DEVENIR LE PARFAIT PAPILLON
Le grand rêve remporta un succès fou qui dépassa tout de qu’on pouvait imaginer. Après coup, personne ne se souvint plus qui avait choisi le cadre de Monument Valley. Les organisateurs s’en vantèrent. Personne ne mentionna le nom de Casper Trestle. Trestle avait à nouveau disparu.
Comme beaucoup d’autres choses.
Trestle disparaissait toujours. Trois années plus tôt, il se promenait au Rajasthan. Dans ce territoire désert et magnifique, où jadis un cerf s’était couché avec les rajahs, il parvint dans une zone sèche où la terre était dépourvue d’arbres et d’animaux ; les cases s’écroulaient et les gens mouraient à cause de la sécheresse. Les hommes, vieux à trente ans, demeuraient aussi immobiles que des épouvantails d’os, et regardaient passer Casper avec une indifférence maladive ; mais Casper était habitué à l’indifférence. Seuls les termites prospéraient, les termites et les oiseaux nécrophages qui tournaient au-dessus des têtes.
Affligé par le spectacle de cette désolation, Casper poursuivit son chemin à travers une zone montagneuse où, miraculeusement, des arbres poussaient et des rivières coulaient. Il continua encore et le paysage accidenté commença à s’élever vers les hauteurs lointaines de l’Himalaya. Les plantes fleurissaient avec des grappes de fleurs mauves et roses comme des lampes victoriennes. C’est là qu’il rencontra le mystérieux Leigh ; Leigh Tireno. Leigh gardait des chèvres, paresseusement étendu sur un rocher sous l’ombre pommelée d’un baobab, au son ininterrompu des abeilles qui semblaient emplir la vallée de sommeil.
« Salut », dit Casper.
« Pareillement », dit Leigh. Il était étendu sur son rocher, une main devant lui pour se protéger les yeux, qui étaient aussi bruns que du miel frais. La chèvre la plus proche était d’un blanc floconneux comme le lait et portait une petite cloche bosselée autour du cou. La cloche sonna en si bémol quand l’animal se frotta les flancs contre le rocher.
Voilà tout ce qui fut dit. C’était une journée chaude.
Mais la nuit suivante, Casper fit un rêve délicieux. Il trouvait une goyave magique et la prenait dans sa main. Le fruit s’ouvrait pour lui et il y plongeait le visage, et le fouillait avec la langue, en aspirant les graines par la bouche et en les avalant.
Casper trouva un endroit où dormir à Kameredi. Casper était perdu, un vrai gamin perdu, le nez retroussé, le visage rond, les cheveux ébouriffés des suites d’une coupe militaire peu soignée. Sans pourtant avoir jamais appris les bonnes manières, il conservait la docilité des vaincus. Et il aima d’instinct Kameredi. C’était une version modeste du paradis. Après quelques jours, il comprit que c’était un endroit tranquille et sain.
Kameredi était appelé par certains de ses habitants le Lieu de la Loi. D’autres niaient qu’il eut ou eut besoin d’avoir un nom : c’était simplement l’endroit où ils vivaient. Leurs maisons étaient construites de part et d’autre d’une rue pavée qui finissait comme elle commençait, dans la terre. Les autres habitations étaient plus haut sur la colline, la diminution de leur taille n’étant pas seulement un effet de perspective. Une rivière passait à proximité, un petit cours d’eau bavard qui courait entre les pierres vers la vallée. Le cresson y poussait sur les rives.
Les enfants, à Kameredi, étaient étonnamment peu nombreux. Ils jouaient au cerf-volant, à la lutte, attrapaient de petits poissons d’argent dans la rivière, essayaient de monter les chèvres placides.
Les femmes de Kameredi lavaient le linge à la rivière, et le battaient sans pitié contre les rochers. Les enfants se baignaient à côté d’elles, hurlant de joie d’être des enfants. Les chiens erraient comme des clochards, s’arrêtant pour se gratter ou levant les yeux vers les cerfs-volants qui montaient au-dessus des toits de chaume.
Voilà tout le travail que l’on faisait à Kameredi, au moins en ce qui concernait les hommes. Ils se réunissaient dans leurs dhotis pour fumer et parler en gesticulant avec leurs minces bras bruns. À l’endroit où ils se retrouvaient, généralement près de la maison de V.K. Bannerji, le sol était rouge de jus de betel.
M. Bannerji était une sorte de chef de village. Une fois par mois, il allait avec ses deux filles faire du commerce dans la vallée. Ils partaient chargés de rayons de miel et de fromage et revenaient avec du kérosène et du sparadrap. Casper habitait chez M. Bannerji, il dormait sur un vieux lit sous la statue d’argile peinte de Shiva, déesse de la destruction et du salut individuel.
Casper était exténué. Il ne prenait plus de drogues. Tout ce qu’il voulait à présent, c’était qu’on le laisse tranquille au soleil. Il s’asseyait chaque jour sur un rocher qui affleurait, et il regardait la rue en bas, avec le phallus de pierre taillée qui miroitait, au loin, dans la chaleur indienne. Il lui plaisait d’avoir trouvé un endroit où on ne demandait pas aux hommes de faire plus. Les garçons gardaient les chèvres et les femmes cherchaient l’eau.
Au début, il était travaillé par une vieille inquiétude. Où qu’il allât, les gens lui souriaient. Il ne comprenait pas pourquoi.
De même qu’il ne comprenait pas pourquoi il n’y avait ni sécheresse ni famine à Kameredi.
Il avait du désir pour les filles de M. Bannerji, qui étaient belles toutes les deux. Il se laissait nourrir. Elles le regardaient derrière leurs doigts écartés, en montrant leurs dents blanches. Comme il était incapable de décider laquelle des deux jeunes femmes il choisirait d’enlacer sur son lit de cordages, il ne faisait d’avances ni à l’une ni à l’autre. C’était plus commode ainsi.
Ses pensées allaient à Leigh Tireno. Quand Casper se mit à y penser, il se dit qu’une sorte de magie planait sur Kameredi. Et sur Leigh-aux-jambes-nues. Il regardait sur son rocher Leigh-aux-jambes-nues vaquer à ses occupations. Non pas que Leigh soit plus actif que les autres, mais il lui arrivait de monter sur les hauteurs plantées d’arbres et de disparaître plusieurs jours. Ou bien il s’asseyait en lotus sur son caillou favori, tenait la pose pendant des heures, le regard vide fixant droit devant lui. Le soir, il retirait son dhoti et nageait nu dans l’un des bassins de la rivière.
Un jour, Casper décida de traîner près du bassin où nageait Leigh.
« Salut », dit-il en passant.
« Pareillement », répondit Leigh, en achevant sa brasse. Casper ne pouvait pas ne pas remarquer que Leigh avait un derrière blanc et qu’ailleurs, il était bronzé comme un Indien. Les filles de M. Bannerji moulaient de leurs doigts effilés des fromages de chèvre aussi blancs que le derrière de Leigh. C’était très mystérieux et un peu déconcertant.
M. Bannerji avait visité le vaste monde. Il avait par deux fois été jusqu’à Delhi. Il était le seul à Kameredi à parler un peu l’anglais, à l’exception de Casper et de Leigh. Casper comprenait quelques mots d’urdu, essentiellement ceux qui avaient un lien avec le boire et le manger. Il apprit de M. Bannerji que Leigh vivait depuis trois ans au village. Il venait d’Europe, disait M. Bannerji, mais n’avait pas de nationalité. C’était un être magique qu’il ne fallait pas toucher.
« Tu ne dois pas le toucher, répétait M. Bannerji, en scrutant intensément Casper de ses yeux myopes. Nulle part. »
Les deux jeunes demoiselles Bannerji gloussèrent et pelèrent leur plantain avec beaucoup d’application avant d’en introduire l’extrémité dans leurs bouches rouges.
Un être magique. En quelle manière Leigh pouvait-il être magique ? demanda Casper. M. Bannerji secoua la tête d’un air entendu, mais ne put ou ne voulut pas s’expliquer.
La foule qui se massait à Monument Valley, ayant réservé des sièges sur le sommet des mesas ou s’étant installée sur le toit des voitures, avait des doutes sur les propriétés magiques de Leigh Tireno. C’est la publicité qui l’avait attirée. La masse avait été contaminée par les modes de New York et de Californie. Elle croyait que Leigh était un messie.
Autrement cela ne l’intéressait pas.
Les gens venaient à Monument Valley parce qu’ils étaient émoustillés à l’idée d’assister à un changement de sexe !
Ou parce que leurs voisins y allaient.
« Putain d’endroit », disaient-ils.
Quand le soleil descendit, l’obscurité enveloppa Kameredi comme un vieil ami, de cette sorte d’obscurité des montagnes qui est une variante de la lumière. Les lézards rentrent, les geckos sortent. Les trilles discordants d’une ancienne romance. Les huttes et les maisons retiennent sous leur toit de paille de palmes l’étourdissante odeur dorée des lampes à kérosène. Il y a aussi des odeurs de grillade, mélangées au parfum du riz bouilli relevé avec de menus morceaux de chèvre au curry. Les senteurs de la nuit sont tour à tour chaudes et fraîches et collent à la peau comme des pressions moites. Le petit monde de Kameredi devient pour un moment un lieu de sensualité, à l’insu du soleil. Puis tout le monde s’endort : pour exister dans un autre monde jusqu’au chant du coq.
Pendant cette heure cachée, Leigh vint rendre visite à Casper Trestle.
Casper avait du mal à parler. Il était à demi étendu sur son charpoy, une main soutenant sa tête ébouriffée. Leigh restait debout à le regarder, avec un sourire aussi énigmatique que le bouddha le plus mystérieux.
« Salut », dit Casper.
Leigh dit : « Pareillement. »
Casper se redressa en position assise. Il saisit ses doigts de pieds et considéra son beau visiteur, incapable de dire un mot.
Sans préliminaires, Leigh poursuivit : « Tu as été dans l’univers assez longtemps pour comprendre quelque chose à son fonctionnement. »
Supposant que c’était une question, Casper acquiesça.
« Tu es dans ce village depuis assez longtemps pour comprendre quelque chose à son fonctionnement. – Pause. – Je vais donc te dire une chose. »
Casper trouvait cela très étrange, bien qu’il eut passé l’essentiel de sa vie entouré de gens étranges.
« Il ne faut pas te toucher. Pourquoi ? »
Quand la bouche de Leigh bougeait, elle avait sa musique à elle, indépendante des sons qu’elle émettait. « Parce que je suis un rêve. Je peux être ton rêve. Si tu me touchais, tu pourrais te réveiller. Et alors… alors où cela te mènerait-il ? » Il émit un petit son froid, presque comme un rire humain.
« Hummmm, fit Casper. Dans le New Jersey, probablement. »
Là-dessus, Leigh continua ce qu’il avait à dire. Il dit que la population de Kameredi et de quelques villages avoisinants appartenait à une sorte de Rajputs particuliers. Ils avaient une histoire particulière. Ils avaient été écartés des gens ordinaires à cause d’un rêve particulier. Le rêve s’était produit quatre siècles plus tôt. Il était toujours révéré et connu sous le nom du Rêve de la grande Loi.
« Les habitants de Kameredi honorent leur père, dit Leigh, eh bien, ils honorent plus encore le Rêve de la grande Loi. »
Quatre siècles plus tôt, dans les temps anciens, un certain sadhu, un saint homme, était mourant à Kameredi. Dans les heures qui précédèrent sa mort, il rêva une série de lois. Il les racontait à sa fille quand la Mort arriva, enveloppée d’une ombre profonde, pour l’emporter à Vishnu. En raison de sa pureté, la fille du saint homme avait des pouvoirs particuliers et savait négocier avec la Mort.
L’esprit du saint homme le quitta. La Mort planait au-dessus d’eux tandis que la fille encourageait son père mort à parler et à parler encore jusqu’à ce qu’il lui ait transmis toutes les lois de son rêve. Puis une buée était sortie de sa bouche. Il avait crié. Ses lèvres furent alors scellées du pâle sceau de la Mort. Il fut enterré dans l’heure. Pourtant il commença à se décomposer avant même que les prières ne fussent chantées et le corps mis en terre. Ainsi les populations surent qu’un miracle était arrivé parmi elles.
Mais la fille devait encore restituer les lois.
Sa tête se transforma en tête d’éléphant. Sous cette apparence de sagesse, elle rassembla tout le village devant elle. Tous s’abaissèrent et jeûnèrent pendant sept jours, tandis qu’elle récitait les lois du Rêve de la grande Loi.
Depuis lors, la population suit les lois du Rêve de la grande Loi.
Les lois ont guidé leur conduite. Les lois concernaient des choses temporelles, non pas spirituelles, car, si les règles temporelles sont correctement observées, alors les règles spirituelles suivent.
Les lois ont appris aux gens à vivre heureux en famille et en paix avec les autres. Les lois leur ont appris à être gentils avec les étrangers. Les lois leur ont appris à mépriser les biens temporels dont ils n’avaient pas besoin. Les lois leur ont appris à survivre.
De toutes les lois, celles sur la survie ont été les plus rigoureusement suivies pendant quatre siècles, depuis que le sadhu avait été emporté par la Mort. Par exemple, les lois parlaient du souffle et de l’eau. Le souffle, l’esprit de la vie humaine, l’eau, l’esprit de toute vie. Elles ont enseigné à conserver l’eau et à mettre une petite quantité de côté pour l’usage quotidien de l’homme, une autre pour les animaux, une autre pour les plantations et les arbres. Les lois ont enseigné à cuire en économisant le carburant et le riz, et à manger sainement, et à boire modérément et agréablement.
À propos de modération, les lois déclaraient que le bonheur résidait souvent dans le silence des langues humaines. Le bonheur était important pour la santé. La santé était surtout importante pour les femmes, qui ont la charge de la marmite familiale.
Les lois parlaient du danger des femmes qui portent trop d’enfants et du danger d’avoir trop de bouches à nourrir. Elles parlaient de certains cailloux que l’on trouvait dans le lit de la rivière et que les femmes pouvaient s’introduire dans le yoni pour empêcher la fertilisation. La douceur des cailloux, descendus des neiges de l’Himalaya, et leur dimension y étaient minutieusement décrites.
La nudité n’était pas un crime ; avant les dieux, tous les humains étaient nus.
La manière de se comporter était également décrite. Il y avait deux qualités, qui contribuaient au bonheur humain et devaient être inculquées déjà aux petits enfants : l’oubli de soi et le pardon.
« Aime ceux qui sont près de toi et ceux qui sont loin, disaient les lois. Ainsi tu seras capable de t’aimer toi-même. Aime les dieux. Ne prétends jamais les égaler, ou tu te perdras. »
C’était tout pour la partie spirituelle. Les instructions sur la manière de faire les chapatis prenaient beaucoup plus de temps.
Enfin, les Rêves de la grande Loi donnaient des consignes claires sur les arbres. Il fallait conserver les arbres. Il fallait empêcher les chèvres de grignoter les arbres ou les pousses, de toucher au moindre plant. Il était interdit d’abattre un arbre de moins de cent ans pour le chauffage ou la construction. Il ne fallait utiliser à cet usage que le sommet des arbres qui dépassaient vingt mètres de haut : ainsi Kameredi et les villages environnants auraient de l’ombre et bénéficieraient d’un bon climat. Les oiseaux et les animaux, qui autrement dépériraient, y survivraient. La campagne ne serait pas dénudée et ne deviendrait pas désertique.
Si les gens respectaient ces lois de la nature, la nature prendrait soin d’eux.
Ainsi parla le sadhu à l’heure de quitter ce monde. Ainsi parla la tête de l’éléphant, lui faisant écho.
Tandis que Leigh Tireno racontait cette histoire, il parut devenir ce qu’il prétendait être : un rêve. Ses yeux s’agrandirent, ses cils devinrent comme les pointes d’un buisson d’épines, son visage simple devint grave, ses lèvres devinrent des instruments de musique d’où sortaient les harmonies de la sagesse.
Il dit que depuis que la fille du saint homme avait transmis le Rêve de la grande Loi à travers la tête d’éléphant bleue, les habitants de Kameredi avaient scrupuleusement suivi ces préceptes. Les villages avoisinants, ayant entendu parler des lois, ne s’en étaient pas embarrassés. Ils avaient dénudé leurs bois, mangé trop goulûment, fait trop d’enfants avec des bouches gloutonnes. Ainsi la population de Kameredi vivait-elle heureuse, tandis que des populations moins disciplinées mouraient, disparaissaient et étaient oubliées sur le fleuve du temps.
« Et pour le sexe ? » demanda Casper.
Et Leigh répondit calmement : « Le sexe et la reproduction sont des dons de Shiva. Ce sont nos défenses contre la décrépitude. Comme Shiva, ils peuvent aussi détruire. » Il adressa à Casper un sourire de pure beauté triste et quitta la maison de Bannerji, pour s’enfoncer dans la nuit d’un pas léger. L’engoulevent chanta pour lui tandis qu’il passait. La nuit elle-même se blottit sur ses frêles épaules.
« Vous voulez promouvoir un événement où deux personnes couchent ensemble ? » La question était posée d’un air incrédule dans le bureau d’un publicitaire à New York. Cinquième avenue au-dessus des numéros trente. Nouvelles soldes chez Macy’s.
« Nous parlons hétéro, gay, lesbien ou quoi ici ? »
« Ils ont trouvé une nouvelle manière de le faire ? Un raccourci ou quoi ? »
« Arrêtez, on peut voir des gens baiser en rentrant chez soi, chaque soir, tranquillement. »
« Ils ne baisent pas, ceux-là. Ils ont l’intention d’avoir un rêve très fondamental. »
« Un rêve, vous avez dit ? Vous voulez qu’on loue Monument Valley pour que des putains de tordus puissent rêver ? Allez-vous faire foutre ! »
Leigh sortait nu du bassin. De petites rigoles d’eau dégoulinaient de son dos tout le long de ses longues jambes. Les poils de son pubis scintillaient comme une toile d’araignée chargée de rosée matinale. Casper pouvait à peine supporter ce spectacle. Il tremblait, sans parvenir à comprendre ce qui n’allait pas. Avait-il jamais connu un désir aussi violent ?
Après avoir vérifié qu’il n’y ait pas de sangsues dans l’herbe, Leigh s’assit sur un rocher. Il essora d’une main l’eau de ses cheveux. Avec un soupir d’aise, il ferma les yeux. Il tourna son visage parfait vers le soleil, comme pour lui retourner ses rayons.
« Vraiment, tu es dégoûtant, Casper. Cet endroit devrait t’aider à t’améliorer, Casper, à t’amender… à te mettre en paix avec toi-même. »
C’était la première fois qu’il parlait de cette manière.
« Ces lois du rêve, dit Casper, pour changer de sujet, c’est, pour beaucoup, des poncifs indiens, non ? »
« Nous avons tous au fond de nous le sentiment qu’il y a eu un jour un âge d’or primitif où tout était facile… peut-être dans la lointaine enfance. »
« Pas moi. »
« Le Rêve de la grande Loi représente cette époque pour toute une communauté. Toi et moi, mon triste Casper, nous venons d’une culture où tout, presque tout, s’est perdu. La consommation a remplacé la communication. Le commerce a remplacé le contentement. Ce n’est pas vrai ? »
Debout sans bouger, l’air boudeur, contemplant en cachette le corps exposé de Leigh, Casper dit : « Je n’ai jamais rien eu à consommer. »
« Mais tu le souhaites. Tu ne penses qu’à ça, Casper ! – Il se redressa soudain, les paupières baissées protégeant ses yeux de miel. – Tu ne te souviens pas à la maison, comme ils mangeaient, comme tout le monde mangeait et prenait à peine le temps de souffler ! Le souffle de la vie ! Comme il était fort le culte sentimental de l’enfance, alors que les enfants de ce temps-là étaient négligés, battus, éduqués seulement par la négative ? »
Casper acquiesça « Bien sûr, je me souviens. » Il dessina la cicatrice sur son épaule.
« Les gens ici ne se connaissent pas, Casper. Ils ne peuvent pas prendre une grande inspiration et se connaître. La connaissance qu’ils ont, ce sont les faits. La sagesse, pas tellement. Ils souffrent par le sexe. Il y a des femmes piégées dans des corps d’hommes, des milliers d’homosexuels qui veulent être hétéro… L’humanité est tombée dans un mauvais rêve, elle a rejeté la spiritualité, elle se raccroche au moi… à des origines bassement biologiques. »
Il ouvrit alors les yeux pour regarder Casper. Sur les branches du banyan à côté d’eux, des pigeons roucoulaient comme pour se moquer.
« Je ne suis pas si bizarre qu’avant. » Casper ne trouva rien d’autre à dire.
« Je suis venu pour développer ce que j’avais en moi… Si on voyage assez loin, on découvre ce qu’on était au départ. »
« C’est vrai. J’ai pris un peu de poids. »
Leigh parut ignorer la remarque. « Les archétypes, qui guident notre conduite, sont aussi automatiques que la respiration, si nous laissons faire, c’est ce que j’en suis venu à penser. Une sorte de réponse automatique. »
« Cela me dépasse, Leigh, je suis désolé. Parle clair, veux-tu ? »
Le doux sourire. « Mais si, tu comprends. Tu comprends et tu rejettes ce qui n’est pas familier. Essaye de penser aux archétypes comme à des figures maîtres – et maîtresses –, comme tu en rencontres dans les contes de fées, La Belle et la Bête, par exemple. Qui guident notre conduite comme des programmes informatiques très basiques. »
« Grandis, Leigh ! Des contes de fées ! »
« Les archétypes ont été méprisés par notre culture occidentale. Ils sont donc en guerre avec notre superficialité. Nous en avons besoin. Les archétypes s’élèvent jusqu’aux sommets raréfiés de la grande musique. Et ils s’enfoncent loin dans le terreau de notre être, loin dans les obscurs royaumes en deçà du langage, où seuls nos rêves peuvent les atteindre. »
Casper se gratta l’entrejambe. Il était embarrassé qu’on lui parle comme à un homme intelligent. Cela lui était si rarement arrivé.
« Je n’ai jamais entendu parler des archétypes. »
« Mais tu les as rencontrés dans ton sommeil – ces personnages qui sont toi et ne sont pas toi. Les étrangers qui te sont familiers. »
Il se gratta le menton au lieu de l’entrejambe. « Tu penses que les rêves sont si importants ? »
Leigh eut un rire doux, pas moqueur comme celui des tourterelles. « Ce village en est bien la preuve. Si seulement… si seulement nous trouvions toi et moi le moyen de rêver un Rêve de la grande Loi ensemble. Pour le bonheur de l’humanité entière. »
« Coucher ensemble, tu veux dire ? Hé ! Tu ne peux pas ! Tu es tabou. »
« Peut-être seulement par un toucher charnel… – Il se laissa glisser par terre et affronta Casper en face. – Casper, essaye ! Sauve-toi. Libère-toi. Permets aux choses de changer. Ce n’est pas impossible. C’est plus facile que tu ne crois. Ne reste pas à l’état de chrysalide… deviens un vrai papillon ! »
Casper Trestle prit des fruits et de la viande séchés et grimpa dans les montagnes qui surplombaient Kameredi. Il resta là et pensa et expérimenta ce que certains appellent des visions.
Certains jours, il jeûna. Il lui sembla alors que quelqu’un marchait à côté de lui dans la forêt. Quelqu’un de plus sage que lui. Quelqu’un qu’il connaissait intimement mais qu’il était pourtant incapable de reconnaître. Ses pensées qui n’étaient pas des pensées coulaient de lui comme de l’eau.
Il se vit dans un bassin tranquille. Ses cheveux poussaient jusqu’aux épaules et il marchait nu-pieds.
Voici ce qu’il se dit, en ramassant des fragments de réflexion dans les plis de son esprit.
« Il est si beau. Il doit être la vérité même. Moi, je suis un imposteur. J’ai joué ma vie. Ou on l’a jouée pour moi. Non, je dois endosser au moins une partie du blâme. Ainsi, je reprends le contrôle. Je ne veux pas être une victime. Plus maintenant. Je vais changer. Moi aussi je peux être beau, le rêve de quelqu’un d’autre…
« J’ai été dans le mauvais rêve. Le rêve stupide et faible du temps. Le rêve abject de la richesse derrière les rêves. La misère spirituelle.
« Il m’est arrivé quelque chose. À partir d’aujourd’hui, à partir de maintenant, je vais être différent.
« D’accord, je raconte des craques, mais je vais être différent. Je vais changer. J’ai déjà changé. Je deviens le vrai papillon. »
Quelques nuits plus tard, quand la nouvelle lune s’est levée, il est retourné regarder son reflet.
Pour la première fois, il a vu – même en lambeaux – la beauté. Il entoura son corps de ses bras. Dans le bassin, du fond de leurs petits gosiers, les grenouilles criaient que la nuit avait disparu.
Il dansa autour du bassin. « Changez, vous autres, les grenouilles ! dit-il. Si j’y arrive, tout le monde peut y arriver. » Elles l’avaient fait.
Un peu plus loin, quand la lune s’enfonça dans la gueule accueillante des montagnes, il entendit un rugissement lugubre, comme si des créatures luttaient à mort dans des marais désolés.
Des gorges enrouées des machines, le diesel vomissait des fumées. Genman Timber PLC amorçait une nouvelle journée de travail. Des gars coiffés de casques et vêtus de jeans sortaient de la cantine. Ils jetaient leurs mégots dans la boue et se dirigeaient vers leurs tracteurs et leurs scies articulées. La veille, ils avaient nettoyé quatre kilomètres carrés de forêt dans la montagne, un peu au-dessus de Kameredi.
Le camp de Genman était un demi-cercle formé de cabanes préfabriquées. On entendait rugir les générateurs qui pompaient l’électricité et l’air conditionné autour du camp. D’immenses grues mobiles, transportées à grands frais dans cet endroit reculé, chargeaient les arbres tombés sur un chapelet de camions.
Il y avait encore beaucoup d’arbres à évacuer. Ils attendaient silencieusement la morsure des dents de métal. Bientôt, loin de l’Himalaya, ils formeraient des pièces de mobilier vendues dans des salles d’exposition situées dans des terrains vagues à la sortie de Rouen, Atlanta, Munich ou Madrid. Ou ils seraient transformés en cageots pour les oranges de Tel-Aviv, le raisin du Cap, le thé de Huang-Zhou. Ils formeraient des échafaudages pour les grands bâtiments d’Osaka, Pékin, Budapest ou Manille. Ou encore de fausses statuettes pour touristes, vendues à Bali, Berlin, Londres, Aberdeen ou Buenos Aires.
Il était encore tôt sur le chantier Genman. Le soleil rechignait à percer les couches de brouillard. Des haut-parleurs diffusaient du rock sur toute la zone. Les contremaîtres juraient. Les hommes étaient tendus à l’instant de déchaîner leurs machines dans la vie ou plaisantaient pour retarder le moment où ils auraient à se déployer dans ces forêts.
Les citernes d’essence pleines à craquer se mirent en marche. Les bulldozers Genman se mirent à tourner comme des animaux malades sur leurs chaînes, et projetèrent de la boue en se dirigeant vers la tâche qui les attendait.
Le camp entier n’était qu’une mer de boue.
Bientôt les arbres allaient tomber avec fracas, en dénudant les anciens sols de latérite. Et quelqu’un allait faire du profit, à Calcutta, en Californie, au Japon, à Honolulu, à Adélaïde, en Angleterre, aux Bermudes, à Bombay, au Zimbabwe, que sais-je encore…
L’action commença. Puis ce fut la pluie, des trombes d’eau provenant du sud-ouest.
« Merde », dirent les hommes, mais ils poursuivirent. Ils devaient songer à leur bonus.
Le nouveau Casper dormit. Et il fit un rêve terrible. Ce n’était pas comme les autres rêves. Si la vie est comme un rêve, ce rêve-là était comme la vie.
Son cerveau en fut enflammé. Il se leva avant l’aube et traversa en trébuchant la lisière de la forêt. Son chemin allait descendant. Pendant deux jours et deux nuits il voyagea sans manger. Il vit beaucoup de vieux palais s’enfoncer dans la boue, comme de grands paquebots illuminés dans une mer arctique. Il vit des choses courir et de gigantesques lézards donner la vie. Sa route fut décorée d’yeux d’ambre, d’yeux d’azur, de torses de bronze. Il retourna ainsi à Kameredi et le retrouva en ruine.
Ce qui avait été un village harmonieux, où les hommes et les animaux vivaient ensemble – il savait à présent combien c’était rare et précieux – avait disparu. Tout était parti. Les hommes et les femmes, les animaux, les poules, les maisons, la petite rivière, tout.
C’était comme si Kameredi n’avait jamais existé.
Les pluies n’étaient pas tombées sur Kameredi. Les pluies étaient tombées plus haut. Comme les forêts étaient tombées, les hautes eaux avaient débordé. Des marées de boue étaient descendues. Devant ce flot de lave froide, tout avait cédé.
Les gens de Kameredi n’étaient pas préparés. Le Rêve de la grande Loi n’avait rien dit de cette inondation. Ils avaient été emportés, avaient respiré la saleté, avaient été noyés, submergés, achevés.
Et Casper se vit marcher sur cette terre profanée, regardant les corps qui poussaient du sol visqueux comme des tubercules bizarres. Il se vit tomber par terre, évanoui.
À Monument Valley, on construisait à toute vitesse des stades gigantesques. On prenait des réservations pour des sièges qui n’étaient pas encore fabriqués. On prévoyait des évacuations d’urgence. On installait des avis, des signalisations, des toilettes publiques. Washington commençait à se sentir concerné. On mettait en marche toutes sortes de caméras à grande échelle. La ligue des populations indigènes américaines tenait des meetings de protestation.
Un artiste italien très célèbre était occupé à envelopper une des mesas dans du plastique bleu clair.
Quand Casper se réveilla, toute conscience semblait l’avoir abandonné. Il regarda autour de lui. La pièce était noire. Tout était sombre, excepté Leigh Tireno. Leigh se tenait près du lit, il semblait briller.
« Salut », murmura Casper.
« Pareillement », dit Leigh. Ils se regardèrent comme par-dessus un paysage d’été débordant de blé.
« Et le sexe alors ? » demanda Casper.
« C’est notre défense contre la décrépitude. »
Casper se recoucha, en se demandant ce qui s’était passé. Comme s’il lisait dans ses pensées, Leigh poursuivit : « Nous savions que tu étais dans les montagnes. Je savais que tu faisais un rêve puissant et terrible. Je suis venu avec quatre femmes. Elles t’ont ramené ici. Tu es en sécurité. »
« En sécurité ! » s’exclama Casper. Soudain son esprit s’éclaira. Il se leva chancelant et se dirigea vers la porte. Il était dans la maison de M. Bannerji qui n’était pas détruite et les filles de M. Bannerji étaient vivantes.
Dehors le soleil brillait sur le paisible village. Les poules se pavanaient entre les maisons. Des enfants jouaient avec un chiot, des hommes crachaient du jus de bétel, les femmes, statuesques, se tenaient près du dhobi.
La boue n’existait pas.
Aucun corps n’essayait de nager dans une rue inondée.
« Leigh, j’ai fait un rêve aussi réel que la vie même. Si la vie est un rêve, mon rêve était la vie. Je dois le dire à M. Bannerji. C’est un avertissement. Nous devons tous prendre nos affaires et chercher un endroit plus sûr où vivre. Mais va-t-on me croire ? »
Ils partirent pour toujours et il leur fallut un mois pour trouver un nouvel endroit. C’était à trois jours de l’ancien, orienté au sud, en haut d’une vallée fertile. Les femmes se plaignaient de l’escarpement. Mais là, ils seraient en sécurité. Il y avait de l’eau et de l’ombre. Il y avait des arbres. M. Bannerji et d’autres allèrent en ville et échangèrent du bétail contre du ciment. Ils reconstruisirent Kameredi dans le nouvel endroit. Les femmes se plaignirent de la profondeur du nouveau cours d’eau.
Une vieille sorcière avec un diamant dans la narine récita le Rêve de la grande Loi pour que tous l’entendent, un soir où les étoiles ressemblaient à des diamants, et la lune au-dessus du nouveau Kameredi enfla et tomba enceinte de la lumière. Lentement, le nouvel endroit leur devint familier. Des petits garçons avec un chien, envoyés inspecter l’ancien endroit, revinrent et rapportèrent qu’il avait été détruit par un grand flot de boue, comme si la terre s’était vomie elle-même.
Casper fut embrassé par tous. Son rêve avait été vrai. Les villageois fêtèrent leur salut. Le village passa vingt-quatre heures à boire et à se réjouir ; pendant ce temps, Casper était couché avec les deux filles Bannerji, ses membres confondus avec les leurs, sa chaleur et ses sucs mêlés aux leurs.
Dans leurs sexes, les demoiselles avaient placé de doux petits cailloux, comme il est dit dans les lois. Casper garda les cailloux après, en souvenir, comme des trophées, comme la mémoire sacrée d’événements bénis.
Leigh Tireno disparut. Personne ne savait où il était. Il partit si longtemps que même Casper découvrit qu’il pouvait vivre sans lui.
Après qu’une autre lune ait cru et décru, Leigh revint. Ses cheveux étaient devenus longs et étaient attachés par un ruban, pendant sur une de ses épaules. Il s’était décoré le visage. Ses lèvres étaient plus rouges. Il portait un sari. Sous le sari pointaient des seins.
« Salut », dit Leigh.
« Pareillement, dit Casper en tendant les bras. La vie à Kameredi est nouvelle. Tout a changé. Moi, j’ai changé. C’est le vrai papillon. Et tu es plus beau que jamais. »
« J’ai changé. Je suis une femme. C’était ça la découverte que j’avais à faire. J’ai seulement rêvé que j’étais un homme. C’était un rêve faux et j’ai fini par me réveiller. »
À sa grande surprise, Casper n’était pas aussi étonné qu’il aurait pu l’être. Il était en train de s’accoutumer à la vie miraculeuse.
« Tu as un yoni ? »
Leigh souleva son sari et lui montra. Elle avait une chatte, mûre comme une goyave.
« C’est beau. Que dis-tu du sexe maintenant ? »
« C’est une défense contre la décrépitude. Le don de Shiva. Cela peut aussi détruire. – Elle sourit. Sa voix était plus douce qu’avant. – Je te l’ai dit. Sois patient. »
« Qu’est-ce qui est arrivé à ton lingam ? Il est tombé ? »
« Il a glissé dans les broussailles. Dans la forêt, j’ai eu mes règles pour la première fois. C’était la pleine lune. Là où le sang est tombé un goyavier a poussé. »
« Si je trouve l’arbre et que je mange ses fruits… »
Il essaya de la toucher mais elle s’écarta. « Casper, oublie tes petites affaires particulières un moment. Si tu as vraiment changé, tu peux regarder par-delà ton horizon personnel quelque chose de plus large, de plus grand. »
Casper se sentit honteux. Il regarda par terre, où les fourmis rampaient, comme elles le faisaient déjà avant que les dieux ne se réveillent et ne peignent leur visage en bleu.
« Je suis désolé. Instruis-moi. Sois mon sadhu. »
Elle s’installa parmi les fourmis dans la position du lotus. « L’exploitation des collines. C’est basé sur la cupidité plus que sur la nécessité. Il faut arrêter. Pas seulement l’exploitation, mais tout ce qu’elle représente dans le monde mercenaire. Mépris pour la dignité de la nature. »
Casper trouva que c’était un ordre difficile. Mais quand il se plaignit, Leigh lui dit que l’exploitation était mineure et la nature immense. « Nous devons rêver ensemble. »
« Comment vois-tu ça ? »
« Un rêve puissant, qui nous permettrait de changer plus que le petit Kameredi, plus que nous-mêmes. Un rêve salutaire, ensemble. Comme chacun de nous en a rêvé séparément, avec succès. Comme tous les hommes et les femmes en rêvent séparément – toujours séparément. Mais nous, nous rêverons ensemble. »
« En nous touchant ? »
Elle sourit. « Tu dois encore changer. Le changement est une continuité. Il n’y a pas de temps de pose sur la route vers la perfection. »
Dans sa poitrine, il sentait son cœur tressaillir de crainte et d’espoir à ces mots merveilleux. « Les choses que tu comprends… je t’adore. »
« Un jour, je t’adorerai peut-être. »
Des unités spéciales de la garde nationale avaient été envoyées pour contrôler la foule. La moitié de l’Utah et de l’Arizona étaient entourés d’un fil tranchant. On avait installé des postes anti-émeutes. Washington se méfiait des rêveurs. Partout patrouillaient des chars, des fourgons, des ravitailleurs personnels armés. On avait construit des chemins spéciaux surélevés. Des policiers armés à bicyclette rugissaient, ils étaient autorisés à tirer sur la foule s’il y avait des signes d’agitation. Des hélicoptères de combat tournaient au-dessus des têtes, cassant les tympans de Monument Valley avec un bruit vindicatif.
Ils surveillaient un endroit étendu qui portait les empreintes d’un paysage intérieur de dépression maniaque.
Les voitures privées étaient interdites. Elles étaient parquées dans d’immenses espaces qui s’étendaient au nord jusqu’à Blanding, Utah ; à l’est jusqu’à Shiprock, Nouveau Mexique ; et au sud, jusqu’à Tuba City, Arizona. Les Hopis et les Navajos faisaient un malheur. Des tas de cafés, bars et restaurants avaient éclos de nulle part. Au bord des routes autorisées, des lieux de divertissement en tous genres jaillissaient comme une explosion de boîtes à peinture. Beaucoup de gens transportaient des effigies géantes de Leigh Tireno, au mieux de sa forme, au-dessus de baraques marquées de slogans tels que Changez de sexe par l’hypnose – sans douleur ! Personne ne parlait de Casper Trestle.
Comme le bon peuple se bousculait pour aller voir le spectacle ! Il faisait terriblement chaud, dans le désert surpeuplé ; la sueur s’élevait comme une brume, une maladie au-dessus de la vague des épaules. Les bactéries s’en donnaient à cœur joie. D’innombrables citadins, qui ne faisaient jamais plus d’un bloc à pied, ne pouvaient pas supporter de faire les quelques centaines de mètres qui leur restaient après la dépose de l’autobus, et s’effondraient dans les nombreuses ambulances de campagne qui bordaient le chemin. Le repos était facturé vingt-cinq dollars de l’heure. Certains marchaient en chantant ou en sanglotant, selon leur goût. Des pickpockets déambulaient dans la foule, en poussant du coude les puritains de toutes sortes. Les prêcheurs prêchaient leurs airs de la damnation. Il n’était pas difficile pour les déshérités, dont les pieds se couvraient d’ampoules, de croire que la fin du monde était proche – ou du moins de voir dans ces océans de misère, des sortes de gueules de l’enfer – ou de croire encore que l’univers entier pourrait s’éteindre en grésillant et devenir un petit point blanc, comme quand on éteint la télévision à deux heures dans le matin maussade du Bronx. À tout prendre, mieux valait la fin. Peut-être, pénétrée de cette hypothèse, une bonne partie des adultes avançait-elle comme du bétail, enfournant de la nourriture toute prête et sirotant des boissons sucrées. Une grosse femme, entourée par des corps surchauffés, fut frappée en même temps de congestion et d’indigestion ; ses cris quand elle roula entre les jambes des marcheurs furent noyés dans une musique sporadique de ghetto qui sortait d’une multitude de récepteurs. Tous les orifices étaient bouchés. C’était la loi. Au moins personne ne fumait. Les enfants se distinguaient dans la foule par des bobs de toutes sortes, des petits et des grands dadais qui se battaient pour arriver les premiers, qui hurlaient, criaient et mangeaient des pop-corns en marchant. Par terre, toutes les variétés de cartons et emballages non biodégradables étaient piétinés dans la poussière, avec les corps tombés, les chewing-gums roses recrachés, les vêtements abandonnés, les tampons jetés, les semelles perdues. C’était un véritable événement médiatique, qui attirait la foule autant que les feuilletons mondiaux.
Casper avait mis en place ce vaste projet. À présent, il n’était plus responsable que de lui-même et de Leigh. La nature humaine dépassait ses compétences. Il était au milieu d’une étendue de quelques kilomètres de large où John Wayne avait jadis galopé à bride abattue. M. V.K. Bannerji était avec lui, terrorisé par le simple souffle du public attentif.
« Est-ce que ça va marcher ? demanda-t-il à Casper. Sinon, on va avoir de la violence. »
Mais à six heures du soir, quand les ombres des têtes géantes s’allongèrent, s’aplatirent, comme des dents noires sur la terre, une cloche sonna et le silence se fit. Une légère brise se leva, qui allégea la chaleur et rafraîchit bon nombre d’aisselles fiévreuses. Le plastique bleu pâle qui enveloppait une des mesas, claquait doucement. Pour le reste, c’était enfin calme, calme comme dans les millénaires qui avaient précédé l’apparition de l’homme.
Au milieu de l’étendue, on avait dressé un grand lit. Leigh attendait à côté de celui-ci. Elle retira ses vêtements sans coquetterie, en faisant un tour complet, afin que tous puissent voir qu’elle était une femme maintenant. Elle entra dans le lit.
Casper retira ses vêtements, fit également un tour pour montrer qu’il était bien un homme et grimpa à côté de Leigh. Il la toucha.
Ils se prirent l’un l’autre dans les bras et s’endormirent.
Doucement, une musique monta du Boston Pop Orchestra au grand complet. La valse tirée de La Belle au bois dormant de Tchaïkovski. Les organisateurs avaient jugé que cette œuvre était particulièrement adaptée à la circonstance. Dans l’assistance composée d’un million de personnes, les femmes se mirent à pleurer et les enfants à vomir aussi doucement que possible. Devant leurs écrans de télévision, partout dans le monde, les gens pleuraient et vomissaient dans des sacs en plastique.
Ils faisaient un rêve ancien, qui jaillissait du noyau ancien du cerveau. Les personnages qui traversaient une tapisserie primitive de champs portaient des vêtements antiques et raides. Ces personnages détenaient un pouvoir tranquille sur le comportement humain. Un pouvoir archétypique tranquille.
Avant le sexe était la vie, elle jaillissait comme une source. La conscience apparut avec l’arrivée de la reproduction sexuelle. Avant la naissance de la conscience, c’était le règne du rêve. Ces rêves forment le langage des archétypes.
Avec l’adoption de la civilisation technologique, ces anciens personnages avaient été négligés, méprisés. Le héros, le guerrier, la matrone, la vraie jeune fille, le magicien, la mère, le sage aussi, leurs chemins furent détournés et tombèrent dans le dissentiment des vies humaines. Dans ce désordre, des milliards de vies furent détruites : rapine, guerre, tourment, terreur. Mais LeighCas dans la langue des rêves faisait vœu à ces forces de racheter le temps, et demandait en retour, semblait-il, que mâles et femelles puissent être débarrassés de la faute… pour vivre des rêves meilleurs…
Casper sortit du sommeil dans lequel il était enfoncé. Il n’était pas sûr de lui-même et de l’endroit où il se trouvait. Beaucoup de choses s’étaient ébruitées, il le savait : un changement de conscience. La tête sombre de la femme Leigh reposait sur sa poitrine. Ouvrant les yeux, il vit au-dessus de lui flamboyer un ciel impressionniste, avec des bandes de soleil couchant cannelle et pourpres ondulant fiévreusement entre l’horizon et le fond de l’horizon.
Mû par un instinct profond, il tomba entre ses jambes. Il fouilla dans un nid de fourrure et y trouva des lèvres. Elles lui parlèrent sans mots et ce qu’elles dirent lui parut étrange et nouveau. Il se demanda un moment si, abruti par le sommeil miraculeux, il ne se trompait pas. Doucement, il l’écarta de sa poitrine… ses seins à lui… à elle.
Quand Leigh ouvrit les yeux et porta sur Casper son regard de miel, celui-ci était lointain. Lentement ses lèvres dessinèrent un sourire.
« Pareillement, remarqua-t-elle, en glissant un doigt dans le yoni de Casper. Que dis-tu de la protection contre la décrépitude ? »
Les foules quittaient l’auditorium. Les avions repartaient comme des aigles vers leurs nids. Les chars se retiraient. L’artiste italien défaisait les emballages des mesas. S’imaginant entendre les machines à couper les arbres devenir silencieuses dans les forêts lointaines, M. Bannerji s’assit sur le bord du lit, couvrit ses yeux myopes et pleura de joie, la joie qui demeure au milieu du malheur.
Plongées dans leurs pensées, les multitudes à la vue basse s’en allaient. Ce rêve différent faisait son effet. Personne ne se bousculait. Quelque chose dans l’uniformité des maintiens, la courbure des épaules, l’arrondi des têtes, rappelait des anciennes frises.
Ici ou là, une joue, un œil, une tête chauve reflétaient les couleurs impériales du ciel, les jaunes arbitraires qui signifiaient la joie ou la peine, le rouge le feu ou la passion, les bleus le néant ou la réflexion. Il ne restait rien que la terre et le ciel, à jamais différents, à jamais unis. Les mesas se détachaient sur le velours, anciennes citadelles bâties sans la main de l’homme pour rappeler les temps anciens.
La multitude repartait en silence, ses innombrables mâchoires immobiles, pourtant une sorte de murmure montait de ses rangs.
La musique tranquille et triste de l’humanité.
La mort du jour répandit ses couleurs, de plus en plus sombres. C’était le crépuscule : l’aube d’un nouvel âge.