POUR TENTER DE PLAIRE
(Une histoire pour Stanley Kubrick)
« Les Supertoys durent tout l’été » est l’histoire d’un petit garçon qui, malgré ses efforts, ne parvient jamais à plaire à sa mère. Il est déconcerté et ne comprend pas qu’il est un androïde, une construction habile de l’intelligence artificielle, comme son unique compagnon, son ours en peluche.
Cette histoire avait beaucoup touché Stanley Kubrick qui s’était montré désireux d’en faire un film. Après quelques discussions, je lui ai vendu les droits cinématographiques. J’ai travaillé quelque temps avec lui sur un scénario possible.
De manière peu surprenante, je l’ai trouvé génial mais exigeant. Après tout, son indépendance était chèrement gagnée. Stanley exigeait de lui-même autant que des autres.
J’ai vu un exemple de cette indépendance quand l’état-major de Warner Brothers a souhaité rencontrer Kubrick. Sous prétexte qu’il détestait les voyages en avion, Kubrick a obligé les directeurs, du soutien financier desquels il dépendait, à venir à Londres. Une fois là, ils l’ont invité à venir les voir à leur hôtel. Kubrick a répondu qu’il était trop occupé. Les représentants de Warner Brothers ont donc fait un nouveau déplacement pour venir le trouver à Saint-Albans.
Son équipe était traitée de la même manière : avec un orgueil génial mais exigeant. Il n’avait pas seulement besoin de préserver son indépendance, mais aussi de nourrir son mythe, le mythe d’un ermite génial, créateur et excentrique.
Ma relation avec Stanley était amicale. J’avais mentionné ses trois films de science-fiction dans mon histoire de la science-fiction, Bilion Year Spree, en disant que Docteur Folamour, 2001 : Odyssée de l’espace et Orange mécanique faisaient de lui « le grand auteur de SF de son temps ». Kubrick avait acheté le livre et était content du commentaire.
Il m’a téléphoné un jour au milieu des années 70. C’était une vraie surprise. Il a entrepris un long monologue, sans doute pour tester ma capacité d’écoute. Quoi qu’il en soit, j’ai dû passer l’épreuve, puisqu’il m’a invité à déjeuner avec lui. Nous nous sommes rencontrés en juillet 1976, dans un restaurant à Boreham Wood.
À l’époque, Stanley ressemblait à Che Guevara, jusqu’aux boots, au treillis, au béret posé sur ses cheveux bouclés et à la barbe. Nous avons parlé cinéma, SF et boisson. Ce fut une conversation agréable de bout en bout et qui se prolongea longtemps.
Barry Lyndon était sorti l’année précédente et malgré la beauté incomparable de la photographie, sa perfection froide n’avait pas rencontré les suffrages du grand public. Kubrick hésitait peut-être dans son choix d’un nouveau sujet. Notre relation était cordiale : nous déjeunions ensemble une ou deux fois par an et nous discutions toujours du genre de film qui pourrait faire un succès.
Je lui avais suggéré Martian Time-Slip, un roman des années 60 de Philip K. Dick. Stanley n’était pas intéressé. J’ai ensuite passé deux ans de ma vie à essayer de faire adapter ce roman à l’écran, en coécrivant le scénario avec mon agent de l’époque, Frank Hatherley.
Je suis allé plusieurs fois avec ma femme Margaret déjeuner à Château Kubrick avec Stanley et sa femme Christiane, qui était peintre et dont les toiles vives éclairaient les murs de la maison. Stanley aimait et admirait les acteurs. Il trouvait que Peter Sellers était un génie. Il avait une poignée de gens en qui il avait confiance, comme Sterling Hayden, Philip Stone, Norman Rossiter et Sellers. « Vous n’avez pas besoin de ce bout de dialogue, m’a-t-il dit une fois. Jetez-le. Un bon acteur peut suggérer tout cela juste avec un regard. »
Il disparut naturellement à l’époque où il tournait le roman de Stephen King, Shining. Il refit surface en août 1982, avec une lettre mentionnant notre précédent déjeuner où « nous avions presque tout le temps parlé de Star Wars et de la manière dont des histoires à peu près sans parole pouvaient réellement être une forme artistique ». Nous avions en effet eu une discussion passionnante et essayé d’énumérer les éléments nécessaires au succès d’un film de SF dans l’esprit des contes de fées. Ces ingrédients comprenaient : un garçon d’origine modeste qui doit combattre un méchant monstrueux, un groupe de copains bien assortis, des épreuves victorieuses, la défaite du méchant contre toutes les chances, et le jeune garçon qui gagne la main de la princesse. Puis nous avions ri : nous avions décrit Star Wars presque point par point.
Stanley poursuivait sa lettre en me parlant de « Supertoys ». À sa demande, je lui avais envoyé certains de mes livres dont The Malacia Tapestry et Moments of Eclipse, un recueil de nouvelles publié chez Faber & Faber, qui comportait « Les Supertoys durent tout l’été ». Stanley écrivait : « Je suis habité par la conviction profonde que la nouvelle est un bon point de départ pour une histoire plus longue, même si, malheureusement, je n’ai pas la moindre idée de la manière dont la développer. En tout cas, je commence à penser que le vieux subconscient ne se met vraiment au travail que quand les choses lui appartiennent… »
Cette histoire – une saynète, vraiment – était d’abord parue dans Harper’s Bazaar en décembre 1969 ; en 1982, confronté à de gros problèmes fiscaux, je l’ai vendue à contrecœur à Kubrick. Il a acheté tous les droits imaginables ; je me souviens que l’expression à perpétuité revenait fréquemment dans le contrat. Avec le recul, on voit que la propriété de l’histoire n’a pas changé grand-chose au processus de création de Stanley. Il ne pouvait toujours pas en faire un film.
Après toutes sortes de va-et-vient entre les agents, le contrat était signé en novembre 1982. Je me mis donc à travailler avec Kubrick au scénario.
Chaque matin, une voiture venait me prendre à ma porte, à Boars Hill, et me conduisait à Château Kubrick, à l’extérieur de Saint-Albans. Stanley avait souvent passé la moitié de la nuit debout, à errer dans sa grande maison solitaire, encombrée d’appareils. Il apparaissait tout ébouriffé et disait : « Allons prendre un peu d’air frais, Brian. »
Nous ouvrions une porte sur ses prés vallonnés. Stanley allumait une cigarette et nous faisions un tour, la moitié de la portée d’une balle de cricket, avec Stanley qui tirait sur sa cigarette. « Assez d’air frais », disait-il. Nous rentrions pour la journée. C’était une manière de plaisanterie. Notre relation était également une manière de plaisanterie.
À un moment donné, après avoir introduit un nouveau personnage dans l’histoire, Stanley m’a demandé : « Brian, que font les gens quand ils ne font pas de films et n’écrivent pas de science-fiction ? » Il était si intelligent, si passionné par son métier. Il était malheureusement impatient aussi et n’acceptait aucune proposition ni aucun développement qui ne lui plût pas d’emblée.
Au début, je ne voyais pas comment cette courte histoire pouvait être développée en un film de longueur normale. Puis un matin, au petit déjeuner, j’ai brusquement vu. « J’ai trouvé ! » ai-je dit à Margaret. J’ai téléphoné à Stanley. « Venez me voir », a-t-il dit.
Je suis venu. Je lui ai dit. Il n’a pas aimé.
Et l’affaire était terminée. Il n’acceptait jamais une idée à moitié, il ne l’examinait pas, ne cherchait pas à en tirer quelque chose. C’était sans doute un signe de clairvoyance, mais aussi peut-être de faiblesse.
Comme un présage, la première fois que je suis venu travailler avec lui, Stanley m’a offert une édition joliment illustrée de Pinocchio. Je n’avais pas vu ou pas voulu voir le parallèle entre David, l’androïde de cinq ans de mon histoire, et la créature de bois qui devient humaine. Il apparut que Stanley voulait que David devienne humain et souhaitait aussi voir se matérialiser la Fée bleue. Ne jamais réécrire consciemment les vieux contes de fées, ai-je dit.
Il était évidemment instructif de travailler avec Stanley. Le problème était seulement que je jouissais d’une totale indépendance depuis une trentaine d’années ; je n’avais aucun goût pour travailler avec quelqu’un d’autre, encore moins sous ses ordres. Mais nos relations étaient agréables. Quand nous étions bloqués, nous allions faire un bout de promenade et dire bonjour à Christiane. Elle était généralement en train de peindre dans une grande pièce vide, avec de magnifiques fenêtres donnant sur le monde des Kubrick. Stanley aimait également nous préparer à déjeuner, un déjeuner qui consistait ordinairement en un steak avec des haricots verts.
Je refusais que ma saynète devienne un long métrage. Stanley me tranquillisa. Il disait qu’il était plus facile d’allonger une nouvelle que de condenser un roman. Un film contient au plus soixante scènes, tandis qu’un roman peut en comporter des centaines, l’une se fondant dans l’autre sans coût supplémentaire.
D’ailleurs, disait-il, il avait adapté la nouvelle de Arthur C. Clarke, « La sentinelle », qui faisait deux cents mots, comme « Les Supertoys », et il en avait fait un long métrage. Nous pouvions réussir la même chose avec mon histoire. Ce n’est que plus tard que j’ai compris le défaut de son raisonnement : la nouvelle de Clarke regardait à l’extérieur du système solaire, la mienne à l’intérieur.
Nous nous sommes mis sérieusement au travail. Je notais chaque jour nos progrès dans un grand cahier rouge. Quand je rentrais à la maison le soir, nous prenions un verre, Margaret et moi, en bavardant. Puis venait le dîner, après lequel j’allais dans mon bureau transcrire mes notes sous forme de scénario sans dialogues, comme l’exigeait Stanley. Puis je faxais ces passages à Stanley. À l’époque, il était encore chic d’avoir un fax ; nous n’aurions jamais travaillé si facilement sans cela.
Cette tâche accomplie, je notais dans mon journal personnel les événements ou les non-événements de la journée. Il y eut, par exemple, la semaine où le monde parut sombrer dans la récession. Stanley suivait attentivement la Bourse. Il entra dans la pièce où je travaillais et me conseilla d’une voix lugubre : « Brian, je vais vendre toutes vos actions et acheter des lingots. » Pour ce qui est de l’or, mon lingot aurait eu la taille d’un paquet de chewing-gum.
Le lendemain, quand nous reprenions le travail, il pouvait aussi bien rejeter totalement le travail de la veille. Pas étonnant que nous ayons autant fumé et tant bu de café…
Mais pendant un temps tout alla bien. J’écrivis un épisode de liaison intitulé Taken Out en février 1983 et le lui faxai une nuit. Il me téléphona, délirant d’enthousiasme. « C’est excellent. Je suis très ému. La SF doit dire les choses comme si elles étaient ordinaires, sans besoin de les expliquer. »
Moi : « En d’autres termes, on traite le spectateur/lecteur comme s’il faisait aussi partie du monde futur que l’on décrit. »
Stanley : « Certainement. Pas besoin d’entrer dans les détails scientifiques insupportables. »
Moi : « Plus on explique, moins on est convaincant. »
Stanley : « Il n’y a que deux manières d’écrire : excellent et pas bon. »
Nous eûmes des périodes improductives. Je ne lui ai jamais autant plu qu’avec Taken out. Nous nous tordions souvent de rire en travaillant, mais nous n’avancions pas. Les intrigues se perdaient dans les sables les unes après les autres.
Stanley ne partageait pas ma confiance dans le récit. Il expliquait que, si un film peut contenir au plus soixante scènes, il n’a besoin que d’environ six « unités non submersibles », comme il les appelait (nous arrivâmes à trois avant de nous séparer, en adaptant deux de mes histoires plus anciennes, « All the World’s Tears » et « Blighted Profile » à l’intrigue de la nouvelle originale.)
Cette méthode des « unités non-submersibles » apparaît bien dans 2001. Le mystère de ce film tient en grande partie aux contrastes entre des parties disparates. La méthode est particulièrement efficace dans Shining. Des panneaux indiquant simplement « Un mois plus tard » ou « Mardi, 16 h » avertissent aimablement le public que quelque chose d’horrible se prépare et que Jack Nicholson va être un peu plus offensif que précédemment.
Stanley était un homme secret. Il ne racontait jamais ce sur quoi il travaillait par ailleurs. Jusqu’à présent le livre le plus perspicace sur l’œuvre de Kubrick est celui de Thomas Allen Nelson, Kubrick : Inside a film artist’s maze (Indiana University Press, 1982). Nelson trouve des principes tout à fait convaincants là où d’autres ne voient que des inconséquences, comme dans Shining (1980), et il les explique comme étant les ingrédients de toute histoire d’horreur. Le film aurait pourtant pu être amélioré si le personnage de Wendy Torrance (joué par Shelley Duvall) avait eu plus de nuances. À mon avis, la dame baragouine trop.
Il était étonnant de découvrir que Stanley ne savait pas quoi faire. Il me demanda un jour quelle sorte de film il pouvait faire qui rapporterait autant que Star Wars, tout en lui permettant de conserver sa réputation de conscience sociale.
Un jour, à Château Kubrick, il ne me parla que de E.T., le film de Spielberg. Il admirait peut-être la manière dont une grande partie de l’histoire est filmée à hauteur de hanches, pour suggérer la vision d’un enfant, tout comme certaines scènes de Shining sont tournées à la Steadicam du point de vue du jeune Danny Torrance. Il aimait les films de science-fiction. Nous avons regardé presque tout Blade Runner, de Ridley Scott, sur disque laser.
Stanley était persuadé qu’un jour l’intelligence artificielle allait l’emporter et que l’humanité serait détrônée. Les humains n’étaient pas assez fiables, pas assez intelligents. Lors de nos fréquentes pannes, nous examinions l’hypothèse de l’effondrement de l’Union soviétique et de l’envoi par les Occidentaux de tanks robotisés et d’androïdes pour sauver ce qui pourrait être sauvé. C’était une hypothèse suffisamment dramatique pour exciter notre imagination. Nous étions en 1982 et nous comprenions qu’il pourrait y avoir un écroulement économique de l’URSS – mais comment cela adviendrait-il ? Dans quelles circonstances ?
Nous avons abandonné cette idée au bout d’un jour ou deux. Mais supposons que nous ayons analysé les événements, que nous ayons été capables de décrire précisément ce qui s’est vraiment passé en 1989, avec sept ans seulement d’avance. Supposons que nous ayons donné comme président à l’Union soviétique un personnage comme Gorbatchev, que nous ayons montré la Hongrie ouvrant ses portes aux Allemands de l’Est pour leur permettre de rentrer à Berlin et en Occident, que nous ayons montré la chute du mur de Berlin, les gouvernements communistes votant leur départ du pouvoir, l’exécution des dictateurs, la fin de la guerre froide et le plus grand mouvement jamais vu en un jour des peuples européens. En fait, un moment unique dans l’histoire du monde.
Et si nous avions porté tout cela à l’écran en 1982 ? Personne n’y aurait cru. Même la SF est l’art du plausible. C’est là, pourraient dire ses critiques, que réside sa faiblesse. C’est la vie réelle qui assume l’art de l’invraisemblable, comme elle l’a fait à la fin des années 80 – et comme elle continue de le faire avec la création et le développement de l’Union européenne.
Les années passaient. Nous n’arrivions à rien. Stanley devenait plus impatient. La Fée bleue se levait toujours d’entre les morts. J’avais le sentiment d’être dévoré, tout en essayant de jouer mon rôle de mari et de père.
Stanley se heurtait à un problème crucial avec David, le petit androïde. David pouvait être représenté dans le film par un trucage. Mais le perfectionnisme de Stanley le poussait à envisager la construction d’un véritable androïde. Nous avons même imaginé cette possibilité assez sérieusement.
Le premier obstacle technologique auquel nous étions confrontés tenait à ce qu’il allait falloir faire un petit bonhomme qui bougerait – marcherait, tournerait, s’assiérait, etc. – comme un petit garçon réel. La technologie cinématographique s’est perfectionnée depuis, évidemment, et aujourd’hui on réglerait le problème avec la simulation par ordinateur.
En 1987, Full Metal Jacket sortit sur les écrans. Ce film tardif sur la guerre du Viêtnam eut un énorme succès au Japon, et un moindre dans les autres pays. À l’aide de trente-six palmiers importés d’Espagne, Kubrick avait recréé le Viêtnam à l’intérieur de ruines de l’East End, à Londres (avant la construction du Canary Warf). « Il est presque impossible de construire des ruines plausibles, prétendait Stanley, et les couchers de soleil d’hiver à Londres ressemblent aux couchers de soleil au Viêtnam. » Les acteurs tournaient nus en plein hiver, avec des chauffages soufflants juste derrière la caméra pour supprimer la chair de poule. Ah, la magie du cinéma !
En 1990, nous étions en délicatesse. Avocats et agents échangeaient des lettres. Stanley et moi, nous travaillions à l’idée d’inonder New York, juste pour permettre à la Fée bleue de sortir des profondeurs. J’essayais de persuader Stanley qu’il devrait créer un grand mythe moderne rivalisant avec Dr Folamour et 2001 et éviter le conte de fées.
C’était idiot de ma part. J’ai été évacué du film.
Il ne disait jamais au revoir et ne remerciait jamais automatiquement. Au lieu de cela, il allumait une nouvelle cigarette et tournait le dos. Et « Supertoys », rebaptisé « AI », était destiné à ne pas être tourné par lui.
Stanley avait deux sortes de talent. À côté de ses films et de leur irrésistible diversité, il avait le don d’éloigner le monde et de cultiver une légende d’ermite. Il avait toujours su que le temps est compté.
Les génies ne s’embarrassent pas de la courtoisie ordinaire. Ils ont d’autres choses en tête. Il ne faut pas se formaliser de leurs mauvaises habitudes. Et même Arthur C. Clarke, le collaborateur de Stanley pour 2001, n’a pas su développer ma saynète en un long métrage. C’est là une leçon pour nous tous, si seulement j’avais pu comprendre ce qui se passait.
J’ai retrouvé mes douces habitudes avec soulagement. J’avais servi de tentacule à Kubrick pendant quelques années. Il avait beaucoup de tentacules. Une fois, alors que nous travaillions sur l’idée d’utiliser un véritable androïde, Stanley avait déclaré que les Américains ne voyaient les robots que comme des menaces. C’était les Japonais qui aimaient vraiment les robots ; c’était donc eux qui allaient produire le magicien électronique capable de construire le premier véritable androïde. Il appela Tony Frewin, son fidèle bras droit.
« Mettez-moi en communication avec Mitsubishi. » (Disons que c’était Mitsubishi, car j’ai oublié de quelle société il s’agissait en réalité.)
« À qui voulez-vous parler chez Mitsubishi, Stanley ? »
« À M. Mitsubishi. »
Un peu plus tard, le téléphone sonna. Stanley décrocha. Une voix à l’autre bout disait : « Oh, M. Stanley Kubrick ? M. Mitsubishi à l’appareil. Que puis-je pour vous ? »
Tout le monde sur la planète connaissait le nom de Stanley Kubrick. Il fallait s’attendre à ce qu’un tel homme soit différent des autres.
Alors, pourquoi n’a-t-il pas tourné « Les Supertoys » ? Les gens qui m’ont suivi et qui ont cherché, chacun à sa manière, à régler le problème, ont été contraints de marcher sur les traces de Kubrick.
Mais je crois qu’il s’était fondamentalement trompé. Obsédé par les grands films de SF de l’époque, il voulait à tout prix projeter ma triste histoire de famille dans la galaxie. Après tout, il avait déjà fait la même opération avec l’histoire de Clarke – et avec un grand succès.
Mais « La sentinelle » regardait vers l’extérieur pour commencer. Elle parlait d’un mystère ailleurs, tandis que « Les Supertoys » parlait d’un mystère au-dedans. David souffre parce qu’il ignore qu’il est une machine. C’est là le drame : comme le dit Mary Shelley de son Frankenstein, « il s’adresse aux craintes mystérieuses de notre nature. »
On aurait pu faire un film des « Supertoys » en montrant David affrontant sa vraie nature. Il a un choc en comprenant qu’il est une machine. Il fonctionne mal. Peut-être son père l’emmène-t-il à l’usine où une centaine d’androïdes identiques sont alignés. Est-ce qu’il s’autodétruit ? Il faudrait que le public soit soumis au drame intense et inquiétant de la claustrophobie et confronté à la question finale : « Cela change-t-il quelque chose que David soit une machine ? Cela doit-il faire une différence ? Et jusqu’à quel point ne sommes-nous pas tous des machines ? »
Derrière ces interrogations métaphysiques, demeure l’histoire simple – qui avait attiré Stanley Kubrick – d’un petit garçon qui n’a jamais su plaire à sa mère. Une histoire d’amour rejeté.
Stanley Kubrick est mort en 1999. L’homme mystérieux avait les honneurs de la presse. J’en ai eu assez de donner des entretiens télévisés. J’étais en train d’essayer d’écrire un nouveau roman. J’ai eu l’occasion de relire « Les Supertoys ». Et je me suis aperçu que je me racontais la suite. Trente ans après la première partie, j’ai écrit une seconde histoire pour développer les aventures de David et de Teddy.
Un visiteur s’est annoncé. Un visiteur particulièrement agréable, Jan Harlan, le beau-frère de Stanley et son associé. Jan souhaitait que j’apparaisse dans un documentaire qu’il préparait sur la vie de Kubrick. À la fin de l’après-midi, je lui ai donné la nouvelle que je venais d’écrire : « Les Supertoys quand vient l’hiver ».
Jan a envoyé l’histoire à Steven Spielberg, qui avait hérité des œuvres inachevées de Kubrick.
Entre-temps, j’ai écrit à Spielberg. Je lui disais dans ma lettre que David pouvait rencontrer une centaine de doubles de lui-même. Spielberg a aimé l’idée et Jan a proposé d’acheter la phrase qui contenait cette idée. Il est bien sûr charmant et amusant de vendre une phrase, une seule phrase. Mais j’avais aussi montré comment le cycle pouvait se terminer et écrit une troisième nouvelle. Les trois histoires ensemble contiennent, schématiquement, tous les éléments nécessaires à l’idée d’un film. Pas d’inondation de New York, pas de Fée bleue. Juste un drame intense et puissant de l’amour et de l’intelligence.
Jan a envoyé à Spielberg la troisième nouvelle : « Les Supertoys les autres saisons ». C’est là que se trouve la phrase magique.
Par un arrangement amical avec Warner Brothers, Spielberg a aujourd’hui les droits des trois histoires.
Si je suis heureux d’être le seul homme au monde à avoir vendu des histoires à deux magnifiques réalisateurs, Kubrick et Spielberg, je comprends que ce soit Spielberg qui ait accepté de filmer « Les Supertoys » – qui s’appelle maintenant AI – à la place de Kubrick.
Le tournage a commencé à Long Island en juin 2000. Le film sort cet automne 2001.