LES SUPERTOYS QUAND ARRIVE L’HIVER
Dans le jardin de Mrs Henry Swinton, ce n’était pas toujours l’été. Monica s’était risquée dehors avec David et Teddy et avait acheté un VRD pour Eurowinter. À présent les amandiers étaient sans feuilles. Leurs branches étaient chargées de neige. La neige ne fondrait pas tant que le disque continuerait à jouer.
Ainsi, sur les faux murs et les fausses fenêtres de la maison à simulations des Swinton, la neige resterait pour toujours sur le rebord des fenêtres. Les glaçons qui pendaient des gouttières ne fondraient pas tant que le disque continuerait à jouer.
Le ciel bleu glacé d’hiver resterait à tout jamais identique, aussi longtemps que le disque continuerait à jouer.
David et Teddy s’amusaient sur le bassin gelé. Leur jeu était simple. Chacun à un bout du bassin, ils se laissaient glisser l’un vers l’autre en se croisant très près. Cela les faisait rire à tous les coups.
« J’ai failli te rentrer dedans cette fois, Teddy ! » cria David.
Monica les regardait depuis la fenêtre du salon. Lassée par leur action répétitive, elle éteignit la fenêtre et se détourna. Le domestique synthétique sortit de sa niche en boitillant et demanda gravement s’il y avait quelque chose qu’il puisse faire pour lui rendre service.
« Non merci, Jules. »
« Je suis désolé de voir que vous semblez toujours triste, madame. »
« Tout va bien, Jules. Ça passera. »
« Peut-être souhaiteriez-vous que je demande à votre amie Dora-Belle de venir ? »
« Ce n’est pas nécessaire. »
Henry Swinton avait récemment équipé le domestique d’une nouvelle amélioration qui avait affecté l’agilité de sa démarche, à présent moins sûre. Cela lui donnait une apparence assez réaliste de vieil homme et n’avait donc pas été corrigé. Il parlait maintenant de manière plus humaine et Monica l’aimait davantage.
Elle appela Henry sur l’Ambient. Il apparut, souriant, sur le globe.
« Monica, salut ! Comment ça va ? On dirait que nous allons réussir à prendre le contrôle. Je dois parler avec Havergail Bronzwick dans neuf minutes, EST. Si on arrive à boucler l’affaire, Synthmania va devenir la première société de synthèse du monde, plus grande que tout ce qui existe au Japon ou aux States. »
Monica écoutait attentivement, bien qu’elle ait compris que son mari lui faisait le discours qu’il avait préparé pour Bronzwick.
« Quand je pense d’où nous venons, Monica… Si cette affaire se conclut, je vais – nous allons – d’un seul coup gagner trois millions de mondos. J’ai déjà de grands projets pour nous. Nous déménagerons dans un endroit plus agréable, nous bazarderons David et Teddy, nous prendrons des androïdes nouveaux modèles, nous achèterons une île… »
« Tu rentres bientôt ? »
La question coupa net Henry dans son excitation. Il répondit prudemment : « Tu sais bien que je dois être absent toute cette semaine. J’espère être de retour lundi… »
Elle éteignit.
Assise dans sa chaise orientable, les mains serrées, elle perçut un mouvement du coin de l’œil. David et Teddy continuaient leurs glissades sur le bassin, en poussant des petits cris de joie. Ils allaient peut-être continuer pour toujours. Elle se leva, pressa l’ouverture de la fenêtre et les appela.
« Rentrez maintenant, les enfants. Montez jouer là-haut. »
« D’accord, maman ! » répondit David. Il sortit du bassin et aida son ami balourd à escalader le rebord de plastique.
« Je deviens tellement gros, David », fit Teddy. Il rit.
« Tu as toujours été gros, Teddy. C’est pour ça que je t’aime, dit David. Ça te donne un air adorable. »
Ils rentrèrent en courant par la grande porte qui claqua derrière eux. Ils montèrent en feignant la gaieté. « Je vais t’attraper ! » annonça David à Teddy. C’était si puéril. Monica vit avec une certaine mélancolie leurs talons disparaître entre les balustres. L’horloge de l’Ambient sonna cinq heures et s’alluma. Elle alla à la machine et se trouva bientôt connectée. Tout autour de la planète, d’autres gens, principalement des femmes, entamaient des discussions religieuses. Les unes envoyaient leurs pensées électroniques sur des arrivées papier. D’autres montraient des photomontages qu’elles avaient réalisés.
« J’ai besoin de Dieu parce que je suis si souvent seule, déclara Monica à la multitude. Mon bébé est mort. Mais je ne sais pas où est Dieu. Peut-être qu’il ne va pas dans les villes. »
Les réponses affluèrent.
« Est-ce que tu es assez folle pour croire que Dieu vit à la campagne ? Si c’est le cas, arrête. Dieu est partout. »
« Dieu n’est qu’à une prière de nous, où que l’on soit. Je vais prier pour toi. »
« Bien sûr que tu es seule. Dieu n’est qu’un concept, inventé par un homme malheureux. Prends ta vie en main, chérie. Regarde un peu du côté des neurosciences. »
« C’est parce que tu penses que tu es seule que Dieu ne peut pas arriver jusqu’à toi. »
Elle travailla sur les réponses, en les enregistrant, pendant deux heures. Puis elle éteignit l’Ambient et s’assit en silence. Le silence régnait aussi là-haut.
Un jour, avait-elle décidé, elle ferait l’analyse de tous les messages qu’elle recevait. Il serait intéressant d’en faire une synthèse. Elle composerait une Amb-production des résultats. Son nom deviendrait célèbre. Elle marcherait – avec un garde du corps – dans les rues de la ville. Les gens diraient : « Regardez, c’est Monica Swinton ! »
Elle se secoua pour sortir de sa rêverie. Pourquoi David était-il si tranquille ?
David et Teddy étaient tous deux vautrés par terre dans leur chambre et regardaient un vidéolivre. Ils gloussaient devant les bouffonneries d’animaux qui faisaient des tours. Un petit éléphant rebondi en pantalons écossais tombait sur un tambour et dévalait une rue en direction de la rivière.
« Il va tomber dans cette rivière, tôt ou tard ! » disait Teddy entre deux gloussements.
Ils levèrent tous les deux les yeux quand Monica parut. Elle se pencha, prit le livre et le ferma bruyamment.
« Vous n’êtes pas encore fatigués de ce jouet ? demanda-t-elle. Ça fait trois ans que vous l’avez. Vous devez savoir exactement ce qui va arriver à cet idiot d’éléphant. »
David baissa la tête, bien qu’il fût habitué à la désapprobation de sa mère.
« Nous aimons justement ce qui va arriver, maman. Je parie que si on regarde encore, Elly va tomber dans la rivière. C’est tellement drôle. »
« Mais on ne regardera pas si tu ne veux pas », ajouta Teddy.
Elle regretta son éclat ; après tout, elle connaissait leurs limites. Elle posa le vidéolivre sur le tapis et dit avec un soupir : « Vous ne grandirez jamais. »
« J’essaye de grandir, maman. Ce matin, j’ai regardé une émission d’histoire naturelle sur DTV. »
Monica dit que c’était bien. Elle demanda à David ce qu’il avait appris. Il lui dit qu’il avait appris des choses sur les dauphins. « Nous faisons partie du monde naturel, n’est-ce pas, maman ? »
Quand il leva les bras vers elle pour un câlin, elle recula, suffoquée à l’idée qu’il était emprisonné à jamais dans une enfance éternelle, qu’il ne se développerait jamais, qu’il n’échapperait jamais…
« Maman est toujours tellement occupée », dit David à Teddy, quand Monica fut partie.
Ils restèrent assis, tous les deux, à se regarder. Souriants.
Henry Swinton dînait avec Petrouchka Bronzwick. Une paire de blondes décoratives les accompagnaient. Ils étaient dans un restaurant avec un quatuor anachronique qui jouait à côté. L’OPA amicale de Synthmania par Havergail Bronzwick PLC avançait de manière satisfaisante ; les avocats étaient chargés de mettre la dernière main aux documents pour le surlendemain.
Scène : un restaurant réservé aux riches. Cadre : une vraie trouée au plafond qui laisse entrer la lumière d’été seulement légèrement ternie par la pollution.
Petrouchka, Henry et leurs dames mangeaient deux petits cochons de lait qui tournaient sur des broches à côté de leur table. Les cochons grésillaient et dégoulinaient. Les dîneurs faisaient tout descendre avec du champagne millésimé.
« Oh, c’est tellement bon ! » s’exclama la blonde qui se faisait appeler Bubbles. Elle appartenait à Petrouchka Bronzwick. Elle s’épongea le menton avec une serviette de baptiste. « Je pourrais ne jamais m’arrêter, pas vous ? »
Penché en avant, le couteau et la fourchette en équilibre, Henry dit : « Nous devons rester en tête de la concurrence, mon chou. Chaque centimètre cube du cortex cérébral dans le cerveau humain contient cinquante millions de cellules nerveuses. C’est ce qui nous fait tenir, vous comprenez. Le temps des cerveaux synthétiques est révolu. Fini. Nous fabriquons de vrais cerveaux depuis hier. »
« Sûr », acquiesça Petrouchka. Elle se pencha pour se couper une nouvelle tranche de viande, tout en faisant signe au serveur de venir. « Les garçons servent toujours si chichement ! » Son rire argentin était célèbre et redouté dans certains milieux. Elle avait une vingtaine d’années, était déjà sous Preservanex, fantomatiquement maigre, avec des cheveux courts multicolores, des yeux bleus et un léger tic à sa joue gauche multicolore. « Et nous parlons de cent millions de cellules nerveuses. Mais depuis que nous avons isolé le silicium, nous sommes sur le chemin de la victoire. La question, Henry, reste celle du financement. »
Enfournant une succulente bouchée avant de répondre, Henry dit : « Le ruban Crosswell de Synthmania va régler ce petit problème. Vous avez vu les chiffres. Le PNB du Kurdistan est une broutille à côté. La production augmente encore cette année, quatorze pour cent. Crosswell a été notre première ligne de grande diffusion, quand nous étions encore Synthank. Elle a conquis l’Occident. La Pilule n’est rien à côté du Crosswell.
« Évidemment, j’ai un Crosswell en moi », dit Angel Pink. Elle désigna sa poitrine d’un doigt délicat. C’était celle qui plaisait à Henry. Elle insista encore avec un regard oblique vers Henry : « C’est tout le temps en moi. »
En se penchant vers elle, Henry lui fit un clin d’œil et lui servit une de ses formules favorites : « Les trois quarts de ce monde surpeuplé meurent de faim. Nous avons la chance d’avoir plus qu’il ne faut de tout, grâce à la maîtrise de la production de population. L’obésité est notre grand problème, pas la malnutrition. »
« C’est tellement vrai ! » soupira Bubbles. Lèvres rouges, dents blanches, elle grignotait un morceau de peau dorée.
« Y a-t-il encore quelqu’un qui n’a pas son Crosswell qui travaille pour lui dans l’intestin grêle ? demanda Henry en secouant la tête en réponse à sa propre question. Jim Crosswell était un nanobiologiste de génie. C’est moi qui l’ai découvert, qui l’ai fait travailler. Ce parasite sans danger permet à chacun de manger deux fois plus tout en gardant la forme, pas vrai ? »
« Si, c’est une des grandes inventions d’hier, répondit Petrouchka avec dépit. Notre Senoram est tout juste aussi profitable. »
« Il coûte plus cher à l’unité », dit Bubbles, mais sa remarque fut couverte par Angel Pink qui battait de ses jolies petites mains. « Nous allons faire un malheur ! – Elle leva son verre. – À votre intelligence à tous les deux, mes amis ! »
En répondant au toast, Henry se demanda d’où elle sortait ce nous. Elle devrait payer cette erreur. Il aviserait.
Monica se préparait à aller skier. Le domestique synthétique l’accompagna jusqu’à la cabine installée dans le callerium. Il lui offrit courtoisement le bras. Elle l’accepta. Elle aimait cette touche de délicatesse. Ça lui rappelait sa lointaine enfance à demi oubliée quand elle avait… Elle avait oublié ce qu’elle avait. Peut-être un père aimant ?
Une fois dans la cabine, elle se déshabilla, s’enferma et composa l’image « Neige et Montagne ». Immédiatement, la neige se mit à tomber en rafales. La visibilité était mauvaise. Elle peinait pour grimper. C’était effrayant. Elle était absolument seule. Un arbre isolé était enveloppé de blanc.
Une fois arrivée au refuge, elle entra se reposer, hors d’haleine, avant de fixer ses skis. Elle se mesurait au froid et aux éléments impitoyables. Elle les avait affrontés et vaincus. La tempête de neige diminuait. Avant de se lancer sur la pente, elle ajusta son masque. Dans cette grande course vivifiante, son corps se durcissait contre l’air fou, rugissant, furieux, insupportable. Derrière le masque, elle ouvrait la bouche dans un cri de joie pure. C’était la liberté, l’étreinte de la pesanteur !
C’était fini. Elle était seule, nue, dans la cabine fermée.
Une fois rhabillée, elle sortit. C’était peut-être le moment d’une goutte de vodka. Elle préférait la Vodka des Laiteries réunies, toute préparée, avec le lait déjà mélangé.
Elle trouva David et Teddy, l’air gênés. « On ne faisait que jouer, maman. »
« On n’a pas fait de bruit, dit Teddy. C’est Jules qui a fait du bruit. Il est tombé. »
Monica se retourna et vit Jules étendu sur le sol. Sa jambe gauche battait l’air doucement. Il avait cherché à se rattraper dans sa chute et avait fait tomber la reproduction de Kussinski dont elle était si fière et dont elle parlait chaque fois que son amie Dora-Belle l’appelait. Elle gisait en morceaux à côté de la tête du domestique. Ce dernier avait le crâne ouvert, révélant le centre de l’ouïe et de la parole.
Monica tomba à genoux à côté du corps, tandis que David lui disait : « Ce n’est pas grave, maman. On ne faisait que jouer quand il a trébuché. C’est seulement un androïde. »
« Oui, c’est seulement un androïde, maman, reprit Teddy. Tu pourras en acheter un autre. »
« Mon Dieu, c’est Jules. Pauvre Jules ! C’était un ami pour moi. » Elle prit son visage dans ses mains. Elle ne pleurait pas.
« Tu vas pouvoir en acheter un autre, maman », dit David. Il lui toucha timidement l’épaule.
Elle se tourna vers lui. « Et toi, qu’est-ce que tu crois que tu es ? Tu n’es toi aussi qu’un petit androïde ! »
À peine eut-elle prononcé ces mots qu’elle les regretta. Mais David émettait une sorte de cri mêlé de quelques mots. « Non… pas un androïde… Je suis réel… Réel comme Teddy… comme toi, maman… Seulement tu ne m’aimes pas… mon programme… tu ne m’as jamais aimé… » Il courait en ronds serrés et, quand les mots lui manquèrent, il se rua dans l’escalier en continuant à pousser son espèce de cri.
Teddy le suivit. Ils disparurent, Monica se releva et demeura, tremblante, au-dessus du corps du domestique. Elle se couvrit les yeux avec les mains. Elle ne parvenait pas facilement à retenir son désespoir.
Elle entendit un grand fracas à l’étage supérieur. Elle monta prudemment voir ce qui se passait.
Teddy gisait étalé sur le tapis, bras étendus. David était à genoux, penché sur lui. Il lui avait ouvert le ventre et examinait les mécanismes complexes qui s’y trouvaient.
Teddy aperçut Monica qui les regardait avec horreur. « Tout va bien, maman. Je suis d’accord. Nous essayons de découvrir si nous sommes réels ou seulement… urrrp »
David venait de tirer un fil en haut de la poitrine de Teddy, près du stabilisateur, là où, chez un humain, se trouve le ventricule gauche.
« Pauvre Teddy, il est mort ! C’était vraiment une machine. Ça veut donc dire… »
En parlant, il faisait des moulinets avec ses bras de manière incontrôlée. Il tomba, en se cognant le visage. Celui-ci se cassa et révéla dessous un appareillage en plastique.
« David ! David ! Ne sois pas triste ! On peut le réparer… »
« Tais-toi ! » Il hurla et, sautant sur ses pieds, passa devant elle, se précipita hors de la chambre et dégringola les escaliers. Debout près de l’ours inerte, elle entendit David faire du bruit en bas. Bien sûr, se dit-elle, avec un seul œil, il n’y voit plus normalement. Sa pauvre petite tête est toute cassée.
Elle s’approcha de l’escalier craintivement. Elle devrait appeler Henry à l’aide. Il faut qu’Henry rentre.
Elle entendit un grand crépitement. Le crachotement intense de l’électricité libérée. Une lumière aveuglante. L’obscurité.
« David ! » Mais elle tombait.
David avait heurté le centre de contrôle de la maison, l’arrachant du mur dans une crise de douleur et de désespoir. Tout s’arrêta de fonctionner.
La maison disparut et le jardin aussi. David se retrouva au milieu de la structure squelettique d’un échafaudage de fils. La maçonnerie était par terre. Une fumée âcre flottait au niveau du sol.
Après une longue immobilité, il se dégagea, il posa les pieds là où avait été la maison, là où avait été le jardin enneigé, là où il avait si souvent joué avec son ami Teddy.
Il marchait dans une allée, dans un monde inconnu. Le vieux trottoir était glissant. Les mauvaises herbes poussaient entre les dalles. Devant lui gisaient les détritus d’une époque révolue. Il donna un coup de pied dans une canette défoncée étiquetée « oka-col ».
Une lumière glauque recouvrait tout ; le jour d’été arrivait à sa fin. Il ne voyait plus distinctement mais, avec son œil droit, il aperçut une rose étiolée qui poussait sur un mur de brique écroulé.
S’approchant, il cueillit un bouton. Sa beauté et sa douceur lui rappelèrent une fois encore maman.
Debout devant son corps, il dit : « Je suis humain, maman. Je t’aime et je suis triste comme les gens réels, je dois donc être humain… Non ? »