, deux beaux vaisseaux de la Compagnie. La Belle-Poule se précipita, avec la supériorité de marche qu'elle possédait, sur eux, ainsi que sur le Marengo. Il s'agissait de leur couper la terre, ce qui retardait, mais assurait le moment de la capture; l'amiral, n'en jugeant pas ainsi, nous signala de virer de bord, et de virer, comme il est vrai que l'indique la tactique pour atteindre un navire chassé en pleine mer, dans le plus court espace de temps. Les signaux furent même si minutieusement réitérés que M. Bruillac prétendit qu'il devait y avoir erreur, ou qu'on était trop loin pour pouvoir les bien distinguer, et il suivit ses premières inspirations. Il vit bientôt qu'il était un peu tard, car le plus avancé des deux Anglais se jeta à la côte; le second allait l'imiter, lorsque M. Bruillac s'imagina de faire tirer dessus à toute volée. Vu l'éloignement, personne à bord ne croyait à l'efficacité de cette bordée; cependant telle était l'adresse, l'habileté de nos canonniers que cinq boulets frappèrent le vaisseau de la Compagnie qui, craignant le retour d'un avertissement aussi significatif, laissa arriver sur nous pour se faire amariner. C'était le Brunswick, que nous expédiâmes, en lui donnant pour premier rendez-vous la baie du Fort-Dauphin (île de Madagascar) et False-bay pour le second. Nous continuâmes notre croisière à l'ouverture de la mer de l'Inde que nous traversâmes, dans le voisinage des îles de Sumatra, Andaman, de Java; nous filâmes ensuite vers la Nouvelle-Hollande, et, comme aux environs du Tropique nous remettions le cap à l'ouest, nous nous trouvâmes, par un temps de brume, à portée de canon de onze bâtiments anglais, que nous prîmes d'abord pour onze vaisseaux de la Compagnie; l'amiral eut, ici, la résolution qui lui avait manqué en Chine; aussi le feu fut-il bientôt engagé à portée de pistolet.

Notre artillerie faisait voler en éclats la boiserie ainsi que les ornements sculptés de ces navires, qu'elle foudroyait; ceux-ci pliaient, et ils ne se rendaient pourtant pas; leurs canons n'étaient pas très bien servis; mais trois mille hommes de troupes qu'ils portaient entretenaient un feu de mousqueterie parfaitement nourri.

Nos voiles en furent criblées; le commandant Bruillac et moi principalement, qui étions élevés sur le banc de manœuvre, nous eûmes nos habits et nos chapeaux percés en plusieurs endroits.

Malgré cette résistance, nous espérions avoir raison du convoi, car tout fuyait ou semblait fuir; nous poursuivions la chasse, faisant feu des deux bords, quand, tout à coup, un grand vide parvient à se former au milieu de tous ces navires, et, semblable à ces guerriers vêtus de toutes armes qui, dans les batailles anciennes, surgissaient tout à coup, au plus fort de la mêlée, resplendissants de valeur et d'éclat, paraît, isolé, un beau vaisseau anglais de 74. Il escortait les dix autres bâtiments, dont tous les efforts, jusque-là, avaient tendu à dégager son travers pour qu'il pût faire jouer ses batteries contre nous. L'intrépide Bruillac ne balança pas à l'attaquer; mais, unissant le talent au courage, il prit de si bonnes positions, relativement à la fraîche brise qui soufflait, qu'il le canonna pendant une demi-heure sans qu'aucun de ses boulets pût nous atteindre. L'amiral n'avait pu voir immédiatement avec qui la Belle-Poule avait nouvellement affaire; quand il s'en aperçut, il se trouvait un peu sous le vent; il jugea la partie trop inégale; il nous signala très sagement de le rejoindre, et nous quittâmes ce dangereux voisinage.

C'est dans de semblables occasions que je m'estimais heureux d'être l'officier de manœuvre qui est le confident naturel des conceptions du chef. Mon instruction gagnait beaucoup à être témoin de tout; mon jeune cœur s'enflammait à l'aspect de ces inspirations belliqueuses de notre commandant, qui m'enseignait, par l'exemple, ce que la présence d'esprit et la prudence peuvent ajouter d'effet au courage.

Vis consilî expers mole ruit sua;
Vim temperatam di quoque provehunt
In majus (Horace).

Nous sûmes, par la suite, que ce pauvre vaisseau, si malheureux dans l'envoi de ses boulets, était le Blenheim; qu'il conduisait, dans l'Inde, un convoi de troupes européennes pour le service des colonies asiatiques, que nous lui avions tué une quarantaine d'hommes, et qu'il avait été censuré pour son échec contre nous. Cette censure, en réalité, était une couronne décernée à M. Bruillac.

Nous avions repris notre direction vers le Fort-Dauphin. J'avais, un soir, prolongé, assez avant dans la nuit, quelques calculs de position, et j'étais monté sur le pont pour prendre l'air avant de me coucher. Delaporte était de quart. «Elle est cependant là, lui dis-je, là, sous Acharnar» (brillante étoile qui ne se lève jamais pour les habitants de l'Europe). Elle est même assez près, et il n'est que trop vrai que nous ne la reverrons pas.»—Delaporte me demanda de quoi je parlais.—«De la ravissante Île-de-France, lui répondis-je, terre riante de plaisirs, objet réel de mes regrets!—Enfant, me dit Delaporte, ne venez-vous ici que pour me faire partager vos préoccupations...? Allez, allez, dans votre chambre, dormez, et laissez-moi veiller en paix à la manœuvre du bâtiment!» Je descendis; mais je vis bien que mon sage ne pensait pas sans émotion que le cap que nous tenions allait bientôt nous éloigner du pays enchanteur, où nous avions passé de si beaux jours. Quant à Céré, il n'en témoignait aucun mécontentement; il voulait servir; il servait; tout s'abaissait devant cette idée.