LA SOCIÉTÉ SECRÈTE

 

… car bien qu’il ait quitté ce monde peu de

jours auparavant,

chaque heure qui passe ajoutait à cette société

des ténèbres ;

et considérant la mortalité incessante de l’espèce

humaine,

on ne peut concevoir qu’il ne meure sur toute

la terre qu’un

millier de personnes par heure…

 

Sir Thomas Browne, 1690

 

 

 

Des gens, par millions, morts et peu obligeants. Parcourant les rues obscures, essayant encore d’énoncer les malheurs qui ont contraint la phase précédente de leur existence. Essayant d’énoncer ce qui n’a pas de langue. De rattraper quelque chose…

 

À Aldershot, un opérateur informatique militaire sous-dimensionné tapait une décision juridique sans importance sur internet, à l’attention d’une armée éloignée en avant-poste dans un pays ennemi. Tel le mycélium de champignon progressant invisible dans une masse de filaments ramifiés comme s’il était doué de conscience, ainsi le réseau du système internet se propageait à travers le globe, en utilisant même des opérateurs militaires insignifiants dans sa quête aveugle de nourriture supplémentaire et, ainsi, éveillant d’antiques forces chtoniennes contre cette nouvelle technologie qui, dans sa course aveugle semi-autonome pour la domination, menaçait les substances nutritives profondément dans les étendues planétaires de la conscience humaine. Le petit opérateur, parvenu à la dernière manœuvre, tandis que ces forces cachées étaient déjà en mouvement, d’une manière qui ne tenait compte ni du temps ni de la raison humaine, en mouvement pour se rétablir dans l’univers non astronomique, regarda l’heure et se dirigea vers le troquet le plus proche.

Le régiment avait réquisitionné un vieux manoir pour la durée de la campagne. Les autres grades étaient logés dans des baraquements au sol, à l’intérieur du périmètre fortifié. Seuls les officiers étaient confortablement installés dans la grande et vieille maison.

Année après année, ils détruisaient le château, ils arrachaient les boiseries de chêne pour faire du feu, utilisaient la bibliothèque comme une salle de tir couverte et malmenaient les objets fragiles.

Le colonel coupa le son de son ordinateur et se tourna vers son adjudant.

« Vous avez entendu ça, Julian ? Réponse message de Aldershot. Le verdict de la cour martiale vient de tomber. Ils ont trouvé le caporal Cleat mentalement instable, incapable de soutenir un procès. »

« Renvoyé du service ? »

« Exactement. Tout comme. Évitez toute publicité. Préparez son congé, voulez-vous ? »

L’adjudant marcha vers la porte et appela le sergent de garde.

Le colonel s’approcha du feu de bois qui brûlait dans la cheminée et se chauffa le dos. Il regarda les champs par la haute fenêtre. Une brume matinale limitait la visibilité à environ deux cents mètres. Tout semblait assez paisible. Un groupe de soldats de corvée renforçaient la clôture de sécurité. Les grands arbres de l’allée étaient eux-mêmes une assurance de stabilité. Mais il était impossible d’oublier qu’on était en territoire ennemi.

Il ne parvenait pas à comprendre le cas du caporal Cleat. Il se trouvait que le colonel connaissait la famille Cleat. Les Cleat avaient gagné beaucoup d’argent au début des années 80 en créant une chaîne de magasins d’électronique qu’ils avaient revendue avec un gros bénéfice à une société allemande. Cleat aurait dû être officier. Au lieu de cela, il avait choisi de servir dans le rang.

Une dispute avec son père, bougre d’idiot. Habitude très anglaise. Il est parti et s’est marié à une juive. Bien sûr, Vivian Cleat, le père, avait été cul serré et sans faute. Avait été anobli pour tout cela.

Il était inutile d’essayer de comprendre les autres. L’armée devait veiller à l’ordre, organiser la vie des gens, pas les comprendre. L’ordre était tout, si on y pensait.

En tout cas, le caporal Cleat était coupable. Le régiment entier était au courant. La division avait bien mené les choses pour une fois ; moins on fait de publicité, mieux c’est, dans un moment plutôt sensible. Congédier Cleat et oublier toute l’affaire. S’occuper de cette foutue guerre.

« Julian ? »

« Oui, monsieur ? »

« Qu’est-ce que vous dites du caporal Cleat ? Un arrogant petit bougre, non ? Une forte tête ? »

« Je ne sais pas, monsieur. Écrivait de la poésie, d’après ce qu’on m’a dit. »

« Faudrait prendre contact avec sa femme. Prévoir son transport pour qu’elle vienne chercher Cleat et nous en débarrasse. Au revoir au pourri. »

« Monsieur, sa femme est morte quand il était sous surveillance. Eunice Rosemary Cleat, âgée de vingt-neuf ans. Vous vous souvenez que son père était herpétologue à Kiev. Habitait quelque part près de Hesher. On avait parlé de suicide. »

« Pour lui ? »

« Pour elle. »

« Oh, bougre. Bon, appelez Welfare. Débarrassez-vous du type. Retour en Angleterre. »

 

Il prit un passage sur un ferry. Il se pelotonna dans un coin du pont des passagers, les bras serrés contre son corps, effrayé par l’air et le mouvement et par il ne savait trop quoi encore. Dans le port, il acheta un pâté et le mangea, à l’abri de la pluie. Il arrêta une voiture qui le mena à Cheltenham. De là, il prit un billet de train pour Oxford. Il avait besoin d’argent, d’un logement. Il avait aussi besoin d’une certaine forme d’aide. D’aide mentale. De réhabilitation. Il ignorait ce qu’il voulait exactement. Il savait seulement que quelque chose n’allait pas, qu’il n’était pas lui-même.

À Oxford, il prit une chambre pas chère dans un hôtel d’Iffley Road. Il dénicha au marché un marchand de vêtements indiens pas chers à qui il acheta un T-shirt, une paire de jeans et une grosse veste de travail chinoise. Il passa à sa banque à Cornmarket. Il restait une somme conséquente sur un de ses comptes.

Il se saoula cette nuit-là avec une sympathique troupe de jeunes gens et de jeunes filles. Il ne se souvenait plus d’aucun de leurs noms au réveil. Il était malade et quitta l’hôtel bon marché de mauvaise humeur. En sortant de la chambre, il se retourna brusquement. Quelqu’un ou quelque chose avait attiré son regard. Il crut voir assis sur son lit défait un homme abattu. Il n’y avait personne. Nouvelle illusion.

Il se rendit dans son ancien collège pour voir l’intendant. Ce n’était plus la période des cours. Derrière les murs usés et gris de Septuagint, la vie était figée comme du vieux jus de viande. Le portier l’informa que M. Robbins était sorti pour la matinée inspecter une propriété à Wolvercote. Il s’assit dans le bureau de Robbins, tassé dans un coin, espérant échapper aux regards. Robbins ne revint pas avant trois heures et demie de l’après-midi.

Robbins demanda du thé. « Tu sais bien, Ozzie, que ton appartement était en fait une resserre et qu’il a retrouvé cette fonction. Ça fait quoi ? Quatre ans ? »

« Cinq. »

« Écoute, c’est un peu embarrassant. – Il avait l’air considérablement ennuyé. – Plus qu’un peu, en fait. Écoute, Ozzie, J’ai une montagne de choses à faire. Je pense que nous pourrions te loger à la maison, juste pour quelques… »

« Ce n’est pas ce que je veux. Je veux récupérer mon ancienne chambre. Je veux me cacher, loin du regard des autres. Allez, John, tu me dois un service. »

Robbins dit en se versant calmement de l’Earl Grey : « Je ne te dois vraiment rien, mon ami. C’est ton père qui était le bienfaiteur du collège. Mary et moi, nous en avons fait bien assez pour toi comme ça. D’ailleurs, nous savons ce que tu as fait, tu as souillé ta carrière. Te réinstaller ici, dans le collège, c’est aller contre toutes les règles. Tu le sais. »

« Va te faire voir alors. » Il tourna les talons, furieux. Mais au moment où il atteignait la porte, Robbins le rappela.

 

Le grenier sous les gouttières du bâtiment Joshua n’avait pas vraiment changé depuis qu’il avait servi d’appartement à Cleat. La lumière filtrait par une lucarne au nord. C’était une pièce toute en longueur dont un côté faisait un angle aigu avec le toit, comme si un géant l’avait découpé avec un couteau de boucher. La pièce sentait le renfermé, le moisi avec quelque chose de connu qui s’infiltrait d’en dessous.

Cleat considéra un moment avec colère un amoncellement de vieux fauteuils. Il se mit au travail et les tira sur le côté ; il découvrit alors que son lit était toujours là et même son vieux coffre de chêne qu’il avait depuis l’école. Il s’agenouilla sur le sol poussiéreux et le déverrouilla.

Le coffre contenait quelques objets. Des vêtements, des livres, une épée d’aviateur japonais, rien à boire. Une photographie sans cadre d’Eunice avec une écharpe. Il claqua le couvercle et se laissa tomber sur le lit.

Il tint la photographie dans la lumière et étudia la reproduction en couleurs du visage d’Eunice. Jolie, oui ; plutôt sotte, oui. Mais pas plus idiote que lui. L’amour avait été une torture, qui avait presque souligné sa propre impuissance. On fait plus attention aux femmes qu’aux hommes, c’est sûr. On n’attend rien des autres hommes – ou de son putain de père. Mais tous ces signaux que les femmes affichent, en douce, pour attirer votre attention…

La physiologie et la psychologie humaines ont été habilement conçues pour provoquer le plus grand trouble possible chez l’homme, pensa-t-il.

Pas étonnant qu’il ait fait de sa vie un enfer miniature.

Il sortit ensuite en ville et se saoula, crescendo, en commençant à la bière Morell, en continuant à la vodka avant de se finir au whisky bon marché dans un pub Jerico.

Le lendemain matin fut difficile. Il monta en tremblant sur le lit pour regarder par la fenêtre. Le monde semblait avoir été lavé de ses couleurs pendant la nuit. Les toits d’ardoise de Septuagint brillaient sous la pluie. Derrière, les toits d’ardoise des autres collèges, tout un paysage d’ardoises et de tuiles, avec des abîmes entre des collines au sommet pointu.

Au bout d’un moment, il se reprit, mit ses chaussures et sortit dans le couloir du grenier avant de descendre les trois volées de l’escalier numéro douze. Les marches de pierre étaient usées par les siècles d’étudiants qui avaient séjourné là dans des chambres, chacun dans une petite cellule avec une porte de chêne, pour ingurgiter le plus de savoir possible. Les boiseries de chêne sur les murs étaient pleines de trous et de bosses. Tout à fait comme en prison, pensa-t-il.

En bas, dans la cour intérieure, il regarda autour de lui, désorienté. Sur un des côtés se trouvait le Fellows Hall. Spontanément, il traversa la cour et entra. C’était une salle de style gothique, avec de hautes fenêtres et de lourds panneaux de toile plissée. Entre les fenêtres pendaient les portraits solennels des anciens bienfaiteurs. On avait décroché le portrait de son père à la fin de la série ; on l’avait remplacé par le portrait d’un Japonais en toge et mortier carré, qui regardait sereinement derrière ses lunettes.

Un garçon de service nettoyait des trophées d’argent dans un coin de la pièce. Il s’approcha pour demander, avec un mélange d’obséquiosité et de brusquerie propres aux domestiques de collège dont Cleat se souvenait : « Puis-je vous aider, monsieur ? Vous êtes dans le Fellows Hall. »

« Où se trouve le portrait de Sir Vivian Cleat qui était accroché ici ? »

« C’est M. Yashimoto, monsieur. Un de nos récents bienfaiteurs. »

« Je sais que c’est M. Yashimoto. Je vous parle d’un autre éminent bienfaiteur, Vivian Cleat. Il était suspendu ici. Où est-il ? »

« Je suppose qu’il est ailleurs, monsieur. »

« Où, mon garçon ? Où a-t-il été mis ? »

Le domestique était grand, mince et sec. Comme pour presser une dernière goutte d’humidité de son visage, il fronça le front et dit : « Là, à l’office, monsieur. Certains de nos objets les moins précieux ont été déplacés là à la dernière cession de la Saint-Hilaire, si je me souviens bien. »

Devant l’office, il se heurta à Homer Jenkins, un ancien ami qui tenait la chaire Hughenden de Relations humaines. Jenkins était sportif quand il était jeune, il faisait partie de l’équipe d’aviron des Blues et il gardait à soixante ans une silhouette élancée. Il portait une écharpe de Léandre autour du cou, souvenir de ses exploits passés. Jenkins confirma joyeusement que le portrait du père de Cleat était accroché derrière le bar dans l’office.

« Pourquoi ne se trouve-t-il plus avec les autres bienfaiteurs du collège ? »

« Tu ne veux tout de même pas que je réponde à cela, cher ami ? » dit-il avec un sourire, la tête légèrement penchée sur le côté. Cleat se souvint du style d’Oxford.

« Pas vraiment. »

« Très avisé. Si tu me permets, c’est une vraie surprise de te voir à nouveau par ici. »

« Merci infiniment. » Comme il tournait les talons, le professeur s’écria : « Triste histoire pour Eunice, Ozzie, mon cher ami ! »

 

Il prit un bol de soupe dans une Pizza Piazza ; il se sentait malade et se dit qu’il n’était plus en prison. Mais le fil de sa vie avait été en quelque sorte perdu et le grondement de ses intestins lui disait qu’il y avait à l’intérieur de lui quelque chose qu’il ne connaîtrait plus jamais. Invisible, le cancer cesse de lécher les côtes et puis se remet à dévorer… Un vers de qui ? Comme si ça comptait.

Une jeune fille entra dans le bar à vin et dit : « Oh, tu es là. Je pensais que j’avais des chances de te trouver caché là. » Elle étudiait la jurisprudence à Lady Margaret Hall, dit-elle, et elle trouvait ça un peu casse-pieds. Mais papa était juge, alors… Elle soupira et rit en même temps.

Il se rendit compte en l’écoutant parler qu’elle faisait partie du groupe d’étudiants de la nuit passée. Il ne lui avait pas prêté attention et ne se souvenait pas d’elle.

« Tu dois être un disciple de Chomsky », dit-elle, en riant.

« Je ne crois à rien. » Il pensa en lui-même, tristement, mais je dois croire à une chose ou une autre, si seulement je pouvais savoir quoi.

« Tu as une mine effroyable aujourd’hui, si tu me permets de te dire ça. Bon, mais tu es poète, n’est-ce pas ? Tu citais Seamus Heeley l’autre nuit. »

« C’est Heaney, Seamus Heaney, du moins je crois. Tu veux boire un verre ? »

« Tu es un poète et un criminel, c’est ce que tu as dit ! » En riant, elle lui prit le bras. « Ou bien c’était un criminel et un poète ? Qu’est-ce qui commence, l’œuf ou la poule ? »

Il n’avait pas envie d’elle, pas envie de sa compagnie, mais elle était là, toute neuve, ardente, pas encore asservie, vive, à la dérive, impatiente de vivre.

« Tu veux venir prendre un café dans mon ignoble dépotoir ? »

« Ça dépend. Ignoble comment ? » Toujours riant à moitié et le provoquant, brillante, curieuse, confiante, pourtant avec quelque chose de fourbe, née pour une relation comme celle-là.

« Une ignominie historique. »

« OK, café et recherche. Rien de plus. »

 

Plus tard, se souvint-il, elle avait voulu quelque chose de plus. Voulu à moitié en tout cas, ou elle ne se serait pas promené sous son nez en jupe courte, en montant devant lui l’escalier en colimaçon numéro douze jusqu’à cette chambre encombrée, et elle ne se serait pas laissée tomber, essoufflée et riant à gorge déployée, la bouche comme l’intérieur d’une tulipe, sur le lit poussiéreux. Il n’avait pas l’intention de se jeter sur elle. Pas le moins du monde.

C’était une jeune femme sportive, consciente peut-être après tout qu’elle l’avait involontairement provoqué, lui qui était plus vieux, abîmé par le monde, souillé, avec encore sur lui un relent d’incarcération, et elle était partie sans hâte, indécente, toujours avec une sorte de sourire, peut-être à présent plus proche du ricanement, vers son salut ou sa perte, selon ce que lui dicterait sa nature. Avili, menacé, mais plein de courage – il se forçait à espérer – qui ne laisserait pas de place à la défaite. Pas comme avec Eunice.

« Quelles que soient les raisons qui nous poussent à cela… » dit-il à mi-voix, mais il ne finit pas la phrase, conscient de sa trahison, même envers lui-même.

À portée de main, un bouton électrique cliqua.

 

Le ciel s’obscurcissait sur Oxford. La pluie se remit à tomber comme si le cycle hydrologique cherchait de nouveaux moyens de remplir la Tamise, en y déversant une réserve encore inutilisée dans la troposphère. Elle lava à nouveau les fenêtres du grenier avec une splendeur antédiluvienne.

Vers le soir il s’activa et s’aventura plus loin dans les recoins de la pièce. Il découvrit là une caisse remplie de livres et de vidéos qui lui avaient appartenus. En la déplaçant, il découvrit, plus loin dans les ténèbres, une caisse contenant son vieil ordinateur.

Sans intention particulière, il sortit le Power Paq de sa caisse et le brancha. Il épousseta l’écran avec une chaussette. Les LCD clignotèrent.

Il enfonça une disquette qui sortait comme une langue et essaya diverses clefs. Il avait oublié comment le faire marcher.

Un visage égrillard apparut, en se rapprochant de lui à partir d’un point rouge. Cleat réussit à l’enlever et éjecta le disque, tandis qu’un léger ronflement s’amorçait et qu’une feuille de papier A4 commençait à sortir du fax. Il la regarda tomber par terre avec une surprise inquiète. Il éteignit l’ordinateur.

Il ramassa aussitôt le message et s’assit sur le lit pour le lire. L’expéditeur s’adressait à lui par son prénom. Le texte n’était que partiellement compréhensible :

Oz comme jadis Oz,

Si je dis que je sais où tu es. Action physique. Sa basse comédie nous marque, mais quoi. C’est ainsi. Là où il n’y a ni placement, ni place, ni position du tout, comme pour les boulangeries.

Ou pour dire seulement pour dire ou pour dire tout le plus le plus qu’il y a à dire comme l’étamine sur le pyracanthe. Pour toi aussi ? Aussi un élément ? J’espère qu’il s’en sort. Essayer.

Claire la rue. Plus clair dans la rue. Tortueux. Je veux dire le clair le chemin de. Toi et moi. Pour toujours son.

L’existence. Peut-on parler d’existence pour ce qui n’existence pas ? Je claire non-existence. Je nonexiste. Parle.

Parle-moi. Rue nouvelle rue pas claire clair communiquer. Lent. Difficulté.

Passé.

Eunice

 

« Fichue absurdité », dit-il en froissant le papier, décidé à ne pas s’avouer qu’il était ébranlé par le simple fait qu’il y eut un message. Un ordinateur hanté ? Conneries, foutaises, idioties. Quelqu’un cherchait à se moquer de lui ; un de ses camarades du collège, sûrement.

Coup autoritaire à la porte.

« Entrez. »

Homer Jenkins entra et surprit Cleat debout au milieu de la pièce. Cleat lui lança la boule de papier. Jenkins l’attrapa adroitement.

« Le soir tombe. »

« La pluie va s’arrêter. »

« Au moins, il fait doux. Tu n’as pas besoin de lumière ici ? »

Bruits nord-européens polis. Jenkins en arriva au fait. « Une jeune femme a fait irruption chez le portier en se plaignant de toi. Agression sexuelle, ce genre de chose. Je suis capable de me débrouiller avec ce genre de jeune femme, mais je dois t’avertir que l’Intendant dit que si ça se reproduit, nous devrons revoir ta situation, sans aucun doute à ton détriment. »

Cleat ne recula pas.

« Ton travail sur la guerre civile espagnole, Homer. Tu l’as fini ? Il est publié ou tu en es encore au moment où Franco devient gouverneur des îles Canaries ? »

Jenkins était tout aussi capable que Cleat de ne pas lâcher pied. La famille Jenkins avait connu la richesse sur plusieurs générations, depuis les jours de l’Irrésistible Poudre contre les Puces Jenkins (que les nouvelles générations avaient oubliée). Ils possédaient des terres vallonnées à la limite du Somerset. Ils pratiquaient la chasse au renard et le tir à l’arc. Ce contexte donnait à Homer Jenkins confiance en lui et autorité. Il s’exprima du reste avec une espèce de sourire et un coup de menton.

Il dit d’une voix calme : « Ozzie, tu as obtenu une certaine reconnaissance comme poète avant de faire ton temps en taule et bien sûr les collègues ont salué ton succès, tout mineur qu’il fût. Nous avons essayé de passer sur tes autres tendances eu égard aux dotations de ton père à Septuagint.

« Cependant, si tu veux retomber sur tes pieds et rétablir autant que possible ta réputation, tu dois savoir que la bienveillance du collège n’ira pas plus loin. Le châtiment n’est jamais agréable. »

Il tourna les talons avec calme et dignité et se dirigea vers la porte.

« Tu parles comme le père d’Hamlet ! » s’écria Cleat. Jenkins ne se retourna pas.

 

Cleat fut réveillé le matin suivant par un faible bruit, qui parvenait pourtant à couvrir le son de la pluie sur le toit juste au-dessus de son lit. Une nouvelle lettre sortait du fax.

 

Oz c’était,

Oh j’ai le de pendre l’attraper. Bientôt bientôt les bottes dans les rues je te dis ordinaire. Difficulté. Mutiler mutiler les autres lois physiques. Sciences.

Suis moi mal répète suis.

Suis ne reste pas immobile. Encore t’aime encore. Mobile ou immobile.

Eunice

 

Il s’assit, le papier léger à la main, songeant à sa défunte femme. Un fragment de poème lui revint en mémoire.

 

Être parmi les hommes faits prisonniers

Les hommes que l’ennemi a humiliés

Les hommes qui se sont parjurés

Les hommes que leurs femmes aimées

Ont précédés en enfer

 

Il commença à évoquer un long poème où un homme, captif comme lui, souffrait mille épreuves pour être uni à nouveau à sa femme morte, même si cela supposait une descente en enfer. Il frémit à cette évocation. Peut-être pourrait-il encore écrire. Les mots et les phrases se bousculaient dans sa tête comme des prisonniers cherchant à sortir.

Cette fois, il ne froissa pas le message. Sans lui accorder nécessairement foi, il sentait au fond de lui s’agiter une croyance en quelque chose, phénomène remarquable en soi.

Oui, oui, il écrirait et les confondrait tous. Il avait encore tout ce qu’il avait autrefois. Sauf Eunice. Il ressentit pour elle un désir inattendu, mais il l’écarta tant il était pressé d’écrire. Il fouilla dans son coffre mais ne trouva pas ce qu’il lui fallait. Une descente chez le papetier le plus proche s’imposait. Une image flottait devant ses yeux, pas celle de sa femme morte, mais celle d’un gros paquet de feuilles A4, immaculées.

Il ferma la porte de sa chambre derrière lui et se trouva donc un moment dans l’obscurité du palier. Des vagues d’incertitude le submergèrent comme une nausée personnifiée. Est-ce qu’il avait la moindre valeur comme poète ? Il n’avait pas été un bon soldat. Ni un bon fils, ni même un bon mari.

Il allait montrer à Homer Jenkins et à ses semblables s’il devait passer par l’enfer pour réussir. Mais l’obscurité, le confinement de ce palier l’oppressait…

Il descendit lentement la première volée de marches. La pluie tombait encore plus fort à présent et tambourinait intensément. Plus il descendait, plus il faisait noir.

Il s’arrêta sur un palier et en tâtonnant trouva une fenêtre étroite qui donnait sur la cour en dessous. L’averse était si lourde qu’il était difficile de rien distinguer clairement par-delà les murs de pierre incrustés de fenêtres aveugles. Un éclair révéla une silhouette fuyante loin en dessous, qui portait quelque chose qui ressemblait à un plat – ça ne pouvait pas être une auréole ! – sur la tête. Un second éclair. Cleat eut un moment l’impression que tout le collège sombrait, s’enfonçait d’un bloc dans le sol argileux d’Oxford, où les ossements de gigantesques reptiles gisaient encore inconnus.

En soupirant, il poursuivit sa descente.

Un petit homme gras, la quarantaine et blafard, les cheveux dégoulinants de pluie, heurta Cleat à l’étage suivant.

« Quel déluge, hein ? On m’a dit que tu étais de retour, Ozzie, dit-il sans grande démonstration de joie. Il y a un de tes poèmes métaphysiques que j’ai toujours bien aimé. Tu sais, celui sur… Comment c’était ? »

Cleat ne reconnaissait pas l’homme. « Désolé, c’était… »

« Quelque chose sur les causes premières. Les cendres et les framboises, si je me souviens bien. Tu sais, nous autres scientifiques, nous disons qu’avant le Big Bang, l’ylem n’existait nulle part. Il n’avait nulle part où exister. Du tout du tout, comme notre ami irlandais le répète à juste titre assez fréquemment. Les particules élémentaires libérées dans la première… explosion, qui est un mot bien peu adéquat – peut-être que vous autres, poètes, pourriez en trouver un meilleur, ylem est bien – le bang initial comprenait dans son baluchon à la fois le temps et l’espace. Si bien que dans ce centième de seconde… »

Ses yeux brillaient de surexcitation. Une petite bulle de salive se formait sur sa lèvre supérieure comme un nouvel univers arrivant à la vie. Il avait commencé à faire de grands gestes quand Cleat l’arrêta et lui dit qu’il ne voulait pas être entraîné dans une discussion pour le moment.

« Bien sûr que non, dit le scientifique en riant et en agrippant la chemise de Cleat pour l’empêcher de s’échapper. Pense donc. Attention, nous ressentons tous la même chose. »

« Mais non. C’est impossible. »

« Mais si, nous ne pouvons pas comprendre le concept initial du rien, d’un endroit sans les dimensions de l’espace et du temps. À ce point “rien de rien” ne peut même exister. » Il rit en haletant, à la manière un bull-terrier intelligent. « Le concept me fait une peur bleue, un tel non-lieu doit être soit la béatitude soit un tourment perpétuel. La science a la tâche de déterminer ce qui existait auparavant. »

Cleat s’écria qu’il avait rendez-vous en bas, mais la prise sur sa manche ne se desserra pas.

« Où la science paraît rencontrer la religion. Cet espace sans temps et sans espace, disons l’univers pré-ylem, ressemble plus que superficiellement au paradis, le vieux mythe chrétien. Le paradis peut encore être par là, traversé, bien sûr, par des radiations fossiles… »

Le scientifique s’interrompit pour éclater de rire en pressant son visage plus près encore de Cleat.

« Ou bien sûr – tu apprécieras, Ozzie, toi qui es poète – L’enfer ! C’est l’enfer, nous n’en sommes pas sortis… comme Shakespeare l’a dit de manière immortelle. »

« Marlowe ! » s’exclama Cleat. Et se dégageant de la prise de l’autre, il descendit précipitamment l’étage suivant.

« Tut, bien sûr, Marlowe… dit le scientifique, resté seul et solitaire dans l’escalier. Marlowe. Faut me souvenir. Ce bon vieux Christopher Marlowe. »

Il épongea son front mouillé avec un mouchoir sale.

 

Mais il faisait si noir. Le bruit s’amplifiait. Les escaliers tournaient dans le sens contraire des aiguilles d’une montre dans un enroulement tortueux et là Cleat perdit tout sens de la réalité. Il fut soulagé quand les marches s’arrêtèrent et qu’il arriva dans un endroit plus spacieux, fermé à chaque bout par des voûtes, sous lesquelles des lanternes fumeuses brillaient dans l’obscurité.

Il était légèrement déconcerté. Il lui semblait curieusement qu’il avait dépassé le rez-de-chaussée. L’humidité de l’air indiquait clairement qu’il était au sous-sol, perdu dans les vastes caves de Septuagint. Il se souvenait des caves d’autrefois. Ici, pas de casiers à bouteilles poussiéreux. La buée de son souffle restait suspendu dans l’air, lente à se dissiper.

Il avança en hésitant, puis passa sous une des voûtes et pénétra dans un espace pavé où il y avait d’autres marches. Il leva les yeux. Tout était difficile à comprendre. Il ignorait s’il avait au-dessus de la tête du rocher, de la pierre ou le ciel. La pluie ne tombait plus. Il lui semblait improbable que l’averse ait pu s’interrompre. Quelque chose lui dit de ne pas appeler. Il n’y avait rien à faire sinon avancer.

Il était d’humeur maussade. Ce n’était pas la première fois qu’il était mécontent de lui-même. Pour quelle raison ne parvenait-il pas à établir des relations amicales avec les autres ? Pourquoi être si déplaisant avec le gros scientifique, Neil Quelque chose, c’était ça ? – qui, en fin de compte, n’était pas plus excentrique que beaucoup d’autres professeurs de l’Université d’Oxford.

Oxford ? Ça ne pouvait pas être Oxford, ni même Cowley ! Il avança péniblement jusqu’à ce que, incertain de l’endroit où il se trouvait, il ne s’arrête. Immédiatement, une silhouette – Cleat fut incapable de dire si c’était un homme ou une femme – passa près de lui, grise et vêtue d’une longue robe.

« Savez-vous s’il y a une papeterie par ici ? »

La silhouette s’arrêta, tordit son visage dans une ébauche de sourire, puis s’éloigna. Quand Cleat se remit à son tour en marche, la silhouette s’évanouit, là, puis plus là.

« Merde et ylem, c’est singulier », dit-il en se cachant à lui-même un fort malaise. Évanouie, complètement évanouie, comme une des particules élémentaires de Neil Quelque chose…

Les marches s’élargirent, devinrent basses, se fondant dans la pierre. Elles étaient bordées de part et d’autre par ce qu’il supposa être des maisons ; elles ne présentaient aucun signe de vie. Tout était suranné mais de manière artificielle, comme une copie de Nuremberg au XVIe siècle revue par le XIXe.

Il poursuivit avec hésitation sa descente jusqu’à ce qu’il parvienne dans un vaste espace qu’il nomma mentalement la Place. Là, il s’arrêta.

Dès qu’il s’immobilisa, le décor se mit en mouvement. Il recula avec stupeur : tout se figea. Il s’arrêta : les bâtiments, les rues amorcèrent un mouvement malhabile. Il fit un nouveau pas : tout s’arrêta. Il s’arrêta une nouvelle fois : tout ce qui était à portée de ses yeux, la fumée et le cadre délavé qui l’entourait, tout se mit une nouvelle fois en branle. Une sorte de mouvement en avant mais circulaire.

Il lui vint à l’esprit l’image d’un crabe, le crabe qui est convaincu que tout le monde marche de travers sauf lui.

Le plus étrange n’était pas cette relativité du mouvement. Car, lorsqu’il marchait, non seulement l’univers était immobile, mais il était aussi vide de gens (de gens ?). Mais quand c’était lui qui se tenait immobile, non seulement l’univers commençait sa marche de crabe, mais il s’emplissait d’une foule de gens (de gens ?) affairés.

Cleat pensa avec regret à la sécurité de sa cellule dans la prison militaire.

Il se figea pour tenter de distinguer des visages dans la foule. À son regard de mortel, combien ils étaient désobligeants et morts ! Ils se bousculaient et se poussaient, passant devant lui et se croisant, pas tant par précipitation que par manque de place, même si le mouvement permanent des rues et des artères semblait permettre à l’espace de s’adapter de manière constante à leurs besoins. Leurs vêtements manquaient de couleurs et de diversité.

Il était difficile de distinguer les hommes des femmes. Leurs allures, leurs visages, leurs caractéristiques physiques se confondaient. Il découvrit avec l’expérience qu’en gardant la tête droite et en laissant les yeux glisser sur le côté, il parvenait à distinguer certains visages : un homme, une femme, un jeune, un vieux, un sombre, un clair, un Occidental, un Oriental, avec les cheveux longs, avec les cheveux courts, barbu ou pas, moustachu ou pas, grand, mince, trapu, gras, droit ou bossu. Pourtant, qu’est-ce qui n’allait pas dans ce spectacle ? Ils étaient tous sans expression ; pas simplement sans expression, mais apparemment sans la capacité d’en avoir. Des abstractions de visages.

L’entourant de tous côtés, une immense société d’ombres qui n’avait l’air ni vivante ni morte. Et cette société allait ici ou là, sans ambition ni objectif.

Ils avaient l’air de fantômes. Dans un silence glacial.

Cleat les regarda passer jusqu’à ce que la tension devienne trop forte. Quand il se mit à courir, au moment précis où il contracta les muscles de ses jambes pour s’enfuir, la grande foule homogène s’évanouit, disparut en un instant, le laissant seul dans une rue immobile.

« Il doit y avoir une explication scientifique », dit-il. La seule qui lui vint à l’esprit fut qu’il était atteint de délire suraigu. Il hocha la tête vigoureusement, en tâchant de se dire qu’il était de retour dans ce bon vieil univers épuisant de vitesse fracassante auquel il était habitué. Mais le monde trouble dans lequel il était résistait, et obéissait à des lois physiques qui lui étaient propres.

Que disait donc le second message d’Eunice ? Est-ce qu’il ne parlait pas de lois physiques différentes ?

Il se sentit saisi d’une horreur froide qui lui dessécha la gorge et lui donna la chair de poule.

Se raidissant pour avancer, il se dit que, quoi qu’il puisse se passer, il l’aurait mérité.

Il marcha et marcha encore, avant de sortir enfin devant un autre genre de bâtiment. Une imitation de… disons… d’une sorte d’hôtel de ville. Il n’avait aucun style architectural connu, il était construit dans une espèce de matière spongieuse, avec des volées d’escaliers complexes ne menant à aucune entrée visible, des balcons sans accès visible, des colonnes élevées qui ne soutenaient aucun toit visible, un portique sous lequel personne ne pouvait marcher. C’était absurde, impossible et imposant.

Il s’arrêta, étonné, mais il n’eut pas le loisir de s’étonner longtemps.

Au moment précis où il s’arrêtait, l’univers se mit en mouvement et l’immense bâtiment s’écroula sur lui comme une vague de l’océan sur un malheureux nageur.

Il resta figé sur place et se surprit à entrer dans la grande structure.

Une lumière plus brillante que celle qu’il avait jusque-là rencontrée dans le monde des ombres illuminait l’intérieur de la salle. Il ne parvenait plus à comprendre d’où cela pouvait provenir.

Il y avait par terre d’immenses entassements d’objets, qui semblaient en piètre état. Des personnages fantomatiques y ramassaient des choses. Tous se déplaçaient avec cette troublante démarche de crabe, comme pris dans le tourbillon d’une spirale nébuleuse.

S’il ne bougeait pas, il pouvait voir ce qui se passait ; il s’aperçut qu’il pouvait relâcher ses nerfs auditifs comme son nerf optique et il se mit à entendre pour la première fois à percevoir des sons. Les voix de ces personnages lui parvenaient, hautes et aiguës, comme s’ils avaient avalés de l’hélium. On aurait dit qu’ils poussaient des cris de joie en extirpant les objets des tas.

Il s’approcha pour voir de plus près. Tout disparut. Il s’arrêta. Tout réapparut. Non, je ne veux pas… mais lorsqu’il secoua involontairement la tête, le bâtiment ne fut plus qu’un endroit vide et sonore, qui bougeait furtivement comme un chat.

Les divers tas étaient constitués de vieux objets bizarres. Des montagnes de vieilles valises, souvent cabossées et usées, comme si elles étaient épuisées à la manière d’un être humain par un long et triste voyage. Des piles et des piles de chaussures de toutes sortes : bottines à lacets, escarpins, sabots, souliers vernis d’enfants, pantoufles, brodequins, chaussures de ceci, chaussures de cela, usées ou neuves, suffisamment de chaussures pour marcher jusqu’à Mars et revenir toutes seules.

Des lunettes, un grand tas de verre, pince-nez, montures d’écaille, monocles et tout le reste. Des vêtements : d’innombrables guenilles parfaitement indescriptibles, et qui montaient jusqu’au toit. Et… non, oui !… Des cheveux ! Des cheveux à la tonne, noirs corbeau, blancs comme lys, toutes les nuances intermédiaires, des cheveux humains, bouclés et frisés et raides, des queues de cheval, leurs rubans encore attachés. Des dents aussi, le tas le plus terrible de tous, molaires, dents de sagesse, dents de chien, canines, même dents de lait, certaines avec la chair adhérant encore à la racine.

Elles s’évanouirent. Instinctivement, Cleat avait bougé, secoué par un sentiment de déjà-vu torturant.

Il tomba à terre et demeura agenouillé. Le terrible décor réapparut.

Il voyait à présent plus clairement, en laissant glisser son regard, les gens qui ramassaient les objets entassés. Ils recherchaient simplement ce qui leur avait autrefois appartenu, ce qui leur appartenait toujours de droit.

Il vit des femmes, oui, c’était bien cela, des femmes chauves de tous âges, récupérer leurs cheveux, les essayer, retrouver leur intégrité.

Beaucoup d’autres personnes de la société des ombres assistaient et applaudissaient quand le chercheur retrouvait son intégrité.

Et puis, il crut voir Eunice.

Bien sûr, elle avait du sang juif. Il devait la trouver ici, parmi les lésés, les déshérités, les massacrés.

Il s’accroupit là où il était, de crainte de la faire partir. Était-ce bien elle ? Une version délavée de la Eunice qu’il avait autrefois aimée ?

Quelque chose comme des larmes remonta du fond de lui, un gigantesque remord pour l’humanité. Il cria son nom.

Tout s’évanouit à l’exception de la grande salle vide, immuable comme le destin.

Il se figea et elle s’approcha.

Elle lui tendit la main pour lui indiquer qu’elle le reconnaissait.

Quand il tendit la sienne, elle s’évanouit.

Quand il se figea dans l’immobilité, elle revint, et tout, autour d’elle, aussi.

« Nous ne pouvons jamais être ensemble, dit-elle, et sa voix avait une tonalité lointaine et désolée, comme le cri de la chouette sur une forêt détrempée. Car l’un de nous est chez les morts et l’autre pas, mon tendre Ozzie ! »

Elle continua d’apparaître et de disparaître dès qu’il essayait de répondre.

Elle s’agenouilla auprès de lui, une main posée sur son épaule. Ils restèrent ainsi en silence, leurs têtes rapprochées, l’homme et la femme. Il apprit à parler presque sans bouger les lèvres.

« Je ne comprends pas. »

« Je n’ai jamais compris… Mais mes messages te sont parvenus. Tu es venu ! Tu es même venu ici ! Comme tu es courageux ! »

Ces paroles murmurées l’enflammèrent doucement : il avait tout de même une qualité, sur laquelle construire l’avenir, quel que doive être cet avenir… Il la regarda au fond des yeux, mais n’y vit aucune réponse, il trouva même difficile d’y reconnaître des yeux.

Brusquement, il dit : « Eunice, si c’est bien toi, je suis désolé, simplement et irrémédiablement, je suis désolé. Pour tout. Je vis un enfer moi aussi. Je suis venu dire ça, te dire ça, te suivre dans la Géhenne. »

On aurait dit qu’elle le regardait avec attention. Il savait qu’elle ne le voyait pas comme autrefois mais comme une sorte de chose à présent, une anomalie dans ce qui était ici une variante du continuum espace-temps.

« Tous ces… – il ébaucha un geste et les gigantesques piles sordides faillirent disparaître. Qu’est-ce qu’ils font maintenant ? C’est… c’est l’Holocauste, n’est-ce pas, c’était il y a si longtemps. Si longtemps… »

Elle hésitait à répondre mais il l’y poussa, ce qui la rendit floue et la désintégra presque devant ses yeux.

« Il n’y a pas de maintenant, pas de il y a longtemps. Tu peux comprendre ? Ce n’est pas comme là-bas. Ces indicateurs de temps ne sont que des règles arbitraires dans vos espèces de… dimensions ? Ici, ils n’ont aucun sens. »

Il gémit et se couvrit les yeux pour se protéger du sentiment de désorientation qui le submergeait.

Quand il écarta les doigts pour regarder, le bâtiment bougeait à nouveau. Il resta raide en se disant que s’il n’y avait pas de maintenant ici, il n’y avait probablement pas non plus de véritable ici, et il traversa les murs vers une sorte d’espace qui n’était pas un espace. Il pensait avoir perdu Eunice, mais le mouvement général la ramena, toujours agenouillée, près de lui.

Elle parlait, expliquait, comme si elle n’avait pas senti l’absence.

« Il n’y a pas non plus de nom, jadis prononcé avec passion, puis oublié dans votre monde affligé du temps, qui ne soit conservé ici. Tous, même les plus mauvais, doivent rejoindre cette grande compagnie, qui s’accroît de jour en jour. » Est-ce qu’elle chantait ? Est-ce qu’il entendait correctement dans cet état de trouble profond dans lequel il se trouvait ? Était-il même possible qu’ils communiquent, tout simplement ?

« Les myriades de gens qui n’ont pas laissé de traces, et ceux dont le renom s’attarde à travers ce que vous appelez les âges, tous trouvent ici leur place… »

Sa voix s’évanouit quand il fit un geste pour implorer des mots plus humains. S’il pouvait la ramener… Mais sa pensée se disloqua tandis que le grand hall était à nouveau vide et désert, rempli seulement d’un immense silence aussi austère que la mort même.

Il fut à nouveau forcé de se tenir immobile jusqu’à ce que les semblants d’habitation et leur présence suffocante réintègrent le monde embrumé.

L’ombre d’Eunice continuait à parler, sans s’être peut-être rendu compte qu’il s’était passé quelque chose, ou peut-être qu’il était sorti de son type de vision à elle.

« … Le roi Harold est ici, il a retiré la flèche de son œil ; Socrate, guéri de sa ciguë ; des armées entières débarrassées de leurs blessures ; les Bogomiles, de retour ; Robespierre pas encore décapité ; l’archevêque Cranmer et son courageux discours, tiré des flammes ; Jules César sans son poignard ; Cléopâtre même, sans piqûres de vipères et moi sans la morsure du cobra de mon père. Tu dois apprendre, Ozzie… »

Elle continua à débiter sa liste interminable, comme si elle devait spécifier la singularité de myriades d’individus – et c’était ce qu’elle faisait, pensa-t-il avec épouvante – et lui ne cessait de se demander, encore et encore, comment retourner à Oxford, comment revenir à Septuagint, avec ou sans le fantôme de son amour ?

« … Magdebourg, Mohac, Lépante, Stalingrad, Kosovo, Saipan, Kohima, Azincourt, Austerlitz, Okinawa, la Somme, Geok-depe, le Boyne, Crécy… »

Et cette ombre m’aidera-t-elle ?

Il interrompit sa litanie.

Sans presque bouger les lèvres, il demanda : « Eunice, Eunice, ma pauvre ombre, je te redoute. Je redoute tout ce qui se trouve ici. Je savais que l’enfer serait effroyable, mais pas que ce serait comme ça. Comment puis-je revenir avec toi dans le monde réel ? Dis-moi, s’il te plaît. »

La salle était toujours animée d’un mouvement prodigieux, comme si elle était faite de musique et non de pierre. Eunice s’était maintenant un peu éloignée de lui et sa réponse, malgré sa violence, lui parvint menue et flûtée, claire comme un chant d’oiseau, si bien qu’il crut d’abord l’avoir mal entendue.

« Non, non, mon trésor. Tu te trompes, comme tu l’as toujours fait. »

« Oui, oui, mais… »

« Nous sommes ici au paradis. L’enfer, c’est là d’où tu viens, mon doux trésor, l’enfer avec la punition par la souffrance physique ! Ici, c’est le paradis ! »

Il s’effondra sans mouvement sur le visage et une nouvelle fois, le grand hall, plein de ses restitutions, reprit ses larges mouvements harmonieux.

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