Venaient ensuite, par rang de grade et d'âge, Hugon et Saint-Brice; Hugon[74] avait quelque chose de Moreau, beaucoup de Verbois, mais par-dessus tout un sang-froid admirable, toute l'activité possible, une persévérance à toute épreuve, une audace dans le danger que rien ne pouvait arrêter, et, avec cela, une gaieté charmante, très convenablement assaisonnée de malice et de bonté. J'ai longtemps navigué avec lui; je lui ai toujours dit que la Marine n'aurait jamais de meilleur officier que lui, et je ne me suis pas trompé; il l'a prouvé partout, particulièrement à Navarin[75], à Alger[76] et à Lisbonne[77]. Il est aujourd'hui contre-amiral[78], et, pour moi, c'est toujours un frère.

Quant à Saint-Brice, c'était l'amabilité personnifiée; mais il avait tous les penchants vicieux, tous les goûts absurdes de la jeunesse, quand elle est trop livrée à elle-même, et une horreur innée pour le travail ou l'étude. Jamais mémoire ne fut plus heureuse, esprit plus vif, intelligence plus parfaite! Que d'avenir il y avait dans ce jeune homme, s'il avait pu se soumettre à une vie régulière et appliquée! mais cette faiblesse de ne pouvoir résister à aucun de ses désirs le portait à mille désordres. Quelquefois il nous entraînait nous-mêmes; mais jamais nous ne pouvions le ramener à nous. Enfin, jeune encore, il est mort victime de ses excès.

Tels étaient les plus remarquables des camarades que j'avais sur le Dix-Août, et nous nous serrions fortement les uns contre les autres pour résister aux tribulations que nous avions à supporter de la plupart des officiers du temps, et à l'injustice, à l'insouciance du Gouvernement d'alors. Les équipages étaient à peine vêtus, à peine nourris; les vivres étaient de qualité inférieure, les bâtiments mal tenus; on ne payait enfin ni traitement de table, ni solde, à tel point qu'il a existé des vaisseaux où les aspirants n'avaient qu'une capote pour eux tous; c'était celui de quart ou de corvée qui en avait la jouissance momentanée. À cet âge, on supporte tous ces désagréments assez bien. Mais les matelots, qui sont souvent mariés et dont les familles mouraient de faim, ne le prenaient pas aussi philosophiquement; or ceci augmentait encore la difficulté de notre position. Par la suite, l'empereur mit ordre à tout cela, et il fit même remettre une partie de l'arriéré; quant au reste, il n'a jamais été restitué, et aujourd'hui il y a prescription. Ces sommes n'ont pas été perdues pour tout le monde. Gardez-les, vous qui les avez; mais, en grâce, n'y revenez pas, et laissez-nous en paix.

Cependant M. de Bonnefoux me fit appeler un jour et me dit que le général Bernadotte (aujourd'hui roi de Suède), en mission à Brest, et qui logeait dans son hôtel, avait perdu un jeune aide de camp, qu'il l'avait prié de lui désigner un officier pour le remplacer, et il ajouta: «Vous pouvez être cet officier, car il est facile, en ce moment, de passer de la Marine dans l'infanterie. Si vous acceptez, vous serez capitaine à vingt ans, colonel probablement à vingt-cinq; et si la guerre dure et que vous surviviez à vos camarades, vous pourrez, en vous distinguant, être général à trente. Je vous donne vingt-quatre heures pour vous décider.» Je sentais bien que, sous le rapport de l'avancement, il y avait avantage, comme il y en aura toujours à servir dans le corps le plus nombreux, le plus utile au pays; je comprenais qu'en France ce corps était l'infanterie; je voyais bien clairement que, dans cette arme, où les droits de l'ancienneté, d'accord avec la justice, portent au grade d'officier une grande quantité de sergents-majors et de sergents, ceux-ci n'avancent guère plus ensuite qu'à leur tour, tandis que le choix se porte naturellement toujours sur ceux qui ont fait des études, qui proviennent des Écoles et qui paraissent presqu'exclusivement destinés, par la force des choses, à devenir officiers supérieurs; il était clair pour moi que, dans la Marine ou dans les autres corps spéciaux, tous les officiers étant instruits, tous avaient les mêmes chances d'avancement au choix; enfin je connaissais l'éclat des services du général Bernadotte; mais je réfléchis, d'un autre côté, que, parent de M. de Bonnefoux, qui, par des embarquements de choix, me mettrait en évidence, et décidé à bien travailler, à beaucoup naviguer, je pourrais faire d'assez grands pas dans ma carrière; songeant, par-dessus tout, au chagrin de quitter ce digne parent, mes bons camarades et des travaux vivement poursuivis, je me décidai et je refusai. À quoi tient une existence? qui peut dire à présent où je serais? mais peu importe, sans doute, car je ne me trouverais pas, en ce moment, plus heureux que je ne le suis.

J'eus, bientôt après, un assaut du même genre à soutenir. Le Ministre, ayant ordonné une mission scientifique sur les côtes de la Nouvelle-Hollande[79] et ayant obtenu des passeports de paix pour les deux bâtiments qui devaient en être chargés, avait désigné, parmi les aspirants de l'expédition, Moreau, à cause de son instruction supérieure, et moi, pour mon brillant examen. Toutefois l'option était laissée à chacun. Moreau accepta sans balancer, car il n'avait pas encore navigué, et il brûlait de s'exercer, de commander, et d'arriver à un grade assez élevé pour pouvoir, un jour, diriger ses talents, son influence et son bras vers le but éternel de ses volontés: une révolution nouvelle dans sa patrie, dont il était incessamment préoccupé. M. de Bonnefoux lui remit son ordre d'embarquement, en chef qui estimait un si noble jeune homme; et, avec une grâce infinie, il y ajouta le don d'un instrument nautique appelé sextant, qui l'avait accompagné dans toutes ses campagnes. L'ardent Moreau partit donc et revint de cette longue campagne, marin consommé, bientôt enseigne de vaisseau[80], bientôt lieutenant de vaisseau, et chacun applaudissait. Malheureusement une balle vint l'atteindre sur la Piémontaise, où il était commandant en second. Balle funeste, mais qui inspira une résolution sublime! Moreau prévoit que sa frégate succombera dans le combat inégal qu'elle soutient; il sent que sa blessure brise sa carrière... Lui, prisonnier, lui, arrêté dans ses vastes projets; lui, voir l'Anglais triomphant commander à sa place; lui, mourir peut-être lentement de sa blessure, non, ce n'est pas possible!... Plutôt mille fois une mort immédiate!.. Il appelle donc un matelot dévoué, et, recueillant ses forces pour dominer, de la voix, le bruit de l'artillerie, il lui ordonne de le jeter à la mer. Le matelot recule épouvanté, et veut le faire porter au poste des blessés; mais l'ordre est réitéré; et tel était l'ascendant de ce caractère vraiment surhumain que le matelot s'approche, détourne les yeux, et, avec une pieuse résignation, il obéit. «Merci, dit Moreau, vous êtes un véritable ami...»

Après avoir raconté cette catastrophe, il me reste à peine assez de mémoire, assez de force, pour dire que la mission à laquelle le Ministre me rattachait, étant une mission de paix, je ne voulus pas en faire partie, quoique le grade d'enseigne de vaisseau fût certain pour moi, à une époque rapprochée, et, malgré le lustre que de telles campagnes font rejaillir, toute la vie, sur un officier; mais je ne croyais pas convenable de devenir enseigne, en temps de guerre, sans avoir vu le feu; je préférai donc en chercher les occasions, et cette considération me décida.

CHAPITRE III

Sommaire: Je suis nommé second du cutter le Poisson-Volant, puis je reviens sur le Dix-Août.—Ce vaisseau est désigné pour faire partie de l'escadre du contre-amiral Ganteaume, chargée de porter des secours à l'armée française d'Égypte.—L'escadre part de Brest.—Prise d'une corvette anglaise en vue de Gibraltar.—Les indiscrétions de son équipage.—Le surlendemain, le Jean-Bart et le Dix-Août, capturent la frégate Success, qui ne se défend pas.—Chasse appuyée par le Dix-Août au cutter Sprightly.—Je suis chargé de l'amariner.—L'amiral change brusquement de route et rentre à Toulon.—Le commandant Bergeret quitte le commandement du Dix-Août; il est remplacé par M. Le Goüardun.—Mécontentement du premier Consul.—Ordre de partir sans retard.—L'escadre met à la voile.—Abordage du Dix-Août et du Formidable, dans le sud de la Sardaigne.—Graves avaries.—Relâche à Toulon.—L'amiral reçoit l'ordre de participer à l'attaque de l'île d'Elbe. Bombardement des forts.—Assaut.—Je commande un canot de débarquement.—Soldat tué par le vent d'un boulet.—Prise de l'île d'Elbe.—L'amiral Ganteaume débarque ses nombreux malades à Livourne.—Il fait passer ses 3.000 hommes de troupes sur quatre de ses vaisseaux et renvoie les trois autres sous le commandement du contre-amiral Linois.—Le moral des équipages et des troupes.—Le premier Consul accusé d'hypocrisie.—Digression sur le duel.—L'escadre passe le détroit de Messine, et arrive promptement en vue de l'Égypte.—À la surprise générale, l'amiral ordonne de mouiller et de se préparer à débarquer à 25 lieues d'Alexandrie.—Apparition de deux bâtiments anglais au coucher du soleil.—L'escadre appareille la nuit.—Un mois de navigation périlleuse sur les côtes de l'Asie-Mineure et dans l'Archipel.—Retour sur la côte d'Afrique, mais devant Derne.—Nouvel ordre de débarquement et nouvelle surprise des officiers.—Verbois, Hugon et moi, nous commandons des canots de débarquement.—À 50 mètres du rivage, l'amiral nous signale de rentrer à bord.—Fin de nos singulières tentatives de secours à l'armée d'Égypte.—Retour à Toulon.—Souffrance des équipages et des troupes.—La soif.—Rencontre à quelques lieues de Goze, du vaisseau de ligne de 74, Swiftsure.—Combat victorieux du Dix-Août contre le Swiftsure.—Pendant le combat, je suis de service sur le pont, auprès du commandant.—Mission dans la batterie basse.—Le porte-voix du commandant Le Goüardun.—Le point de la voile du grand hunier.—Paroles que m'adresse le commandant.—Capture du Mohawk.—Arrivée à Toulon.—Grave épidémie à bord de l'escadre et longue quarantaine.—La dysenterie enlève en deux heures de temps mon camarade Verbois couché à côté de moi dans la Sainte-Barbe.—Je le regrette profondément.—Fin de la quarantaine de soixante-quinze jours.—Le commandant Le Goüardun demande pour moi le grade d'enseigne de vaisseau.—Histoire de l'aspirant Jérôme Bonaparte, embarqué sur l'Indivisible.—Les relations que j'avais eues avec lui à Brest, chez Mme de Caffarelli.—Après la campagne, il veut m'emmener à Paris.—Notre camarade, M. de Meyronnet, aspirant à bord de l'Indivisible, futur grand-maréchal du Palais du roi de Wesphalie.—Paix d'Amiens.—Le Dix-Août part de Toulon pour se rendre à Saint-Domingue.—Tempête dans la Méditerranée.—Naufrage sous Oran, d'un vaisseau de la même division, le Banel.—Court séjour à Saint-Domingue.—Retour en France.—À mon arrivée à Brest, M. de Bonnefoux me remet mon brevet d'enseigne de vaisseau.—Commencement de scorbut.—Histoire de mon ancien camarade Sorbet.—Congé de trois mois. Séjour à Marmande et à Béziers.—L'érudition de M. de La Capelière.—Je retourne à Brest, accompagné de mon frère, âgé de quatorze ans, qui se destine, lui aussi à la marine.

Les campagnes de Bertheaume étaient trop insignifiantes pour que M. de Bonnefoux me les laissât faire longtemps; il me fit donc passer sur le cutter le Poisson-Volant, destiné à protéger nos convois dans la Manche, et il m'y embarqua comme commandant en second. Je craignis, d'abord, d'être embarrassé de tant d'autorité; mais tout allait assez bien, lorsque sept vaisseaux furent désignés par le consul Bonaparte pour aller porter des secours à l'armée qu'il avait abandonnée en Égypte. Le Dix-Août étant un de ses vaisseaux, j'y retournai avec empressement. J'y retrouvai mes anciens camarades, moins Moreau, mais plus Louin et Desbois, deux très bons jeunes gens de La Guerche[81]. Louin se retira du service, à la paix d'Amiens. Desbois a péri dans ses navigations, victime du climat des colonies; tu vois que la mort a terriblement moissonné dans nos rangs.

Cette armée d'Égypte était dans un état déplorable. Kléber, qui en avait pris le commandement après le départ de Bonaparte, avait été assassiné. Menou, qui l'avait remplacé, n'avait pas ce qu'il fallait pour remonter le moral d'hommes courroucés de l'abandon de leur premier général; et les généraux en sous-ordre, consternés de la mort de Kléber, ne pouvaient s'accorder ni entre eux, ni avec Menou, et ils revenaient en France dès qu'ils le pouvaient. Les vivres, les vêtements, les armes, les munitions, tout manquait, en Égypte, à nos soldats; le pays était en hostilité permanente; les ports étaient bloqués par des vaisseaux anglais; enfin, une armée de cette nation, débarquée sur le sol africain, faisait cause commune avec le pays.

Dans cet état, sept vaisseaux portant 3.000 hommes de troupes étaient bien peu de chose; aussi crut-on que le Consul voulait, seulement, paraître se rappeler ses compagnons d'armes. Ces vaisseaux étaient commandés par le contre-amiral Ganteaume[82] montant l'Indivisible, et ayant sous ses ordres le contre-amiral Linois[83], montant le Formidable, de 80 canons comme l'Indivisible[84].

Sous Gibraltar, nous fûmes aperçus par des navires garde-côtes anglais. Dès le lendemain, au point du jour, une corvette anglaise se trouva à portée de canon de notre escadre. Elle ne résista pas et fut prise. Quelques indiscrétions nous firent savoir qu'à notre apparition le commandant de Gibraltar avait expédié ce bâtiment et deux autres qui étaient prêts, pour porter, dans toute la Méditerranée, la nouvelle de notre présence dans cette mer. Les deux autres bâtiments étaient la frégate Success et le cutter Sprightly. Admirons, toutefois, notre heureuse étoile. Le surlendemain, nous rencontrâmes la frégate que, malgré sa marche distinguée, le Jean-Bart et le Dix-Août atteignirent et réduisirent promptement; car elle ne se défendit en aucune manière; et, peu après, le Dix-Août aperçut et chassa le cutter.

D'abord il nous gagna et sembla devoir nous échapper. Le commandant Bergeret prévit que le temps faiblirait dans la soirée, qu'alors le Sprightly serait en calme, tandis que nos voiles hautes, beaucoup plus élevées que les siennes, porteraient encore. Il persista donc, et il fit bien, puisque, avant la nuit, ce bâtiment était à nous. J'y fus envoyé pour l'amariner; mais, comme l'amiral ne voulut pas l'adjoindre à son escadre, il l'expédia pour Malaga; ainsi je n'en gardai pas le commandement; ce fut un chef de timonerie qui fut chargé de cette mission de quelques heures.

Qui n'aurait cru, d'après cela, que nous allions continuer notre route avec diligence et sécurité? Il n'en fut pas ainsi: trois voiles furent vues, un soir, qui ne furent ni chassées ni reconnues, et que nous ne revîmes pas le lendemain. Leur aspect fit changer les projets de l'amiral, qui prit, aussitôt, la direction de Toulon, où il arriva[85], et où il fut abandonné par deux capitaines, étonnés sans doute de cette rentrée. M. Bergeret était l'un d'eux. Quel vide il nous laissa et comme je le regrettai! Toutefois il fut remplacé par M. le Goüardun[86], homme du monde, peu marin, mais très brave, très poli, très spirituel. Avant de quitter définitivement son bord, le commandant Bergeret nous fit appeler, Hugon et moi, pour nous embrasser et nous faire un cadeau d'adieu. Le mien fut le hamac de matelot dans lequel le commandant Bergeret couchait habituellement et quelques Essais sur la tactique navale, qu'il avait écrits pendant la campagne de Bruix.

Par l'un, il semblait me dire qu'un marin ne devait jamais être assez bien couché pour que la vigilance lui fût difficile; et, par son manuscrit, que, quels que fussent les devoirs que l'on eût à remplir, il fallait disposer l'emploi de son temps, de manière à pouvoir toujours donner quelques moments à l'étude. Excellentes leçons, et que je n'ai point oubliées; heureux de les avoir reçues d'un tel chef!

Bonaparte se montra mécontent de notre relâche, et il fallut partir presqu'aussitôt[87]. Nous naviguions, à dix heures du soir, dans le sud de la Sardaigne; je travaillais, à la lueur du fanal de la Sainte-Barbe, à quelques calculs nautiques avec Hugon, lorsqu'au milieu d'une violente secousse, un bruit effroyable se fit entendre: «Du canon», me dit Hugon; «Oui», lui répondis-je, «ou bien un abordage»; et déjà nous étions sur le pont. Quel spectacle! le Formidable et nous, nous nous étions abordés, fort maladroitement, à ce qu'il paraît. Nous avions perdu le mât de beaupré, et le Formidable celui d'artimon. Dans la nuit, le vent fraîchit; il nous portait droit sur les côtes de la Barbarie; mais heureusement qu'au point du jour il changea. La nuit fut bien pénible; la pluie entravait nos travaux et nous faisait beaucoup souffrir. Pour ma part, j'y contractai un rhumatisme au bras droit, qui ne s'est dissipé que pendant mes longues campagnes subséquentes des pays chauds de l'Inde.

Aujourd'hui de telles avaries se répareraient à la mer; alors nous étions moins expérimentés, surtout plus mal approvisionnés; nous rentrâmes donc à Toulon pour nous remettre en état.

Même mécontentement du Consul, qui nous fit repartir avec ordre de prêter, en passant, notre secours aux troupes qui attaquaient l'île d'Elbe et ses forts; nous nous y rendîmes, en effet, et tous les soirs nos vaisseaux défilaient, mettaient en panne devant ces forts et les canonnaient; ceux-ci ripostaient; mais c'était plus de bruit que d'effet, et il en résultait peu de dommage. L'assaut fut enfin résolu; l'amiral envoya un renfort de troupes, et je commandais un canot de débarquement. En passant sous un fort, son feu se dirige sur nous; un de nos soldats se lève entre les bancs des rameurs, et le voilà qui gesticule, menace l'ennemi, crie et s'agite. Ses mouvements gênent le jeu des avirons, et je lui donne ordre de s'asseoir; il fait semblant de ne pas m'entendre; je me lève à mon tour; je vais à lui, et, j'allais le prendre au collet, lorsqu'une volée très bien nourrie passe au-dessus du canot; le soldat, alors, s'abaisse, et il paraît se coucher au fond de l'embarcation. Le pauvre homme! nous vîmes, en débarquant, qu'il ne s'était pas couché de peur... il était mort, et il n'avait pas été atteint. Un boulet était passé entre sa figure et mon bras; l'action violente de ce boulet avait opéré sur sa respiration, du moins, on le dit ainsi; et il avait cessé de vivre.

L'île d'Elbe devint une conquête de Bonaparte, qui la perdit ensuite, et qui, plus tard, y subit un premier exil en face de cette autre île où il avait reçu le jour. Quant à nous, reprenant nos troupes, nous songeâmes à achever notre mission.

Cependant nous avions beaucoup de malades; nos bâtiments étaient mal armés; aussi l'amiral, débarquant ses malades à Livourne, jugea que le reste des soldats pourrait se placer sur quatre vaisseaux; il choisit les quatre meilleurs voiliers, les pourvut aux dépens des trois autres[88], se dirigea vers le détroit appelé le phare de Messine et renvoya trois vaisseaux, sous le commandement de l'amiral Linois qui, plus tard, eut avec eux, à Algésiras[89], un très beau combat, où il triompha de forces anglaises plus que doubles des siennes.

Le moral de nos équipages et de nos passagers était très affecté; on allait jusqu'à dire que Bonaparte se souciait fort peu de l'armée d'Égypte, qu'il ne voulait faire qu'une démonstration; et, en effet, il y avait lieu de le penser: d'abord, à cause de l'insignifiance de l'armement et de la singularité de l'avoir expédié de Brest plutôt que de Toulon; ensuite, en raison du simple mécontentement du Consul (lui qui était si absolu!), du départ toléré de deux bons capitaines, de la continuation de confiance accordée à l'amiral Ganteaume, du temps, pour ainsi dire perdu devant l'île d'Elbe, enfin du morcellement de nos forces. Plus tard cette opinion devint encore plus probable lorsque, l'Égypte ayant été conquise par les Anglais, nos soldats rendus à la paix d'Amiens furent aussitôt envoyés à Saint-Domingue, où le climat, les fatigues et la fièvre jaune les détruisirent presque tous. Il en fut de même des soldats de Moreau, qui eut des torts réels avec Bonaparte, mais qui fut traité par lui avec une grande dureté. Ces soldats avaient conservé un attachement touchant à leur général; Napoléon leur fit expier cet attachement aux mêmes lieux où succombèrent ceux qui l'avaient accompagné en Égypte, et qui avaient murmuré d'y avoir été abandonnés.

Je ne veux certainement pas atténuer les grandes choses que le Consul fit à cette époque; mais ce sont ces taches qui, ensuite, l'ont fait juger sévèrement par des esprits supérieurs. Mme de Staël, entre autres, dans ses sublimes Considérations sur la Révolution française, dit expressément de lui: «Il n'eut pas même cette sagesse commune à tout homme au milieu de la vie, quand il voit s'approcher les grandes ombres qui doivent bientôt l'envelopper: une seule vertu, et c'en était assez pour que toutes les prospérités humaines s'arrêtassent sur sa tête; mais l'étincelle divine n'était pas dans son cœur!» Chateaubriand et l'abbé Delille en ont parlé avec la même sévérité.

S'il est une carrière où il soit facile aux chefs de favoriser ceux qu'ils veulent avancer, c'est, sans doute, la Marine, car on ne peut guère y obtenir de grades qu'en allant à la mer sur des bâtiments de choix ayant des missions importantes, et qu'en en changeant à volonté. Les sept huitièmes des officiers n'ont pas cette facilité; mais ceux qui, tenant aux hommes élevés par leur rang ou par leur crédit, peuvent s'en prévaloir, sont presque toujours en évidence, et, tandis que les autres luttent péniblement, en cherchant une chance heureuse, ceux-là sont, sans cesse, en mesure de la trouver et d'en profiter. J'étais, alors, dans les rangs des favorisés, et tu as pu remarquer combien M. de Bonnefoux était attentif à me faire participer à ces avantages.

De ces nombreux changements de navires j'obtenais encore un résultat non moins profitable: celui de me trouver, à chaque instant, en rapport avec des hommes nouveaux, avec des chefs différents, avec d'autres camarades; or ceux-ci sont une excellente école pour la jeunesse. «L'équitation, a dit Plutarque, est ce qu'un prince apprend le mieux, parce que son cheval ne le flatte pas.» Les camarades non plus ne flattent pas; souvent même ils sont impitoyables. J'avais eu à souffrir des taquineries d'un d'entre eux à bord du Jean-Bart, et il fallut absolument une petite affaire, dite d'honneur, pour en finir; mais je n'en avais pas moins les genoux en dedans, le dos voûté, l'accent gascon; et, partout, je trouvais des rieurs et des mauvais plaisants. Enfin j'en pris mon parti: je ripostai, parfois, sur le même ton; mais, par-dessus tout, je m'attachai à la résolution de me redresser, de me corriger, et c'est ce qu'il y a de mieux à tout âge. Ainsi, me faisant une orthopédie à moi, m'assujettissant à des lectures lentes, étudiées, écoutant alternativement ou cherchant à imiter les personnes qui possédaient une bonne prononciation, j'arrivai à être comme tout le monde, et j'évitai, souvent, d'autres affaires.

On a beaucoup parlé contre le duel; je crois qu'on ne l'a pas assez envisagé sous son vrai point de vue. Quand il devient une sorte de profession ou seulement d'habitude, c'est évidemment une infamie; mais, sans le duel, beaucoup de choses seraient remises à la force brutale. Dans les réunions de jeunes gens, surtout, il n'y aurait, sans la ressource d'y pouvoir recourir, que des oppresseurs et des opprimés. Par le duel, au contraire, ou rien qu'en montrant à propos qu'on ne le craint pas, et, en faisant entrevoir, s'il le faut, qu'on est prêt à le proposer, on arrête les taquins, et l'on se fait respecter. Je n'avais guère que vingt-cinq ans, lorsqu'un camarade avec qui je jouais au reversis, et qui était fort mauvais joueur, se laissa aller à me dire des choses assez piquantes; les premières, je les laissai passer; les secondes étant plus vives, je vis où nous allions être conduits. Alors, loin de répondre sur le même ton, je posai les cartes sur la table, et je dis à mon interlocuteur: «Si vous voulez que la partie s'achève convenablement, changeons de conversation; mais si vous désirez me provoquer ou que je vous provoque, expliquez-vous clairement; il vaut beaucoup mieux que ce soit avant que les choses soient trop envenimées.» Je vois souvent cet ancien ami à Paris, et il m'a récemment avoué qu'il avait eu, en cette occasion, la bizarre humeur de m'entraîner à quelque réponse animée, pour aller ensuite sur le terrain, mais que mon sang-froid l'avait soudain ramené. J'avais, à peu près de même façon, éludé une autre affaire avec un officier d'infanterie passager sur un de nos bâtiments; et, toutes les fois que je l'ai revu depuis, il m'a témoigné une estime infinie; mais revenons à notre escadre.

Après avoir repris la route de notre destination et traversé le détroit de Messine, nous naviguâmes avec la plus grande vigilance. Comme c'était la saison des vents du nord-ouest, nous atteignîmes promptement les côtes égyptiennes. Nous en étions à vingt-cinq lieues, et nous nous attendions à voir, le lendemain, Alexandrie, à en forcer même l'entrée (comme récemment, et avec plus de danger, une de nos escadres a forcé Lisbonne), si les Anglais et leurs vaisseaux voulaient s'opposer au passage; mais, ô surprise! l'amiral ordonne de mouiller[90] et de se préparer à débarquer nos troupes sur cette partie de la côte. Quel trajet il aurait resté à faire à nos soldats dans les sables, sans eau, presque sans provisions et ayant à combattre les indigènes et les détachements anglais qui parcouraient le pays! Cependant la mer était trop forte pour songer à un débarquement immédiat, et nous attendions le calme, lorsque deux bâtiments parurent au coucher du soleil et fort loin. Ce pouvaient être des transports destinés à approvisionner les Anglais; ce pouvait être encore une avant-garde; l'amiral le jugea ainsi[91], et il appareilla dans la nuit.

Avec les vents du nord-ouest, il n'y avait qu'une route possible, celle qui tendait vers les côtes de l'Asie-Mineure ou vers l'Archipel de Grèce. Nous reconnûmes, en effet, les approches de Rhodes; et, louvoyant à grand'peine dans l'Archipel pour doubler Candie et Cérigo (Cythère), nous n'y parvînmes qu'après plus d'un mois de périlleuse navigation[92].

Plus que jamais notre mission nous semblait un simulacre; cependant l'amiral revint sur la côte d'Afrique, mais, devant Derne[93], c'est-à-dire à cent vingt lieues d'Alexandrie. Nouvel ordre de débarquement, et plus grande surprise de notre part, en voyant si bénévolement exposer, nous disions même, sacrifier nos troupes. On se mit en mesure d'exécuter l'ordre: le temps était superbe: nos canots partirent chargés d'officiers, de soldats, de munitions. Verbois, Hugon et moi, nous en commandions un chacun, et nous marchions de front. À cinquante pas du rivage, nous découvrîmes une jetée en pierre, construite au bas d'un petit monticule sur lequel retentissaient les sons d'une musique sauvage. Depuis notre apparition le pays avait appelé ses enfants; les chevaux arabes, sillonnant toutes les directions, avaient recruté, rallié tout ce qui, dans les environs, pouvait porter les armes; et, prompt comme l'éclair, l'essaim qui couvrait le monticule, pressé par la musique qui devenait plus animée, poussant des cris barbares, précipitant des coursiers renommés pour leur agilité, et agitant, dans les airs, ses armes brillantes, ses croissants dorés, ses bannières de mille couleurs, arrive à la jetée, met pied à terre, s'agenouille, appuie ses fusils sur les pierres et tire une volée très nourrie, mais peu meurtrière. L'odeur de la poudre excite nos soldats, et nous continuions à avancer avec ardeur, quand Verbois saisit son porte-voix et hèle qu'il vient à son tour d'être hélé pour un retour immédiat à bord, signalé par l'amiral[94] à l'officier qui commandait le débarquement.

Là finirent nos singulières tentatives de secourir l'armée d'Égypte; et nous reprîmes le chemin de Toulon entre la Sicile et la côte d'Afrique, bien tristes, bien fatigués, réduits en rations de vivres et d'eau, car il fallait continuer à nourrir nos soldats, et ayant tant et tant de malades que notre batterie basse en était encombrée. Jamais je n'ai autant souffert, surtout de la soif, que pendant cette campagne. Une nuit, vers la fin de mon quart, je me traînai à quatre pattes, jusqu'à l'extrémité de la cale, où je parvins à obtenir d'un calier une ou deux cuillerées d'eau infecte, pour lesquelles, pourtant, j'aurais donné tout ce que je possédais. La fortune nous devait quelque dédommagement, et elle nous en offrit un à quelques lieues de Goze[95], qui avoisine l'île de Malte.

Au point du jour, un vaisseau de ligne anglais fut reconnu à deux lieues au vent de l'escadre. L'Indivisible profita de sa marche supérieure pour se porter de l'avant à lui, afin de lui couper la retraite; le Dix-Août se tint par son travers pour l'empêcher de faire vent arrière; et nos deux autres vaisseaux virèrent de bord pour s'élever au vent, en cas que l'ennemi cherchât à s'échapper dans cette direction.

C'était une bonne disposition; mais ces deux vaisseaux s'éloignèrent tellement que l'Anglais, imitant en quelque sorte la ruse de guerre du dernier des trois Horaces, laissa porter sur le Dix-Août, espérant le dégréer avant que l'amiral l'eût rejoint, pour n'avoir plus affaire ensuite qu'avec l'Indivisible. C'est donc nous qui soutînmes le choc, et nous le soutînmes dignement; car, avant une demi-heure de temps, notre adversaire ne pouvait plus manœuvrer. L'Indivisible avait mis le cap sur nous, et l'amiral nous héla de laisser arriver pour qu'il pût prendre notre place. «Non, répondit l'intrépide Le Goüardun, plutôt mourir mille fois que de quitter le poste d'honneur!» L'amiral n'insista pas, et il manœuvra pour aller se placer sur l'avant du vaisseau anglais. Une ou deux volées de l'Indivisible suffirent pour achever de désemparer le vaisseau ennemi qui, bientôt, amena son pavillon[96]; et nous, nous jetâmes dans les airs les cris mille fois répétés de «Vive la République!» que, cette fois, je dois le dire, j'entonnais de grand cœur; car alors c'était bien de l'honneur national qu'il s'agissait, et quand de si grands intérêts sont en jeu, les ressentiments particuliers doivent se taire. C'était le vaisseau le Swiftsure, de 74, qui, comme nous, venait de quitter les parages d'Alexandrie pour aller se ravitailler à Malte.

Je voyais enfin mes vœux réalisés; j'avais assisté à un combat; nous avions longtemps lutté à forces égales; nous avions eu des avantages incontestables, le Swiftsure avait parfaitement manœuvré, s'était vivement défendu; j'avais tout vu, car j'étais l'aspirant de service auprès du commandant pendant le combat, et son admirable sang-froid avait excité mon enthousiasme. Dans le fort de l'action, il m'avait envoyé transmettre un commandement dans la batterie basse: c'est elle qui souffrit le plus; des malades, eux-mêmes (car nous en avions tant que la cale et l'entrepont n'avaient tous pu les contenir) y avaient reçu la mort dans leurs cadres. J'avais, en passant, serré la main à Verbois et à Hugon qui, solides à leur poste, excitaient de leur mieux les canonniers; mais je quittais à peine ce dernier qu'une file entière de servants d'une pièce est emportée devant moi, et j'arrive sur le pont couvert de la cervelle et des cheveux de ces nobles victimes. En ce moment le porte-voix du commandant étant fracassé devant sa bouche par un boulet, il se retourne pour en demander un autre; je l'envoie chercher par un pilotin, en disant au commandant que je suis prêt, en attendant, à porter ses ordres; et, comme il me voit teint de sang: «Il paraît, me dit-il, qu'il fait chaud en bas», et, un instant après, il ajouta, en suivant son idée: «Allez prendre l'air dans le gréement, et faites dépêcher les gabiers que vous voyez travailler au point de la voile du grand hunier.» Je galope dans les haubans; bientôt il me voit revenir, car la réparation était finie, et il me dit en frappant sur mon épaule: «Vous êtes un brave garçon, et je demanderai pour vous le grade d'enseigne de vaisseau!» Je crus rêver, tant ces paroles m'enivrèrent de joie... rien, désormais, ne me parut plus impossible; il m'aurait dit de sauter à pieds joints à bord de l'ennemi, que je me serais élancé, quoique nous en fussions à cinquante toises environ.

Un autre dédommagement de la fortune fut la prise du Mohawk, chargé de comestibles pour l'armée anglaise en Égypte. La répartition de ces comestibles fut faite aussitôt dans l'escadre. J'eus pour ma part un pain de sucre, une demi-livre de thé, deux livres de café et quelques autres provisions. Cette aubaine nous réconforta beaucoup. Nous n'en arrivâmes pas moins à Toulon[97] dans un état sanitaire affreux. Une épidémie pestilentielle agissait sur nous sans relâche et nous enlevait tous les jours quelques compagnons d'armes; nos forces, ranimées pour le moment du combat, avaient disparu; le scorbut compliquait l'épidémie, et nous fûmes soumis à une longue quarantaine. Ce fut pendant cette éternelle quarantaine que, couché, une nuit, je sens mon cadre (ou lit de bord) violemment secoué par Verbois dont la place était voisine de la mienne, et je vois, à la lueur du fanal de la Sainte-Barbe, où nous couchions lui et moi, la figure de mon camarade entièrement décomposée. Sa bouche s'ouvre pour donner passage à une voix éteinte, convulsive, qui m'invite à aller chercher le docteur. J'y vole, je le ramène. Au premier aspect, celui-ci me dit: «Dépendez votre lit; fuyez: la dysenterie est ici!» Je n'en tins aucun compte; j'aidai les infirmiers; mais, deux heures après, ce brave jeune homme avait succombé! Nous avions dîné ensemble; nous avions, dans la soirée, fait une partie de barres au lazaret; nous nous étions couchés en tenant de ces discours d'intimité, si doux avec lui; et quelques heures plus tard! Jamais l'amitié n'a versé de plus sincères larmes que les miennes sur une fin si précoce.

Enfin la cruelle quarantaine s'acheva. Parmi les aspirants de l'escadre se trouvait Jérôme, frère de Napoléon, et, alors, mais pas pour longtemps, destiné par lui à la Marine. Le consul appelait son gouvernement une République, dénomination qu'il lui conserva, cauteleusement, assez longtemps après qu'il se fut nommé empereur; car, chez lui, la ruse allait toujours de pair avec la force; mais, quoique républicain, il agissait, dès lors, en tout, à la manière des anciens souverains; aussi M. l'aspirant Jérôme mangeait avec l'amiral; il n'avait jamais subi d'examen, et il ne faisait de service que ce qui lui convenait. À Brest, il avait été pompeusement conduit par le colonel Savary, depuis duc de Rovigo, mais alors aide de camp du Consul, et il logeait chez le préfet maritime, M. de Caffarelli[98], dont M. de Bonnefoux était devenu le chef d'état-major. Mme de Caffarelli m'avait souvent fait déjeuner avec l'aspirant privilégié; nous nous étions assez liés pour qu'il fît des instances afin que je consentisse à passer du Dix-Août sur l'Indivisible; mais quitter Bergeret, Hugon, Verbois! mais jouer le rôle de flatteur ou de favori! ce n'était nullement dans mon caractère, et je refusai nettement, quoique avec beaucoup de politesse. Après la campagne, il retourna à Paris et voulut m'y emmener; si j'avais été mieux en fonds, j'aurais peut-être accepté, et j'y serais allé avec lui; mais cette considération, qu'il s'offrit pourtant à lever, m'en empêcha. C'eût été le commencement d'une belle liaison, selon les opinions de la multitude; toutefois, tout en rendant justice aux qualités sociales de Jérôme, je n'ai jamais regretté cette occasion; car, au plus tard, j'aurais renoncé à son amitié lorsque, par ordre de son frère, il déclara nul le mariage le plus valide qui fût jamais, contracté aux États-Unis d'Amérique, quelques années après, entre lui et miss Paterson. Depuis lors il fut créé roi de Westphalie, et l'un de nos camarades de l'Indivisible, M. de Meyronnet, qui s'était attaché à sa personne, devint grand maréchal du palais; mais il mourut ensuite pendant les interminables guerres impériales.

Le commandant Le Goüardun n'oublia pas sa promesse d'avancement pour moi; cependant les événements marchaient vite, et notre quarantaine, pendant laquelle Verbois avait péri de l'épidémie, avait été de 75 jours. L'Égypte avait été reconquise par les Anglais; la paix avait été signée à Amiens; une expédition pour la reprise de Saint-Domingue avait été ordonnée, nos vaisseaux en firent partie, et nous étions en marche pour y aller rejoindre tous ceux qui avaient été expédiés de divers ports de France et d'Espagne, avant que la réponse à la demande de M. Le Goüardun fût revenue de Paris. Nous ne restâmes à Saint-Domingue que le temps de débarquer nos troupes, de voir éteindre les flammes allumées par les noirs pour dévorer la resplendissante ville du Cap, et d'assister au naufrage d'un des vaisseaux que l'amiral Linois y conduisait de Cadix. J'oubliais de dire qu'à notre départ de Toulon nous avions eu de si mauvais temps que le Dix-Août vit périr, à quelques brasses de lui, et sous Oran, un des vaisseaux de notre division, le Banel, auquel nous ne pûmes seulement pas porter le moindre secours. Les bonnes qualités du Dix-Août suffirent à peine pour le préserver d'une semblable destinée. Notre retour en France fut également marqué par des vents impétueux, particulièrement vers la hauteur du banc de Terre-Neuve. Nous en souffrîmes beaucoup; et, dans ces parages, nous rencontrâmes deux navires de commerce, sans mâture, sans hommes, défoncés par la mer et flottant entre deux eaux. Sous d'autres rapports, cette campagne fut douce pour moi, parce qu'un enseigne de vaisseau venant à débarquer à Toulon, notre commandant ne fit pas de démarches pour le faire remplacer, mais m'installa dans ses fonctions; dès ce moment les officiers du vaisseau vinrent m'engager à prendre sa chambre, et, malgré la différence de mon traitement de table au leur, à manger avec eux. C'est ainsi que j'effectuai mon retour à Brest, où je trouvai mon brevet d'enseigne de vaisseau[99], et où M. de Bonnefoux, avec une joie pour ainsi dire paternelle, me le remit ainsi qu'un congé de trois mois que je passai dans les délices, à Marmande et à Béziers, et que je ne devais pas voir se renouveler de bien longtemps.

Je ne partis, cependant, pas immédiatement. Il fallut me guérir d'un commencement de scorbut, qui me retint dix-sept jours dans ma chambre; heureusement que j'étais tout voisin de l'appartement d'un officier de marine, mort depuis en pays étranger, et dont la femme est aujourd'hui ma belle-mère[99a]. Je reçus d'elle les attentions les plus affectueuses; ce fut elle qui me donna mes premières épaulettes; plus tard elle me fit un cadeau bien autrement précieux; ainsi je lui dois des soins pendant une maladie douloureuse, la récompense de mes premiers travaux, et le prix que pouvait seul obtenir un homme d'honneur et de bonne réputation.

Voici le moment de parler de Sorbet, que j'avais revu à Saint-Domingue. Après son embarquement de punition, il revint chez M. de Bonnefoux, afin de se mettre en mesure pour l'examen suivant, qu'il manqua encore. Même châtiment et puis même résultat. Il fit plus, cette fois-ci, il fit des dettes et ne fréquenta que les plus mauvais lieux de Brest. Un jour que, dans ses intérêts, je lui parlais de sa conduite, il me dit des choses si provoquantes que je me laissai aller à lui jeter un verre d'eau que je tenais à la main. J'avais eu, en diverses occasions, quelques vivacités de ce genre; celle-ci fut la dernière; car je pris, à son sujet, la résolution ferme de m'étudier à devenir aussi calme que j'étais emporté. Sorbet me demanda satisfaction de l'insulte, et il fallut me mettre à sa disposition, car j'avais mis les torts de mon côté, tandis qu'il est si utile, et qu'il aurait été si facile pour moi, de les mettre du sien; je poussai même la cruauté jusqu'à lui dire, avec dédain, que je voulais bien lui faire cet honneur. Parole imprudente, qui pouvait entraîner à une affaire à mort. Je me suis toujours reproché une répartie aussi peu généreuse, aussi mortifiante. Cependant nous nous donnâmes chacun un coup d'épée peu grave, et je n'étais pas encore bien rétabli du mien qu'il me fallut partir pour mes campagnes d'Égypte. Quant à lui, ayant bientôt passé l'âge des examens, et étant abandonné par M. de Bonnefoux, il fut obligé de continuer à servir comme novice ou comme matelot, et il se trouvait, à l'hôpital du Cap, en proie à la fièvre jaune qui y exerçait alors ses plus grands ravages, quand eut lieu l'arrivée du vaisseau le Dix-Août. Il me fit demander; je me rendis avec empressement auprès de lui; mais je ne pus le reconnaître qu'à la voix, il était à la dernière extrémité: «Je meurs bien malheureux,—me dit-il;—allez voir ma mère... et...» Ce furent ses dernières paroles, la maladie l'oppressa entièrement, et il ne reprit plus connaissance. Il ne put même pas entendre le désaveu que je voulais lui faire de ma bravade de Brest, qui était alors plus pesante sur mon cœur que jamais. Je la revis, sa mère infortunée, pendant mon congé; à mon aspect, elle s'évanouit et tomba inanimée sur le carreau! Des soins lui furent donnés; elle revint à elle, et je remplis ma triste mission. Depuis ce moment le bonheur et la santé l'abandonnèrent à tout jamais.

Une aventure assez piquante eut lieu pendant mon séjour à Béziers: J'étais en emplettes chez un chapelier; un garçon vint me présenter un chapeau que je demandais, et je reconnus, en lui, un de ces bons lurons qui avaient si bien daubé sur moi, à la suite d'une batadisse. Nous rougîmes tous les deux jusqu'au blanc des yeux en nous reconnaissant. Il me parla le premier, me disant avec trouble: «Vous voilà donc officier; on dit que vous avez fait de belles campagnes et que vous avez eu un beau combat.» Je lui tendis la main et lui répondis ces paroles: «Heureusement, pour moi, que le sort des armes est journalier.» L'érudit M. de La Capelière, cet officier du Canada qui, avant la mort de ma mère, avait donné des soins à mon instruction; et à qui je racontai cette conversation, me répéta, alors, que Crevier, continuateur de Rollin, dit en parlant du jeune Scipion, le second Africain: «Il est important d'amortir l'éclat d'une gloire naissante par des manières douces et modestes, et de ne pas irriter la jalousie par des airs de hauteur et de suffisance.» Il n'y avait certainement en moi rien de Scipion, et je n'avais pas à chercher à amortir l'éclat d'une gloire naissante; mais ce conseil, avec des modifications convenables, peut s'adresser à tout le monde; il était finement donné, et je me promis d'en faire mon profit. À l'expiration de mon congé, je revins à Brest avec mon frère[100] que, sous mes auspices, mon père destina, comme moi, à la Marine; mon frère avait alors quatorze ans.

CHAPITRE IV

Sommaire: La reprise de possession des colonies françaises de l'Inde.—L'escadre du contre-amiral Linois.—Le vaisseau le Marengo, les frégates la Belle-Poule, l'Atalante, la Sémillante.—Mon frère et moi nous sommes embarqués sur la Belle-Poule, mon frère comme novice et moi comme enseigne.—Avant le départ de l'expédition, mon frère passe, avec succès, l'examen d'aspirant de 2e classe.—Après divers retards, la division met à la voile, au mois de mars 1803.—À la hauteur de Madère, la Belle-Poule qui marche le mieux, et qui porte le préfet colonial de Pondichéry, se sépare de l'escadre et prend les devants.—Passage de la ligne.—Arrivée au cap de Bonne-Espérance, après cinquante-deux jours de traversée.—L'incident de l'albatros.—Une de nos passagères, Mme Déhon, craint pour moi le sort de Ganymède.—Coup de vent qui nous éloigne de la baie du Cap.—Nouveau coup de vent qui nous écarte de celle de Simon et nous rejette en pleine mer.—Rencontre de trois vaisseaux de la Compagnie anglaise des Indes, auxquels nous parlons.—Étrange embarras des équipages.—Ignorant que la guerre était de nouveau déclarée, et que, depuis un mois, les Anglais, en Europe, arrêtaient nos navires marchands, nous manquons notre fortune.—Retour de la frégate vers la baie de Lagoa ou de Delagoa.—Infructueux essais d'accostage.—Un brusque coup de vent nous écarte une troisième fois de la côte.—Le commandant se dirige alors vers Foulpointe, dans l'île de Madagascar, pour y faire de l'eau et y prendre des vivres frais.—Relâche de huit jours à Foulpointe.—Le petit roi Tsimâon.—Partie champêtre.—Sarah-bé, Sarah-bé.—À la suite d'un manque de foi des indigènes, je tente d'enlever le petit roi Tsimâon, et je capture une pirogue et les trois noirs qui la montaient.—On les garde comme otages à bord de la frégate, jusqu'à ce que satisfaction nous soit donnée.—Résultats peu brillants de mes ambassades.—Arrivée à Pondichéry cent jours après notre départ de Brest.—Nous débarquons nos passagers; mais les Anglais ne remettent pas la place.—Une escadre anglaise de trois vaisseaux et deux frégates se réunit même à Gondelour, en vue de la Belle-Poule.—Branle-bas de combat.—Plainte de M. Bruillac au colonel Cullen, commandant de Pondichéry.—Réponse de ce dernier.—Pondichéry, les Dobachis, les Bayadères.—L'amiral débarque à Pondichéry, vingt-six jours après nous.—Instruit des difficultés relatives à la remise de la place, il envoie la Belle-Poule à Madras pour essayer de les lever.—Réponse dilatoire du gouverneur anglais.—Guet-apens tendu à la Belle-Poule, à Pondichéry.—La frégate est sauvée.—Elle se dirige vers l'Île de France.—Grandes souffrances à bord par suite du manque de vivres et d'eau.—La division arrive à son tour à l'Île-de-France.—Récit de ses aventures.—Le brick le Bélier.—Perfidie des Anglais.—L'aviso espion.—La corvette le Berceau mouille à l'Île-de-France, apportant des nouvelles de la métropole.—Installation du général Decaen et des autorités civiles.—La frégate marchande la Psyché est armée en guerre et reste sous le commandement de M. Bergeret, qui rentre dans la Marine militaire.—Un navire neutre me rapporte ma malle, laissée dans une chambre de Pondichéry.—La fidélité proverbiale des Dobachis se trouve ainsi vérifiée.

Une expédition pour reprendre possession de nos colonies dans l'Inde avait été ordonnée. Elle se composait du vaisseau le Marengo (amiral Linois et capitaine Vrignaud) et des frégates: la Belle-Poule, l'Atalante et la Sémillante, commandées par MM. Bruillac, Beauchêne et Motard. Dès les premiers préparatifs de l'armement, M. de Bonnefoux avait embarqué mon frère et moi sur la Belle-Poule; et moi, dès mon arrivée à Marmande, j'avais inspiré à mon frère le désir de se débarrasser promptement du grade de novice et d'être prêt à passer, avant le départ de l'expédition, l'examen d'Aspirant de 2e classe. Il travailla; j'étais son professeur, et je ne lui laissai pas perdre un seul instant; aussi réussîmes-nous; il eut son brevet, et mon père fut dans l'enthousiasme de la joie.

Plusieurs causes politiques, plusieurs alternatives de nouvelles de guerre ou de continuation de paix retardèrent le départ de la division, qui n'eut lieu qu'au mois de mars 1803, c'est-à-dire près d'un an après mon retour de Saint-Domingue.

J'avais profité de ce long intervalle, surtout de mon retour à Brest, pour prendre, aux cours publics, des leçons de dessin; je m'étais donné un maître d'escrime, un de danse; avec un de mes camarades, j'avais appris les éléments de la musique et de l'exécution sur la flûte; à l'Observatoire, je m'étais complètement familiarisé avec mon cercle de réflexion et avec les calculs relatifs aux montres marines; enfin je n'avais rien négligé pour me préparer dignement à tirer tout le parti possible d'une campagne qui devait, au moins, durer trois ans, et pour en rendre la longueur agréable. Aussi, me pénétrant de plus en plus de la beauté de la devise de Robertson: Vita sine litteris mors est, m'étais-je muni d'une infinité de livres de littérature, de critique, d'agrément, de mathématiques, de physique, de chimie; j'emportai, en outre, des grammaires anglaises, des dictionnaires et autres ouvrages pour apprendre cette langue, à l'étude de laquelle je donnai rigoureusement deux heures par jour; je fis provision de modèles, de papier, de crayons et autres objets nécessaires pour le dessin; et ce fut, ainsi pourvu et préparé, que j'appareillai sans regrets, et plein de la confiance, au contraire, qu'un aussi beau voyage allait marquer ma place dans le corps et m'y rendre tout facile pour l'avenir.

Enfin la Division partit: à la hauteur de Madère, le préfet colonial de Pondichéry, que nous portions sur la Belle-Poule, demanda à profiter de l'avantage de marche de la frégate pour prendre les devants et préparer la réception du capitaine général Decaen[101], passager sur le Marengo.

L'amiral y consentit. Le vent continuant à être bon, nous franchîmes diligemment le groupe riant des îles Canaries, couronnées par le pic aérien de Ténériffe; nous doublâmes celles du cap Vert et, dix jours après notre départ de Brest, nous étions dans les parages où règnent habituellement les calmes de la ligne équinoxiale. La cérémonie burlesque du baptême y fut d'autant plus divertissante que nous avions de fort aimables passagères. Après quelques contrariétés, le temps redevint favorable; enfin, au bout d'une traversée de cinquante-deux jours, nous nous présentâmes devant le cap de Bonne-Espérance.

Les approches de cette terre nous furent annoncées par les foux, oiseaux au long cou, à la physionomie stupide; par les damiers, dont le plumage figure les cases du jeu de ce nom, et par les albatros, qui ont des ailes de huit à dix pieds d'envergure; on en voit jusqu'à deux cent lieues de terre: les vents de la tempête, au milieu de laquelle ils semblent se jouer, provoquent leur courage, et leur force est si prodigieuse que maint berger des pâturages du Cap voit souvent enlever par eux quelque brebis qui se hasarde à s'éloigner du troupeau. Un jour, j'étais dans un petit canot suspendu à notre poupe; pendant que j'y faisais une observation astronomique, un de ces oiseaux se dirigea vers moi avec tant d'assurance que la crainte de voir mon instrument fracassé d'un coup d'aile me fit machinalement plier le corps en deux pour que mon cercle fût garanti par l'embarcation. Mon mouvement était fort naturel; mais j'avais été vu, et ce fut un texte inépuisable de plaisanteries. Mme Déhon, jeune Parisienne, renchérissait sur tous, et, toutes les fois qu'un albatros paraissait, elle me priait, en grâce, de me dérober à la vue du bipède emplumé, redoutant pour moi le sort de Ganymède, enlevé par l'oiseau de Jupiter.

Le cap de Bonne-Espérance fut pour nous le cap des Tempêtes, nom qu'il portait avant les illustres Diaz et Gama.

Nous fîmes route pour y relâcher; un coup de vent furieux s'éleva et nous en éloigna. Nous espérâmes être plus heureux à la baie de Simon[102], adossée à celle du Cap; nouveau coup de vent qui se déclara à une lieue du port et qui nous rejeta au large. Là, nous rencontrâmes trois vaisseaux de la Compagnie anglaise des Indes, fatigués par le mauvais temps et auxquels nous parlâmes. Ils en parurent médiocrement satisfaits, montrèrent beaucoup d'embarras dans leurs manœuvres, et s'éloignèrent de nous aussitôt qu'ils en eurent la faculté. Ils avaient bien raison, car nous sûmes depuis que déjà la guerre s'était rallumée entre les deux nations, et nous les avions laissé passer, malgré les nouvelles douteuses qui avaient précédé ou retardé notre départ. À cette même époque, les Anglais, en Europe, arrêtaient et capturaient depuis un mois, avant toute déclaration de guerre, ceux de nos navires marchands qu'ils rencontraient, naviguant sur la foi des traités. Si nous les avions imités, notre fortune était faite à tout jamais, et nous l'aurions due à la contrariété du coup de vent de Simon's bay.

La frégate revint vers la côte des Hottentots; elle s'y dirigea vers la baie de Lagoa[103], située à l'est du cap de Bonne-Espérance. Un coup de vent, plus impétueux encore que les précédents, succéda, en dix minutes, au plus beau temps du monde. Décidément on eût pu croire que le Géant chanté par le Camoëns soulevait de sa terrible voix les flots contre nous. Le commandant pensa qu'il serait plus expéditif d'aller chercher, à Foulpointe[104], île de Madagascar, l'eau et les vivres frais que nous cherchions pour soulager nos malades et le grand nombre de nos passagers; nous y arrivâmes assez promptement, et nous y fîmes une relâche de huit jours. C'est moi que le commandant désigna pour aller traiter de nos communications avec la terre, de l'achat de bœufs, de riz, de légumes frais et des moyens de faire notre eau. J'y trouvai un jeune roi de dix ans et un conseil de vieux ministres qui se montrèrent accommodants; bientôt nous fûmes les meilleurs amis du monde; le roi fut fêté à bord; il fut même fêté à terre, où état-major, aspirants, passagers et passagères de distinction, au nombre d'une soixantaine, nous organisâmes une partie champêtre, s'il en fut jamais, dont le plaisir, l'originalité, pourraient difficilement être surpassés. Dans sa naïve admiration, le jeune roi, nommé Tsimâon, ne cessait de s'écrier: Sarah-bé! Sarah-bé! (ah! que c'est beau, que c'est beau!)

Toutefois, la veille du départ de la frégate, la bonne intelligence fut vivement troublée entre les insulaires et nous; le dénouement fut sur le point de tourner au tragique. J'étais allé chercher douze bœufs, qui étaient payés et qui devaient être près de la plage. N'en trouvant que onze, j'allai me plaindre chez le roi; quelques-uns de ses tuteurs ou surveillants rirent beaucoup, en écoutant ma réclamation, traduite par un des Français établis à Foulpointe pour y diriger les opérations commerciales des maisons de l'Île-de-France. À vingt et un ans, on n'aime pas les mauvais plaisants; piqué au vif, je saisis le petit roi par la main, et l'emmène vers le lieu où ma chaloupe et mes chaloupiers m'attendaient. Je n'étais pas à moitié chemin qu'une dizaine de ces mêmes Français, établis à Foulpointe, accourent vers moi, arrachent Tsimâon de mes bras et m'exhortent à songer à mon salut; en effet une troupe d'une trentaine de noirs, armés de sagaies parut en avant-garde, poussant des cris affreux. Leur roi leur est rendu par mes compatriotes; mais la vengeance est dans leurs cœurs, quoique avec moins d'énergie. J'arrive à mes chaloupiers; je les range en ligne, les préparant à soutenir l'attaque; les colons français s'interposent généreusement; tout se calme, et je m'embarque sans en être venu aux mains. En me rendant à bord de la Belle-Poule, je rencontrai une pirogue; je m'en emparai, je l'emmenai à bord, et, à défaut de Tsimâon, ce furent les trois noirs, marins de la pirogue, qui furent gardés en otage jusqu'à la restitution du douzième bœuf. Tout s'arrangea ainsi; mais mon incartade, quoique motivée par un rire insultant et par une conduite méprisante, compromit la propriété des Français dans l'Île; elle mit leurs jours en danger; et ceux de mes chaloupiers et les miens, quoiqu'ils eussent été vivement défendus, furent également exposés à un péril imminent. Le commandant me fit des reproches mérités; il me loua cependant de la capture de la pirogue; mais je vis bien que le rôle d'ambassadeur n'allait pas à mon âge.

De Foulpointe, rien ne contraria plus notre route jusqu'à Pondichéry, où nous arrivâmes, cent jours après notre départ de Brest. Nous y débarquâmes nos passagers, mais les Anglais ne remirent pas la place. Ils rassemblèrent même sous Gondelour[105], en vue de la Belle-Poule, une escadre de trois vaisseaux et deux frégates. Une de celles-ci, s'avançant un soir, vers nous, en faisant des démonstrations équivoques, nous nous mîmes en état de défense; on crut, un moment, qu'elle allait passer sur nos câbles; notre commandant lui héla de changer de route ou qu'il allait engager le combat; la frégate anglaise accéda et jeta l'ancre à quelque distance. Envoyé à bord, comme par étiquette, je vis les canons prêts à faire feu; chacun était à son poste, et je fus reçu avec une politesse excessivement froide. Après quelques questions réciproques, je revins à bord de la Belle-Poule, mais non sans avoir prié de remarquer que nous étions également disposés pour une action.

Notre commandant se plaignit au colonel Cullen, commandant de Pondichéry, de ces menaces d'agression, lorsqu'on avait lieu de se croire garanti par l'état de paix où nous nous trouvions.—«Vous êtes garanti par votre épée», répondit le colonel. «Eh bien! elle sera prête»; lui dit M. Bruillac; et, dès ce moment, malgré le départ de la frégate anglaise, qui eut lieu le lendemain, il défendit à qui que ce fût de descendre à Pondichéry, où, depuis quinze jours, nous nous étions en quelque sorte établis, et dont nous contemplions les magnifiques monuments, les rues admirables, les belles maisons d'heureuse situation, et les alentours ravissants. On n'y avait pas vu de Français récemment arrivés d'Europe depuis si longtemps, que nous fûmes l'objet de l'empressement général. Les maisons particulières nous furent ouvertes; les dobachis, ou domestiques indiens, s'offrirent à nous servir, comme il est d'usage, pour de très infimes salaires; les jongleurs affluèrent pour nous faire admirer leur adresse et leurs tours qui, depuis, ont été, pour la plupart, importés en France; les bayadères elles-mêmes accoururent d'assez loin; mais j'avoue que je les trouvai fort au-dessous de leur réputation: une fois, j'en voyais une danser; elle s'anima au point de paraître saisie d'un accès de folie, auquel elle sembla succomber. La voyant comme en léthargie, j'allais me retirer, lorsqu'elle se ranima subitement, tira un poignard de sa ceinture, leva le bras, et, d'un bond, se précipita sur moi, faisant le geste de me frapper de son arme, qui s'arrêta pourtant à quelques doigts de ma poitrine. D'un mouvement involontaire je repoussai brusquement l'effrayante sirène; mais, honteux de ma brutalité, je m'attachai à faire cesser un mécontentement qu'elle feignit, peut-être, plus grand qu'il ne l'était réellement, en contribuant avec générosité à la récompense ou rétribution qu'elle attendait de chacun des spectateurs.

Vingt-six jours après nous, l'amiral arriva avec le gros de la division. Il fut instruit des difficultés qui existaient pour la remise de la place; alors il expédia la Belle-Poule à Madras pour obtenir une décision de l'autorité principale. Nous ne reçûmes qu'une réponse peu concluante, avec laquelle nous quittâmes Madras. Cependant deux frégates anglaises avaient appareillé en même temps que nous: l'une se dirigeait, comme nous, vers Pondichéry, en suivant la côte de près; l'autre avait l'air de croiser au large; mais elle ne nous perdait jamais de vue: c'était fort inquiétant.

En vue de Pondichéry, nous avions nos longues-vues braquées sur la rade. Pour mon compte, j'y trouvais bien le même nombre de navires avec pavillon français, de même force, de même peinture, de même position relative; mais, dans les détails du gréement, il existait de grandes différences, qu'on pouvait cependant attribuer aux suites d'une réinstallation plus soignée: une, toutefois, de ces différences, me frappa tellement que j'en parlai au commandant.—«Voyons, dit-il, car il y a ici bien de l'extraordinaire.»—Puis, tout en continuant à observer: «Forcez de voiles, ajouta-t-il, gouvernez au large, et nous verrons bien!»—J'exécutai la manœuvre, car j'étais de quart; elle était à peine finie que déjà les câbles de ces bâtiments étaient filés; ces mêmes navires appareillèrent aussitôt et se dirigèrent sur nous; ceux qui restaient mouillés à Gondelour appareillèrent également; les frégates de Madras cherchèrent à nous couper la route; mais nous marchions mieux que tout cela. Nous passâmes entre eux tous, et, au coucher du soleil, nous les avions tellement gagné que nous n'en voyions plus un seul. Le commandant me dit que j'avais sauvé sa frégate! Il aurait mieux fait de dire qu'un avis émis par moi, sans que j'y attachasse de portée, l'avait mis sur la route de la vérité. Nous nous hâtâmes de nous rendre à l'Île-de-France, espérant y trouver la division; nous eûmes la douleur de ne pas l'y voir. Ce dernier voyage avait été fort pénible; car, malgré une grande réduction dans les rations de vivres et d'eau dont nous étions presque dépourvus, lors même de notre départ de Pondichéry, nous en étions aux derniers expédients lorsque nous arrivâmes. Que devait-ce donc être pour la division qui n'avait débarqué aucun de ses passagers dans l'Inde, et qui était encore à la mer, si même elle n'était pas capturée? Nous la vîmes enfin arriver accrue du brick le Bélier, expédié de France peu de jours après nous pour nous informer que, contre toute apparence, la politique avait changé de face et que la guerre était déclarée. Le Bélier était arrivé à Pondichéry, le jour même de notre départ pour Madras; aussi les Anglais le crurent-ils de l'expédition, et simplement retardé. L'amiral anglais, stationné à Gondelour, avait envoyé, auprès de l'amiral Linois, un aviso porteur de compliments, d'offres de services, et celui-ci dit à notre amiral qu'il resterait à sa disposition. Les dépêches du Bélier étaient péremptoires; nos bâtiments n'attendirent donc que la nuit pour échapper au danger qui les menaçait, et ils partirent au plus vite, regardant la Belle-Poule comme nécessairement sacrifiée. Il n'échappa pourtant, ensuite, à personne d'entre nous, que l'amiral Linois aurait fort bien pu envoyer le Bélier à notre recherche. C'était, je crois, son devoir, et la Belle-Poule en valait bien la peine.