LE BŒUF

 

« Dieu merci, la vache a disparu aujourd’hui ! » disait Coriander Avorry la dernière année de ce millénaire.

Avorry parlait à la Conférence sur la gestion de crise écologique de Peterborough, à la fin du siècle dernier. Il assumait depuis peu la présidence de l’association ECM. Sa déclaration déchaîna un tonnerre d’applaudissements, même si une grande partie des participants pensait que cette extinction de la vache était survenue bien trop tard, comme celle de quatre-vingt-dix-neuf pour cent des moutons dans le monde.

« Trop longtemps, poursuivit Avorry, l’agriculture a été dominée par la recherche du profit et du haut rendement. La biotechnique l’a emporté sur la compassion. La pratique agriculturo-industrielle a lentement brisé les nations soi-disant développées, en réalité décadentes. Notre cupidité a conduit le Premier Monde à la catastrophe. »

C’est alors que la bombe explosa. Elle était cachée sous l’estrade. Beaucoup des personnes présentes furent blessées, à commencer par Avorry.

Sa fille, elle-même légèrement touchée, se précipita à son secours. Elle se jeta sur lui, en pleurant à la vue de ses terribles lésions.

Qui avait mis la bombe ? Ça pouvait être les Mangeurs-de-viande ou encore les Non-morts.

Examinons la situation sans passion, si possible. Les Non-morts avaient pour objectif la ruine du Premier Monde. Ils avaient déjà détruit la forteresse Europe à l’aide de bombes H fabriquées en Inde et au Pakistan. Bien qu’ils fussent un groupe relativement petit, leur fanatisme ne connaissait aucun compromis. Ils étaient constamment rejoints par des gens du Tiers-Monde.

La dette du Tiers-Monde avait été annulée et les prêts conciliatoires remboursés, et les gosiers des Africains criaient encore à l’argent de la rançon ! Les Non-morts venaient d’un monde disloqué. Des milliards de gens y vivaient littéralement à la limite de la famine. Ils n’avaient pas de terre. La terre avait été achetée par de puissantes sociétés qui l’exploitaient, la violaient, avec des engrais et des pesticides, avec des monocultures inappropriées. Si bien que celui qui n’avait pas de terre, le déraciné, ne pouvait obtenir de nourriture qu’en payant. Et quand ils ne pouvaient plus payer – l’imprévoyance des pauvres est bien connue –, ils mouraient de faim, inutiles et sales.

Et où allait la nourriture qui poussait sur leurs terres ?

Prenons l’Inde. D’après les statistiques des Non-morts, quarante pour cent des terres arables étaient consacrées à faire pousser du fourrage pour des animaux qui étaient tués et exportés. D’autres superficies étaient employées à faire pousser du soja, exporter pour nourrir le troupeau du Premier Monde. La vieille Inde, malgré sa frugalité, était morte. Ses pauvres agriculteurs utilisaient autrefois leurs animaux pour l’engrais et comme bêtes de trait. À présent les prix avaient grimpé au-delà de leur portée. Ces fermiers-là et leurs familles étaient morts aujourd’hui – ou fabriquaient des bombes.

Telle était la situation de beaucoup des Non-morts.

Examinons maintenant le cas des Mangeurs-de-viande. Ils prétendaient que si on cessait de vendre du bœuf, l’économie du monde entier s’écroulerait. En ce temps-là, cette analyse avait quelque chose d’exact, à ceci près que l’effondrement était de toutes manières imminent.

Les Mangeurs-de-viande décrivaient un monde idyllique, où des troupeaux paissaient tranquillement dans de verts pâturages. C’était déjà une pure fiction longtemps avant la fin. La vérité, c’était que les créatures sensibles – pas seulement les bovins, mais aussi les moutons, les cochons et la volaille – n’étaient plus des animaux mais des unités de production de viande, destinées à faire, le plus rapidement possible et au moindre coût possible, le trajet jusqu’aux estomacs avides des Occidentaux.

Pour les conserver en bonne santé pendant leur courte vie, on bourrait ces unités de production de viande avec de la pénicilline. Si bien que les antibiotiques devinrent de plus en plus inefficaces à soigner une population de plus en plus malade. En s’empiffrant ainsi de viande, on accélérait le taux de maladie.

Ainsi les Mangeurs-de-viande, avec autant de bonnes intentions que les Non-morts, créèrent les conditions d’un désastre global.

Qu’est-ce qui fit finalement basculer les choses ? La menace constituée par les incursions des Non-morts avait amenée la population rurale européenne à se retirer de plus en plus dans des villes de mieux en mieux gardées. Dans les forêts et les bois abandonnés, les sangliers proliféraient. Leur nombre était estimé à deux ou trois millions seulement en France, Allemagne et Pologne. Les cas de CSF – fièvre porcine classique – étaient fréquents et s’étendaient aux porcs domestiques. On en était arrivé à un point où il semblait inconvenant que des animaux errent de manière incontrôlée dans les régions incultes.

Les gouvernements allemands et français prirent sur eux de développer un virus génétiquement contrôlé qu’ils lâchèrent sur les animaux sauvages comme, un siècle plus tôt, on avait inculqué la myxomatose aux lapins. Les gouvernements voisins plus timides en biotechnologie protestèrent, sans effet.

Les sangliers moururent par milliers et par centaines de milliers. Leurs corps gisaient dans les forêts, les taillis et les champs. Le virus muta et contamina les moutons. Et de là, une variante transspécifique s’étendit aux êtres humains.

Depuis la Mort noire, aucune catastrophe n’avait ainsi touché la race humaine. Les chiens, les chats moururent avec elle. Les villes surpeuplées offraient un terrain idéal.

Le Tiers-Monde connut un moment de triomphe avant d’être lui-même touché. La CSF se répandit rapidement dans les populations sous-nourries.

L’économie mondiale s’effondra, s’émiettant comme un vieillard sans dents.

Les survivants durent s’adapter à un monde différent. C’était un monde encore plus rude que le précédent. Mais une chose était certaine : tout le monde était végétarien à présent. Il ne restait plus un seul troupeau.

Coriander Avorry avait toujours été végétarien.

Qui donc était responsable de sa mort ? Les Mangeurs-de-viande, désireux de rétablir l’ordre ancien ? Ou les Non-morts, désireux de détruire les vestiges de la civilisation occidentale ?

Le monde était trop chaotique pour résoudre la question.

Une chose était certaine, comme le déclara sa fille en pleurs. Avorry était mort.

Comme les vaches.

 

La viande rend malade. Elle a rendu malade toute la planète.

 

 

 

FIN

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