LA VIEILLE MYTHOLOGIE
Les infiltrateurs se déroulèrent sur les grands côtés de toutes les ruches urbaines. Des centaines, des milliers de gens suspendirent leur course pour regarder avec délice, envie ou catatonie le visage radieux qui brillait sur les murs aveugles. La ruche entière était illuminée par les yeux, le nez mutin, les gencives roses et les dents immaculées de DoraDeen Englaston.
Elle parla.
« Je vais bientôt devenir Day. Day, tout simplement ! Je suis si contente de tout cela et de la chance qui m’arrive. C’est aujourd’hui le tout premier jour du merveilleux vingt-deuxième siècle et j’ai gagné le premier prix du concours. J’ai tellement de chance !
« Le prix consiste à être projetée par le PDT, le supergénial Projecteur de Déplacement Temporel – ouaouh ! ! ! »
Zoom zoom, fit l’objectif, jusqu’à se perdre presque entre les tendres lèvres roses et se nicher sur l’épique épiglotte.
« Le PDT va pouvoir m’envoyer là où je le souhaite dans le temps, et je me glisserai dans le personnage que je choisirai à l’époque que je choisirai. Est-ce que ça n’est pas extra ? La machine va se mettre en marche devant vous. »
DoraDeen avait été comédienne dans une série télé. Elle n’avait quasiment plus un os d’origine dans le corps. Elle n’avait plus une once de sincérité dans le corps. Ce corps qui commençait à se tordre au fur et à mesure que le PDT prenait de la puissance.
« Mon Dieu, c’est tellement bizarre. Je suis vraiment partie maintenant… » Le panorama des époques révolues se déroulait devant elle. « Oh oui… je vois l’Empire britannique. Et, oh la la, les Romains ! la Grèce ! Et là, qui c’est ? Les Scythes ? Jamais entendu parler des Scythes… »
Sa voix était plus faible à présent, son image sur les parois de la ruche, plus petite.
« Oh, je suis heureuse d’échapper aux horreurs de mon siècle – le commercialisme, les tueries, la teinture des cheveux, la drogue – et par-dessus tout la misère de la vie familiale. Ouahou ! ! ! C’est pour ça que je reviens à l’Eolithique, quand le monde était neuf, avant la décadence.
« Je veux appartenir à une famille normale de l’âge de pierre, avec un gentil père et une quantité de frères et sœurs affectionnés. Un nouvel horizon s’ouvre devant moi… bordé d’amour et de valeurs familiales simples et démodées… »
La voix de DoraDeen s’évanouit. En dessous, le mouvement reprit.
Une grande forêt s’étendait partout. Personne ne pouvait dire où étaient ses limites. Les grands arbres avancèrent jusqu’à ce que, rang après rang, ils atteignent les océans.
Ici ou là, de petites communautés s’étaient installées. Dans l’une de ces communautés, les cochons fouillaient et grognaient, attachés par les pattes à des pieux. Leur vie était aussi frugale que celle des humains qui les avaient capturés. Ils avaient peu de goût pour la domesticité.
Là où se trouvait autrefois cette clairière, ce ne sont aujourd’hui qu’autoroutes qui s’élancent au loin, stations service et entassements urbains. Les papillons sont partis ainsi que les fleurs des champs. Beaucoup de choses ont changé – mais pas la vie de famille dont rêve DoraDeen.
Harmon se faisait beau pour la fête. Ses fils avaient annoncé qu’ils préparaient cette fête pour célébrer sa puissance. Il se tailla les moustaches avec le bord d’un coquillage. Il s’enduisit les épaules avec une huile provenant d’une plante rare. Il attacha une plume éclatante dans ses cheveux. Il revêtit une robe neuve, en l’attachant de manière à ce qu’elle lui cache l’estomac et ce qu’il y avait en dessous. Il était beau comme un roi.
Puis il avança d’un pas raide.
Les nuages menaçaient. Le jour semblait ne pas s’être levé. Le Soleil Dieu avait étendu des couches de brume très près du sol. Le brouillard se déroulait à mesure qu’Harmon avançait vers le lieu du rassemblement. Le chant régulier des oiseaux était parfois interrompu par le son éloigné d’un cor.
Dans la clairière, on avait élevé un trône de bois. Les trois filles d’Harmon prenaient position autour du trône, harmonieusement, de part et d’autre. Les filles étaient jeunes et légèrement vêtues. Elles portaient des fleurs d’orangers piquées dans leurs coiffures élaborées et dans la toison de leur mont de Vénus, l’une portait des petites fleurs bleues et la seconde des petites fleurs rouges. Quant à la troisième, Day, elle portait un brin de laurier aux endroits vitaux.
La brune se dénommait Via, la blonde Roa. Elles firent un signe de main poli à leur père. C’est aussi ce que fit la châtain, Day, un peu plus vaguement, car elle était autrefois DoraDeen, il y a si longtemps que cela lui semblait un conte de fées.
Harmon s’arrêta. Sentant un danger, il s’accrocha plus fermement au bâton qu’il portait. Il regarda autour de lui, remuant sa vieille tête hirsute d’un côté et de l’autre. Il ne semblait pas y avoir de raison de s’inquiéter.
Lentement, il s’approcha du trône. Il embrassa d’abord Roa, puis Via et enfin Day, sur les joues. Les filles n’exprimèrent aucune émotion. Day se dit seulement : « C’est drôle ! Ouahh, je suis à l’âge de pierre avec mes nouvelles sœurs ! Je suis déjà entrée dans mon personnage. » Elles inclinèrent la tête pour recevoir ses vieux baisers piquants. Harmon ramassa les plis de sa robe autour de lui et s’assit sur le trône – qui, il y a peu de temps encore, était une bûche.
Le son du cor retentit à nouveau.
Il s’adressa avec un soupçon d’impatience à ses filles. « Où est la fête à laquelle mes fils m’ont invité ? »
« Attends un instant, père, dit Roa, tâche d’être patient. »
« Tu vas bientôt avoir ce que tu mérites, père », dit Via.
« Quelque chose va se passer », pensa Day. Elle se tortilla un peu.
De différents endroits de la grande forêt, trois jeunes gens apparurent. Ils portaient sur leurs bras étendus devant eux, dans le geste de ceux qui portent des cadeaux, une épée, une dague et une hache.
Celui qui portait l’épée se dénommait Woundrel.
Celui qui portait la dague se dénommait Cedred.
Celui qui portait la hache se dénommait Aledref.
Aledref, Cedred et Woundrel étaient seulement couverts de pagnes, et coiffés de casques de cuir noir ornés de cornes. Aledref portait un cor accroché à l’épaule. C’étaient les fils d’Harmon, jeunes, féroces et alertes.
Ils s’approchèrent de leur père. Leurs armes étaient alors posées à leurs pieds. Ils s’inclinèrent devant Harmon qui les reçut avec courtoisie.
« Ainsi, mes fils, je vous salue chaleureusement, grogna Harmon, d’un air moins aimable que ses paroles ne le laissaient entendre, bien que vous soyez en retard. Que signifie cette cérémonie ? Je m’attendais à être fêté ici par un festin, avec de la nourriture et des flacons de vin. Pourquoi m’apporter des armes alors que je souhaite une jeune vierge ? Pourquoi m’imposer des visages comme les vôtres qui ne portent pas trace de joie ? »
« Nous venons pour te tuer, père », dit Aledref.
« Nos armes sont faites pour la mort, pas pour les festivités », dit Cedred.
« Mais d’abord, nous voulons entendre ce que tu as à dire », dit Woundrel.
« À dire ? Mais je n’ai rien à dire ! rugit Harmon. Comment osez-vous parler de me tuer ! J’ai toujours été un bon père pour vous. Et pour les filles. Je vous ai nourris. J’ai essuyé vos petits derrières sales quand vous étiez bébés. Je vous ai portés sur mon dos quand vous étiez petits. Je vous ai laissés me grimper dessus. Je vous ai appris à courir, à vous battre. Je vous ai raconté les histoires de ma jeunesse, comment j’ai tué le dragon. »
Cedred dit : « Mais tu n’as jamais tué de dragon. Tu l’as inventé. »
« Fils, tu ignores ce qu’est le vrai courage. Par Jarl, quelle vie vous m’avez faite, ce que vous étiez empoisonnants ! Vous avez gâché mon sommeil, ruiné mes siestes et dévasté ma vie amoureuse. Même quand je parvenais à mettre votre mère sur le dos et que… »
« Nous ne voulons pas le savoir », hurla Aledref.
Harmon pointa sur lui un doigt tremblant. « Oh, tu peux faire le délicat, Aledref, mais tu étais le pire. Un enfant stupide et arrogant ! Pourtant j’ai sacrifié des années à ton bonheur. »
Aledref répondit d’une voix glacée : « Le problème n’est pas ce que tu as fait et ce que tu n’as pas fait, père, mais ce que tu es. »
« Oh ? Et qu’est-ce que tu estimes que je suis exactement dans ton esprit obtus ? »
Cedred répondit, aussi froidement que son frère aîné : « Tu es une nullité, père. C’est ce que nous pensons profondément. C’est pour cela que nous allons te tuer. »
« Moi, une nullité ? Mais, espèces d’idiots, je suis la source de vos vies. Je suis connu partout pour mon habileté aux armes. Est-ce que je ne ris pas, je ne pleure pas, je ne saigne pas, je ne pisse pas avec force et grandeur, ainsi que beaucoup d’autres choses encore ? Un nul – quoi ? Je n’ai jamais rien entendu d’aussi absurde. Je ne pense pas que vous feriez mieux, vous ! Et la machine volante, je ne l’ai pas inventée ? »
« Elle s’est écrasée, père », dit Aledref.
« Oui, mais seulement parce que tu n’as pas battu des ailes assez vite. »
« Assez parlé, père, dit Cedred en quêtant l’approbation d’Aledref. Tu fais le fanfaron, comme d’habitude. Il est l’heure de te tuer maintenant. »
Woundrel intervint et dit : « Que père fasse un dernier sacrifice au Soleil Dieu avant de mourir. »
« Je l’emmerde, le Soleil Dieu, rugit Harmon. Je vous casse la tête avec mon bâton si vous osez m’approcher. » Se tournant vers ses filles, Via, Roa et Day, il dit : « Que pensez-vous que dirait votre pauvre mère si elle pouvait entendre ces impertinences, les filles ? »
Via rit. « Oh, elle dirait “Tel père, tels fils”, j’imagine. »
« Tu as toujours tout pris à la légère, petite pute », dit Harmon. Il se tourna vers Roa. « Est-ce que tu as une bonne parole pour moi, Roa, ma chérie ? Tu sais que je t’ai toujours aimée plus que les autres. »
« Vraiment, papa ? Et pourtant tu oubliais mes anniversaires. Tu étais toujours absent quand j’avais besoin de toi, tu n’étais pas là quand j’étais malade… »
« Tu as toujours été une petite personne fragile. »
« Fragile ? J’étais sous-nourrie, oui. Tu as toujours donné la préséance à ces trois porcs gloutons, tu m’as obligée à les servir et à nettoyer derrière eux, alors qu’il aurait dû être évident, même pour toi, que j’étais beaucoup plus intelligente que les garçons. Qui a eu la première l’idée de cuisiner la viande et de la parfumer aux herbes ? Hein, moi, bien sûr. »
« C’est mère qui a eu l’idée des herbes », dit Day doucement et elle se félicita d’avoir glissé la remarque.
« Mère ! s’exclama Roa avec dégoût. Mère ! Qu’est-ce qu’elle a jamais fait ? Un peu de bien sans intérêt. Personnellement, père, je pense que tu t’es marié avec elle parce qu’elle était particulièrement stupide… Tu avais vraiment vraiment besoin de quelqu’un de plus bête que toi. Pas étonnant que tes fils soient devenus de pareils crétins. »
« Écoute-la donc parler ! s’exclama Aledref. Qui est-ce qui s’est assise sur un python sans faire attention ? Qui a inventé la robe ? Qui est tombée dans le fleuve et a dû être repêchée quand elle était petite ? »
Roa rétorqua furieuse : « Je suis tombée parce que tu as fait exprès de lâcher ma main quand j’étais penchée au bord de la rivière. Et qu’est-ce que je faisais ? J’essayais de t’apprendre à attraper les truites ! Mais non, toi et tes stupides crétins de frères, vous n’avez jamais pu apprendre cet art, de même que vous n’avez jamais appris à pêcher à la ligne. Quant à… »
« Suffit ! rugit Harmon. Taisez-vous tous immédiatement ! Vous n’arrêtez pas de vous quereller. Vous êtes une épine dans ma chair. À vous tous, vous m’avez gâché la vie. Je ne me suis jamais remarié parce que vous étiez toujours dans mes pattes. »
Et la discussion continua. Le Soleil Dieu se leva, pâle et anémié, tandis que la famille exhumait ses vieilles rancunes et les ressassait. Le silence finit par se faire, quand les enfants de Harmon, couchés dans l’herbe humide, essayèrent de se rappeler d’autres griefs anciens.
Harmon se leva en s’aidant de son bâton, respira profondément et épousseta la poussière de sa robe.
« Eh bien, vu mon grand âge, je m’en vais. Je vous laisse à vos histoires. Je vais vivre agréablement durant mes dernières années. »
Aledref saisit la hache qui était restée à ses pieds toute la matinée. « Tu ne nous échapperas pas si facilement, père. Tu n’as jamais cessé de rôder partout et d’essayer de nous gâcher la vie. C’est fini ! Vous êtes prêts, les gars ? »
Woundrel leva une main. « Non, ne soyons pas si hâtifs, Aledref. Je veux dire, quand on y pense, quand père dit que nous n’arrêtons pas de nous quereller, je me demande si… »
« Mais nous ne sommes pas tout le temps en train de nous quereller, s’exclama Cedred. C’est toi qui te querelles. Est-ce que je me querelle, moi ? Je la ferme toujours, sinon Aledref me frappe. »
« Je ne t’ai pas frappé depuis des années ! »
« Mais tu es un tueur, reconnais-le. »
« Ce n’est pas vrai. Je suis ton protecteur. Qui est-ce qui a maîtrisé le babouin la semaine dernière ? »
« J’essayais de l’apprivoiser ! »
« Eh, vous deux ! s’exclama Woundrel en les interrompant. Roa a raison. On se comporte comme des crétins. Roa est plus intelligente – et en tout cas plus jolie que nous. »
Roa envoya un baiser à Woundrel. « Viens me retrouver au lit ce soir, mon chéri. »
« Bon, ça suffit ! dit Harmon. Je déclare la séance levée. C’est bientôt l’heure du déjeuner. Allons. Via, prépare nous quelque chose de simple. Ne te complique pas trop la vie. Juste un iguane, farci aux alouettes. Et puis nous passerons tous agréablement l’après-midi. Vous pourriez aller vous promener le long de la rivière, sans vous quereller, tous ensemble gentiment. »
À ces mots, Aledref se saisit immédiatement de sa hache et Cedred de sa dague. « Tu ne t’en tireras pas comme ça. Nous allons te tuer, espèce de nullité ! Sur-le-champ ! »
Via se précipita en faisant de grands signes de détresse. Elle se mit devant son père, face à ses frères. « Attendez ! C’est vrai, père mérite peut-être la mort pour toutes les choses horribles qu’il a faites et pour toutes les choses bonnes qu’il a omis de faire – comme par exemple, en ce qui me concerne, m’éduquer. Mais vous devez avoir la bonté de le tuer honnêtement. Oubliez toutes ces histoires de nullité. Nous sommes tous des nullités. Mais si, nous en sommes, Aledref – sinon pourquoi continuerions-nous à vivre dans cette forêt misérable ? Pourquoi est-ce que je n’ai pas de fleurs convenables à mettre dans les cheveux ? »
« Nous sommes un peu primitifs », dit Day, avec un rire nerveux. Les autres l’ignorèrent.
« Voyez-moi ça ! s’exclama Aledref en ricanant. Tire-toi de là, chérie, ou tu pourrais y passer aussi. »
« Si tu veux revenir dans mon lit ce soir, tu ferais mieux d’écouter ce que j’ai à dire », lui répliqua Via.
En roulant des hanches, elle s’approcha de son père et passa un bras protecteur autour de son épaule. « Père, ces garçons sont encore incapables de te dire pourquoi ils veulent te tuer : leurs facultés d’analyse sont limitées. Alors c’est moi qui vais le dire. La vérité, c’est que, quoi qu’ils fassent, ils sont étouffés par ta présence. Ils ne peuvent pas devenir adultes tant que tu es là. Nullité ou pas, ta vie, ton existence sur Terre, les empêche de respirer. »
Harmon s’était recroquevillé sur son trône improvisé devant la menace de son fils. À présent, il s’était remis. Il répondit calmement à sa fille, d’une voix assurée : « Non, ce n’est pas ça la vérité. Je n’étouffe pas leur vie. Cette manière de “se sentir étouffé” n’est qu’une expression de leur insuffisance. Je n’y suis pas pour grand chose. En fait, je suis leur espoir, votre espoir – celui d’Aledref, de Cedred, de Woundrel, de Roa, de Day et de toi-même, ma chère bonne Via. Parce que, quand je serai transpercé par les flèches du Soleil Dieu, quand j’aurai quitté ce monde dans les bras du Soleil Dieu, vous constaterez alors que son regard est fixé sur vous. Vous serez la génération suivante à partir. Tant que je suis là, à déambuler, à picoler, à suer, à courir les filles, à jurer, à chier – tout ce que vous haïssez le plus en moi – vous pouvez être tranquilles. Une fois que je serai parti, eh bien, les flèches d’or seront pointées sur vos misérables cœurs égoïstes. »
Un silence suivit ces paroles. Même Aledref avait baissé son féroce regard vers le sol pour essayer de penser. C’était comme s’il sentait déjà que l’arc d’or était tendu et que la flèche qui donnait la mort était dirigée sur ses organes vitaux.
Day rassembla son courage et dit : « On ne peut pas tuer papa juste comme ça. Il faut faire un vrai procès. Et puis, qu’est-ce que mère penserait de nous ? Vous savez, il est possible qu’elle nous regarde depuis… depuis une autre sphère simplement. Peut-être qu’elle a les yeux sur nous en ce moment même… Moi je crois qu’elle s’est transformée en cerf et qu’elle s’est enfoncée dans la forêt. »
Roa ricana : « Elle s’est plutôt transformée en hippopotame, c’est plus plausible ! »
Mais Day ne se laissa pas détourner. Elle leur expliqua qu’il y avait un côté spirituel à ce qu’elle appelait « l’histoire idiote de vouloir tuer ». Elle leur dit qu’ils devaient se rendre compte que leur père, s’il était assassiné comme ça, pourrait devenir une menace encore plus grande pour leur bien-être et que son fantôme pourrait revenir les hanter. Peut-être que le fantôme empoisonnerait le trou d’eau ou infesterait la hutte de cancrelats.
Woundrel lui fit remarquer avec hauteur que les cancrelats devaient encore évoluer. Les choses qui rampaient étaient des trilobites. Il en écrasa un qui passait.
Il parut à Day qu’il y avait des choses qu’elle pouvait améliorer dans leurs conditions de vie. Tant qu’ils en étaient à parler de la maison, dit-elle, il était très malsain de mettre le foyer au milieu de la cabane. Cela faisait de la fumée et la fumée était mauvaise pour eux. Elle se tourna vers ses frères et leur demanda pourquoi ils n’avaient pas construit un foyer et une cheminée, plutôt que de traîner toute la journée.
« Nous sommes fatigués, dit Cedred. C’est la malnutrition. »
« Je ne vois pas bien ce que c’est, une cheminée », dit Woundrel.
« Je songe à me marier », dit Aledref.
Harmon regardait ses pieds pensivement. « Je ne me suis jamais remarié. Vous étiez toujours là à rôder avec vos misérables remarques désobligeantes. Des querelles, toujours des querelles. À présent, je vais vous laisser à vos affaires. Je vais vivre mes vieux jours dans une véritable indépendance. »
« Oh mon Dieu, s’exclama Day. Est-ce que vous êtes toujours aussi cruels les uns envers les autres ? Par comparaison, le vingt-deuxième siècle est vraiment agréable. Comment puis-je y retourner ? »
Via la gifla pour la punir de dire des bêtises. Day éclata en larmes, ce qui fit rire les autres.
« Bien, j’ai parlé. Maintenant j’ai fini », dit Harmon, avec un soupir, en se levant de son siège.
Aledref lui barra la route. Il dit que tant que son père serait vivant, il serait toujours à rôder quelque part dans le voisinage, à leur faire sentir leur infériorité. Il se tourna vers ses frères et passa un doigt suggestif en travers de sa gorge.
Woundrel lui demanda d’attendre, il y avait quelque chose de vrai dans ce que disait leur père, qu’ils se querellaient tout le temps.
Cedred nia qu’ils se querellaient tout le temps. « Quoi qu’il en soit, c’est toujours toi qui te disputes. »
« Moi, quand est-ce que je me suis disputé ? demanda Woundrel furieux. Si je ne la ferme pas, Aledref me frappe. »
Aledref nia. Il n’avait pas frappé Woundrel depuis des années. Cedred lui dit qu’il était quand même une brute.
Aledref nia aussi ce point. N’avait-il pas toujours protégé Cedred ? Il n’y avait pas une semaine, ne l’avait-il pas débarrassé du babouin qui l’attaquait ?
« Tu lui as fait peur, oui, dit Cedred. Mais j’essayais de l’apprivoiser. Tu interviens toujours dans ma vie. »
Woundrel était couché sur le dos et s’appliquait à faire une guirlande de pâquerettes avec ses doigts de pieds. Il jeta un regard méprisant à ses frères. « Vous n’arrêtez pas de bavarder tous les deux. Roa a raison de dire que nous sommes des crétins. Nous nous comportons vraiment comme des crétins. Roa est beaucoup plus intelligente que nous ne le serons jamais. En plus, elle sent meilleur et elle est bien plus jolie. »
Roa envoya un baiser à Woundrel et l’invita à la rejoindre dans son lit à la tombée de la nuit.
« Est-ce que nous n’avons pas déjà vécu tout cela ? » demanda Day, mal à l’aise. Leur mémoire paraissait tragiquement courte.
Harmon frappa dans ses mains et déclara la séance levée. Il se tourna vers Day et lui ordonna d’aller préparer les bons petits plats dont il avait envie, comme du lézard rôti farci aux grives. Day se rétracta à cette seule idée. Elle se moucha dans une feuille.
Quand Harmon se leva, en se balançant maladroitement d’un pied sur l’autre, Aledref ramassa sa hache et Cedred sa dague. Ils s’avancèrent vers leur père, en le traitant de nullité et en disant qu’ils allaient le frapper. Via se mit devant lui pour le protéger.
« Attendez ! fit-elle. Je sais que père mérite ce qui lui arrive. Aussi bien pour les mauvaises choses qu’il a faites que pour les bonnes qu’il a omis de faire, comme de m’apprendre l’astronomie ou me donner une éducation. Je n’ai aucune idée de ce que peut faire deux fois deux ! Mais après tout, nous sommes des nullités nous aussi, la lie de l’évolution. »
« Oh, mais ce n’est pas vrai, intervint Day. Du moins, je ne pense pas que ce soit vrai. Je dirais que vous êtes des homo erectus. C’était peut-être une impasse… »
« Arrête de dire des bêtises, dit Aledref en la bousculant. Je ne sais pas pour vous les filles, mais moi je descends du singe, un singe supérieur. Dégagez, les enfants, ou vous allez mourir vous aussi. »
Via lui envoya un coup de pied dans le tibia. « Tu ferais mieux de m’écouter si tu veux venir dans mon lit ce soir. Alors, la ferme ! » Elle se tourna vers son père, avec des mouvements lents, les mains ouvertes de part et d’autre de la tête pour fixer son attention.
« Père, ces garçons stupides sont incapables de te dire les vraies raisons pour lesquelles ils veulent te tuer, alors je vais te les expliquer. La vérité, c’est que ta présence les étouffe. Ils ne peuvent pas devenir adultes tant que tu n’es pas mort et parti. »
À ces mots, Harmon explosa. Il avait rarement entendu de telles absurdités, dit-il. Il n’avait jamais cherché à étouffer quiconque – tandis que son père avait toujours essayé de l’étouffer, lui. Ils étaient simplement des incapables et cherchaient des excuses. En fait, il était leur espoir, leur seul et unique espoir.
« Quoi ? s’exclama Day. Et la religion dans cette histoire ? Vous avez une religion, forcément. »
Harmon ordonna qu’on laisse le Soleil Dieu en dehors de tout ça.
« Maintenant, j’ai fini », dit-il, en se préparant à partir.
« Non, s’il te plaît, attends, père, dit Woundrel en s’approchant et en posant une main sur le bras de son père. Je ne vois pas les choses tout à fait comme Via. Il y a du vrai dans ce qu’elle dit, mais ce n’est qu’une fille et les choses sont plus faciles pour les filles. »
« Tu crois vraiment, hurla Roa. Cochon ! »
Mais Woundrel ne se laissa pas dévier et continua à parler d’une voix calme. « Tu vois, tant que tu te pavanes ici, eh bien, Aledref, Cedred et moi, nous ne… enfin, nous ne sommes que des fils. Je veux dire que nous ne sommes rien de plus que des fils. »
« Vous êtes mes fils ! » dit le vieil homme fièrement.
« C’est bien le problème. Nous voulons être des hommes, pas des fils. »
« Vous êtes des hommes. Des hommes assez faibles… Qu’est-ce que vous racontez ? – Harmon considéra son fils : Pourquoi personne n’a-t-il inventé la psychiatrie ? »
« Ce que je veux dire, c’est que nous ne pourrons nous sentir vraiment des hommes que quand tu auras quitté la Terre. Ton meurtre est indispensable pour nous permettre de vivre comme des hommes, libres, adultes, qui prennent leur destin en main… »
« En d’autres termes, ton meurtre est une sorte de rite d’initiation, expliqua Aledref. Comme ça ! » Il souleva sa hache au-dessus de la tête et abaissa la lame sur l’épaule de son père, près de l’oreille gauche.
Harmon poussa un cri. Il essaya de se défendre avec son bâton mais Cedred se précipita et enfonça sa dague dans le ventre de son père. Quand Harmon tomba en arrière, son bâton s’envola dans l’air pour retomber quelques mètres plus loin. Roa s’en saisit, accourut et en donna un coup sur le crâne de son père.
« Prends ça pour toute ta méchanceté », s’exclama-t-elle.
Aledref, Cedred et Roa frappèrent tous les trois leur père qui roulait par terre en se tenant le ventre. Il essaya de se relever en se hissant sur les genoux, mais ils le cognèrent encore avec la hache, la dague et l’épée. Ils s’acharnèrent, jurant et haletant, bien après que l’âme de Harmon se soit envolée dans les bras du Soleil Dieu.
« Ça suffit, cria Aledref éreinté. Nous sommes des hommes à présent, tous les trois ! » Après avoir serré la main de Roa et de Cedred, il s’assit sur le corps recroquevillé de son père et essuya la sueur de son front.
« Ne t’assieds pas là comme ça ! s’exclama Roa. Tu vas être tout ensanglanté et qui te lavera ton pagne ? »
Woundrel s’approcha et s’adressa à Aledref. « Bien, tu as fait ce que tu avais à faire. Ayons au moins la décence de le manger maintenant. »
« Pas question. Qu’est-ce qu’il a jamais fait pour nous ? » Se tournant vers son autre frère et vers Roa, Aledref claqua des doigts. Il se leva, écartant Woundrel.
Day poussait des cris aigus. « Horreur ! Horreur ! criait-elle. Et ma famille qui était baptiste ! »
Ils prélevèrent la tête de leur père et ses parties génitales, avant de l’enterrer dans la clairière. Ils lui retirèrent les intestins qu’ils répandirent dans la forêt.
Woundrel, tout pâle, observait ces opérations en silence.
Via éclata en sanglots et s’enfuit en courant de la clairière. Ce soir-là, en préparant le dîner, les yeux encore gonflés par les larmes, elle cueillit accidentellement une herbe empoisonnée dont elle parfuma le ragoût. Ils tombèrent tous malades.
Quand le Soleil Dieu étendit son manteau d’aurore sur le monde, les enfants d’Harmon étaient tous morts. Mais là où était enterrée la tête d’Harmon poussa l’Arbre de la Connaissance et là où étaient enterrées ses parties génitales furent créées deux personnes, un homme et une femme. Et les intestins, répandus dans la forêt, se transformèrent en serpent.
Et l’homme et la femme, innocents dans leur nudité, regardèrent le monde et le trouvèrent bon. En tout cas, tant que le serpent ne se montra pas.
Ainsi un nouveau mythe était né.