GALAXIE ZED
AUTOMNE – L’automne était arrivé sur Galaxie Zed. Sur un million de millions de planètes inhabitées, toutes les variétés d’arbres tournaient le dos à un vent fraîchissant et perdaient leurs feuilles comme des larmes sépia. Sur un million de millions de planètes inhabitées, où les arbres étaient autorisés, là aussi ces arbres qui vivaient leur vie dans la solitude minérale des rues envoyaient leurs larmes brunes rouler par les routes et les chemins jusqu’aux centres de distribution. Dans ces centres, elles seraient mastiquées par des machines et transformées en nourriture pour les masses de pauvres. Les masses de pauvres lutteraient pour se défendre du froid nouveau dans des millions de millions d’atmosphères.
TERRAFORMATION – Où pourraient-ils aller, ces pauvres ? Pas sur une autre planète. La planète A ressemble à la planète B qui ressemble à la planète C qui ressemble à la planète D, sur des millions de millions d’alphabets. Toutes les planètes ont été terraformées à l’identique. Les modes de vie sont partout identiques. Toutes les vallées ont été comblées par des montagnes aplanies, toutes les montagnes ont été rasées. Et les gens qui vivaient sur ces milliards de milliards de mondes ronds avaient une couleur de peau identique, parfaitement incolore, inodore, lisse, la même peau qui couvrait de ses millions de millions de kilomètres tous les habitants de Galaxie Zed.
LES PAUVRES – Les pauvres ne regrettaient pas d’être pauvres. Il y en avait des millions et des millions comme eux, identiques à eux. Ils étaient programmés pour être pauvres toute leur vie. Jamais ils ne levaient les yeux vers la richesse ou la chaleur. Le Grand Programme ne prévoyait pas la pitié. Les hivers étaient programmés pour suivre les étés sur le million de millions de planètes de la Galaxie Zed. Les hivers étaient programmés pour passer au crible les pauvres. Le gel brillait dans l’air, les vents s’engouffraient comme de grands coups de balais dans les grandes artères, la chair devenait froide au toucher. C’était le moment de mourir, de rejoindre la grande obscurité de la nuit. À la fin de l’hiver, des centaines de millions de pauvres avaient cessé d’infester les rues des bas-fonds des villes. Rien n’était laissé au hasard ; tout était programmé. Si, une seule chose était laissée au hasard : on ignorait si l’homme qui s’abritait sous le porche X allait survivre, tandis que son voisin du porche Y allait mourir. Ce hasard statistique mineur était sans importance. La mort ne comptait pas plus que la vie.
LES RICHES – C’étaient les pauvres qui n’avaient rien à faire. Les Riches, eux, étaient constamment occupés. Dans des pièces tamisées, des membres des Riches consultaient des thérapeutes afin de savoir pourquoi ils avaient tant à faire. Les bien-portants s’inscrivaient dans des clubs où il leur était loisible de s’entre-tuer. Leurs journées étaient presque entièrement remplies de réunions et de consultations importantes. Ils volaient d’une ville identique à une autre ville identique pour parler ou pour écouter, ou encore faire un rapport sur ceux qui avaient parlé ou écouté. Parfois, tandis qu’ils étaient réunis, leurs villes tombaient en pièces comme des cœurs brisés. Ils finançaient, organisaient ou assistaient à de grands banquets. À ces banquets, des hommes et des femmes très sérieux se levaient et parlaient d’ordres du jour tels que « Pourquoi les pauvres sont-ils si nombreux ? » et « Pourquoi les pauvres sont-ils déterminés à demeurer pauvres ? » ou encore « Faut-il rendre la chasse au hengiss moins dangereuse ? »
LE HENGISS – Aucun véritable animal n’a survécu dans aucune des millions de millions de planètes de la Galaxie Zed. Le hengiss est un produit. Comme le hengiss est constitué de stellena, un matériau d’acier-plastique qui comporte son propre ADN humain héréditaire, on considère que c’est un animal et, en fait, il ressemble à un poitrail de cheval griffu pourvu de deux jambes. Il se nourrit de mutantin. En dix jours, un hengiss est nourri, dressé et soigneusement torturé pour améliorer son tempérament.
LA CHASSE – Tous les dix jours, une chasse se tient dans chacune des villes. Au début de la chasse, c’est l’uniformité qui prévaut. On amène l’hengiss du moment au centre de la place principale, la même dans chaque ville, et on le lâche au même instant. Le hengiss sort, court comme un fou, cherche à s’échapper. Ce n’était pas prévu. C’est le grand crime. Ses mouvements sont imprévisibles. Mais il est pourtant essentiel que sa fin soit prévisible. Les Riches se jettent à sa poursuite, tous vêtus de mobiles, ils font beaucoup de bruit, ils accélèrent, accélèrent, se heurtent les uns les autres, avec des étincelles et des étincelles, ils dévient et se cognent dans leur poursuite.
LES VAINQUEURS – Devant il y a le grand hengiss qui court. Il quitte les rues pour grimper sur un immeuble, un grand immeuble dont les murs enflent et brûlent quand monte le hengiss. Par les fenêtres, brûlant, enflammant, explosant sur son passage, c’est la course à travers les pièces, les portes, les murs et les fenêtres. Les mobiles s’élèvent comme un essaim de frelons à sa poursuite. Beaucoup s’écrasent. D’autres, plus habiles, coincent l’animal qui fuit. Ils plongent à sa suite et courent sans relâche, à la fin le hengiss est rattrapé, jusqu’à ce que, désespéré, il finisse acculé. Alors les Riches les plus proches se jettent sur lui et le matraquent à mort à coups d’armes nucléaires. Il s’ensuit un banquet en l’honneur des vainqueurs.
L’UNICRATE – Dans les dimensions supérieures siège l’Unicrate, le Faiseur des mondes. Ces dimensions sont multiples, elles se reflètent les unes les autres, parfois se multipliant, parfois diminuant. Elles diminuaient jusqu’à ce que le Faiseur des mondes atteigne la taille d’une tête d’épingle, si tant est que la taille signifie quelque chose. Ou encore elles enflaient comme un nuage nucléaire jusqu’à ce que le Faiseur des mondes soit Lui-même plus grand que l’univers qu’il contrôle, si tant est que de telles dimensions aient encore à voir avec le facteur taille.
Ces dimensions avaient été débarrassées de la taille et du temps. L’éternité n’existait pas ; le temps non plus. Il n’y avait qu’un Présent étiolé.
L’Unicrate mesurait personnellement les dimensions.
Sous une de Ses mâchoires, sur Son flanc gauche, se trouvait une réduction alectrolique de Galaxie Zed. La mâchoire faisait courir son sensor sur cette réduction, qui ressemblait un peu à une gigantesque chambre noire, où les soleils et les planètes bougeaient selon une loi physique implacable – et les êtres vivants avec eux.
La partie pratique de l’Unicrate parlait à Sa partie réflexive dans le langage de l’impulsion lumineuse qu’il utilisait pour l’automéditation.
« Mon plan ne fonctionne pas bien. »
La réflexion répliquait : « L’uniformité a triomphé. Les lois physiques ont été trop strictement établies. »
« Elles ont leur part de hasard. »
« Pas assez. »
« Je vois que l’homme du Porche X survit, tandis que celui du Porche Y meurt. C’est le hasard. »
« Oui, mais c’est le seul effet qui s’applique dans toutes les villes de tous les millions de millions de planètes de Galaxie Zed. »
« Faut-il prendre des mesures ? »
La réflexion reprit : « Il y a des éons de cela, nous avons envoyé là-bas un Fils pour stimuler les choses et rafraîchir les idées. On pourrait tenter à nouveau la même expérience. »
« Oui, mais pouvons-nous en attendre plus de succès ? Je sens qu’il faudrait mettre ce plan au rancart. »
« Sûrement. Mais un dernier essai… »
LE FILS – Au même instant exactement, ignorant les années-lumière, les fils de l’Unicrate se matérialisaient sur chacune des millions de millions de planètes de Galaxie Zed. Le Fils était essentiellement constitué d’impervium. Son visage était un masque bienveillant et immuable, son cœur, immobile, envoyait des impulsions électriques. Il alla d’abord chez les pauvres, qui eurent peur de lui et tremblèrent. Ils ne s’enfuirent pourtant pas, espérant un possible avantage gratuit.
« Ne désespérez pas. Un jour la Galaxie sera à vous et elle vous appartiendra. » Ainsi le Fils parlait-il aux pauvres. À quoi ils répondirent en criant « Foutaises ! »
« Vos enfants sont si maigres. Et pourtant ils sont beaux. Permettez-leur de me suivre. » À quoi ils répondirent en criant : « Pédophile ! »
« Que puis-je faire pour vous aider ? » À quoi ils répondirent en criant : « Tue les riches ! »
« Espèces de misérables scélérats ! » dit le Fils avec mépris.
LE PIÈGE – Quand le Fils arriva dans les quartiers où vivaient les Riches, il rencontra un homme gros et à l’air méchant qui préparait un piège pour tuer son rival. Il avait entièrement rempli le quinzième étage de son palais, sur une profondeur de vingt pieds, de viscosités, de sang et d’os concassés provenant de morts récents. Au quatorzième étage, attendait un festin, auquel était invité le rival honni. Quand le rival serait assis, il suffirait d’appuyer sur un bouton et tout le contenu de l’étage du dessus se déverserait et le noierait.
Le Fils dit au gros homme : « Je cherche un peu de pitié par ici. Ne peux-tu pardonner à ton rival et ainsi sauver ton monde ? »
« Il est écrit qu’il doit mourir, dit le gros homme. J’ai consulté un psychodéterministe qui a dit que mon rival mourrait aujourd’hui. Je ne peux donc pas arrêter le processus, même pour sauver ce monde. »
Le rival arriva, défiant, intrépide, sournois. Il considéra la table lourdement chargée et s’aperçut que les piles de fruits étaient en plastique. Une recherche à infrarouge rapide révéla le bouton mortel. Se précipitant sur son gros ennemi, il mit le doigt sur le bouton. Le plafond s’ouvrit. Il en descendit le déluge rance. Les deux hommes furent noyés, agrippés l’un à l’autre avec haine.
Le Fils décréta qu’il n’y avait pas de remède pour ce monde.
Tous les Fils décrétèrent qu’il n’y avait pas de remède pour leur monde.
LA DESTRUCTION – Le travail de destruction commença rapidement. Des crevasses ressemblant à des bouches rouges brûlantes apparurent, déchirant le manteau des planètes comme si c’était des vêtements. Les hengiss plongèrent dans ces gouffres, s’échappant enfin, mais seulement pour être immédiatement consumés. De petits objets, comme des chaussures, s’échappèrent du sol torturé, coururent par milliers le long des palais des Riches, en mangeant la maçonnerie sur leur passage. Les Riches tombèrent en hurlant tandis que leurs maisons disparaissaient comme du massepain. Une grande tempête de vent se leva, soufflant les pauvres gens comme des fétus de paille dans les gouffres ardents. Les montagnes se soulevèrent, les vallées se creusèrent. La planète sombra dans son supplice. Même l’atmosphère brûla.
LA STATUE – Le Fils, qui surveillait tout, marchait au bord d’un lac de lave. Là, sur toutes les millions de millions de planètes, il vit une statue monumentale. Elle était vêtue d’un manteau de fumée. C’était une femme dont les cheveux de bronze volaient au grand vent. En s’approchant, le Fils vit que la statue bougeait. Ce n’était pas une femme, ni une statue, mais quelque chose entre la statue et la femme, et les cheveux de bronze étaient d’un métal inconnu.
« Pourquoi détruis-tu cette planète ? » demanda la semi-femme d’une voix profonde.
« Toutes les planètes, tous les millions de millions de planètes doivent être détruites. L’Unicrate supprime Galaxie Zed. Le plan ne marche pas. »
« C’est l’Unicrate qui est responsable. C’est lui qu’il faut détruire. »
« On ne peut pas détruire l’Unicrate. Mais toi, si. »
La semi-femme dit de sa voix profonde et mélancolique : « Non, je ne peux pas être détruite. Je suis le Contrôleur de Galaxie Why, où nous faisons mieux les choses. »
« Ah oui ? dit le Fils, sarcastique. Comment ça mieux ? »
« Toi, Fils, tu ne connais que l’intellect. Pas la compassion. Pas l’émotion. Ton plan ne marchera jamais. »
« Mais, s’exclama le Fils triomphant, je peux et je vais balayer cette planète. Et avec elle le million de millions d’autres planètes ! »
L’UNION – Tout en parlant, le Fils tapa dans ses mains. Le monde se mit à bouillir. Il rétrécit et la galaxie tout entière rétrécit également, provoquant des chaleurs infernales. L’obscurité avala la lumière, la lumière mordit au ventre le noir. Une soupe de matière se forma rapidement, cailla, émit de la radiation. Les électrons de la partie extérieure de l’atome furent déchirés si bien qu’un ragoût de noyaux et d’électrons se mit à bouillir et à flamber. On approchait de l’anéantissement total en un millionième de seconde quand la semi-femme attrapa le Fils dans ses bras puissants et l’entraîna instantanément dans la galaxie Why, pour former une nouvelle union.
BANG – L’espace, le temps et l’énergie furent réduits à rien. La galaxie entière tenait dans la pupille d’une puce. La contraction fut à peu près instantanée. Alors, purifié, tout explosa une nouvelle fois dans la furie d’une énergie renouvelée.
L’Unicrate cria de bonheur à ce Big Bang.