RIEN DANS LA VIE N’EST JAMAIS SUFFISANT
Ma vie porte avec elle d’étranges échos d’une ancienne pièce de théâtre.
J’ai mis pied pour la première fois dans cette île magique où j’ai aimé avant même de savoir ce qu’était l’amour un matin de bonne heure, vers la fin de l’hiver. Le soleil qui se levait tard m’éblouissait et projetait vers moi des ombres sinistres. Je marchais dans un labyrinthe de soleil et d’ombre le long d’un sentier entre des arbres qui menait du petit port en pierre à la seule maison qui n’était pas une ruine sur l’île, maison ou château juché sur une hauteur, mais protégé des vents du nord par un promontoire légèrement plus élevé qui inclinait son épaule au-dessus des toitures déchiquetées et des tours de la demeure.
Tandis que j’avançais, un bruit s’éleva au-dessus du déferlement des vagues qui se brisaient contre le rivage. Je fis encore quelques pas et je m’arrêtai pour écouter. Une jeune fille marchait près de la maison en chantant, elle chantait pour le plaisir. Et ce chant me faisait tellement plaisir à moi aussi ! Sa silhouette allait et venait de l’ombre au soleil. Ce fut la première fois que j’aperçus Miranda et que j’entendis le son de sa jolie voix.
En m’approchant d’elle, j’éprouvai une sensation bizarre de picotement sur la peau. Des pressentiments contradictoires m’envahirent. Allais-je tomber sous le coup d’un envoûtement étrange ou étais-je en réalité en train de rentrer à la maison ?
À la fin des années soixante, la vie était bien différente de ce qu’elle est aujourd’hui. J’ai abandonné l’école et quitté mes parents. J’étais ce que l’on a appelé plus tard un hippie. Pourtant j’avais l’intention de vivre par mes propres moyens, dans toute la mesure du possible. Peut-être deviendrais-je poète ?
Mes vagabondages m’entraînèrent loin de chez moi. Je finis par aboutir dans le nord du pays, dans une région peu peuplée, où je tombai malade. Un homme et sa femme qui tenaient un petit restaurant s’occupèrent de moi jusqu’à ce que je sois rétabli. L’homme s’appelait Ferdinand Robson et sa femme Roberta.
Ces braves gens, en apparence, me racontèrent qu’eux aussi avaient fui une vie qui leur déplaisait, celle des villes industrielles. Pourtant, quand je voyais à quel point ils s’échinaient pour faire marcher leur restaurant et la petite pension attenante, je me dis qu’ils étaient tombés dans une autre forme d’asservissement.
Robson semblait du même avis. Son air mélancolique le laissait entendre. Il me conseilla d’aller sur la côte et vers une île qui se trouvait au large. Il me dit que j’y trouverai peut-être des petits boulots.
— Qui habite l’île ? demandai-je.
Il répondit avec brusquerie : Un écrivain, c’est tout. À part lui, personne.
Il se détourna, son visage s’était rembruni.
Je n’arrive pas à comprendre pourquoi cette information, ce regard, me troublèrent tant.
Pendant que je rassemblais mes maigres effets avant de partir, Roberta vint dans ma chambre, avec sa face ronde et l’air en colère. Elle me dit que son mari était ennuyé ; il me devait une explication pour sa brusquerie. Je protestai, mais elle ignora mes protestations. Voici ce qu’elle me dit en me fixant de ses yeux sombres, hantés.
— Ne joue jamais pour de l’argent, mon garçon. Ne joue ni tes biens, ni ton pécule, ni les gens, ni ton âme. Tu comprends ?
Je répondis que je ne comprenais pas. Comment pouvait-on jouer des gens pour de l’argent ? demandai-je.
— Si tu es assez fou, tu peux jouer leur vie. Il n’y a rien de plus insensé, de plus odieux. Peux-tu comprendre ça, mon garçon ?
Je marmonnai que je comprenais, mais je ne comprenais ni le sens de ses paroles ni leur véhémence.
Après un moment de silence, elle sembla se reprendre. Quand elle parla de nouveau, ce fut sur un ton plus calme.
— Reste à voir maintenant comment tu te débrouilleras sur l’île. Tu es jeune. Tu ne comprends peut-être pas encore que lorsqu’on s’engage sur une voie dans la vie, on doit en abandonner d’autres. Ces autres voies ne nous seront plus jamais ouvertes. Il se peut qu’ensuite on regrette d’avoir choisi cette voie, mais il est impossible de revenir sur ses pas. Essayer de le faire, c’est courir à la catastrophe.
Cette déclaration me déconcerta. Peut-être étais-je en effet trop jeune pour comprendre, comme elle l’avait dit. Je lui demandai si elle voulait parler de l’amour.
— Pas seulement de l’amour, mais de bien d’autres aspects de la vie. Ferdinand a été jadis très riche. Il a fait un mauvais mariage. Sa femme lui a donné un fils qui est devenu un garçon méchant, perfide. Quand j’ai rencontré Ferdinand, il cherchait à changer de vie. Son divorce lui a coûté cher. Ses affaires sont allées à vau-l’eau. Il était le propriétaire de l’île où tu t’apprêtes à te rendre.
— Je vois, dis-je.
— Non, tu ne vois pas. Elle se détourna de moi et s’appuya au rebord de la fenêtre, les yeux fixés sur la campagne désolée. Il a fini par devoir vendre l’île pour acheter cette maison, à laquelle nous sommes désormais enchaînés. En fait il a dilapidé sa richesse, l’imbécile. Il espère que nous gagnerons assez d’argent pour racheter ce qu’il croit être toujours son île. Elle est belle, mais y serions-nous heureux, c’est une autre affaire… Il espère que nous pourrons y vivre avant d’être trop vieux.
— Et vous, madame Robson, vous espérez quoi ?
Elle me dévisagea. Je vis qu’elle pensait qu’un abîme nous séparait, trop profond pour qu’une confidence puisse le combler.
— Peu importe mes espoirs, dit-elle. Pars vers les tiens.
Quand de bon matin, j’arrivais sur l’île, le ciel était toujours barré à l’est de nuages rouges et or. Miranda venait de traire une chèvre. Elle portait un seau plein de lait. Quand je m’approchai elle se figea sur place, cramponnée à son seau. Elle ne dit presque rien, répondant à peine à mon salut, et elle me conduisit aux cuisines par l’arrière. Je pénétrai donc ainsi dans la Maison de la Prospérité, comme elle s’appelait pompeusement. On n’y voyait guère de signes de prospérité ou de modernité. Entre autres locataires, des moines avaient occupé le château au XVIIe siècle et y avaient ajouté une petite chapelle, aujourd’hui délaissée.
La fillette – j’avais du mal à lui donner un âge, mais je trouvais qu’elle était encore une enfant – me conduisit à son père par des corridors où la plupart des fenêtres étaient fermées par des volets ; une seule fenêtre laissait entrer le soleil, pour répandre le mystère plutôt que la clarté tout au long de l’interminable corridor. Tout au bout Miranda frappa timidement sur les panneaux usés d’une porte. Une voix assourdie nous dit d’entrer.
Miranda me poussa devant elle.
Je pénétrai dans le saint des saints de la Maison de la Prospérité, une vaste pièce terne, que les murs couverts de tapisseries aux motifs variés faisaient paraître encore plus grande et pourtant étouffante. Dans un coin de la pièce il y avait un grand bureau où était assis un homme corpulent et lourd, barbu, la cinquantaine bien sonnée. Un tas de papiers en désordre s’amoncelait devant lui. Il ne me salua pas, resta assis et me considéra avec une remarquable absence d’intérêt.
Sa fille ne perdit pas non plus de temps en civilités, elle se dirigea vers une lourde tenture qu’elle tira, dévoilant une fenêtre au nord. La lumière qui entra, loin de dissiper l’obscurité suffocante de la pièce, fit paraître la lampe sur le bureau encore plus blafarde.
Je m’avançai vers le bureau et déclinai mon nom, disant que j’étais venu chercher du travail sur l’île.
L’homme corpulent se leva, se pencha au-dessus du bureau et me tendit une grande main que je serrai avec une certaine hésitation. « Eric Magistone », dit-il d’une voix de basse.
Il me dévisagea sous ses sourcils avant de dire que sa fille m’indiquerait ce que j’aurai à faire. Puis il s’affala de nouveau sur sa chaise.
Miranda semblait ne pas très bien savoir ce qu’elle devait m’ordonner de faire.
— Pour commencer, tu pourrais fendre du bois, dit-elle.
J’obéis. Cela faisait un drôle d’effet de recevoir des ordres d’une enfant, même belle, d’autant que moi-même je n’étais pas sorti de l’enfance depuis longtemps.
La demeure avait jadis été un château, construit pour défendre la côte contre les nations maraudeuses, plus particulièrement les Danois. Son propriétaire précédent, Ferdinand Robson, l’avait agrandie, y ajoutant une aile et une orangerie. Un volet, arraché par une violente tempête il y avait plusieurs années, en avait cassé le toit en verre. L’orangerie avait donc été condamnée et laissée à l’abandon. On me logea dans une chambre de la tour.
Le travail n’était pas ardu. Une fois par semaine, un petit bateau venait de la terre ferme livrer des provisions. Il me revenait d’apporter au port l’argent pour les payer et de coltiner les caisses avec les provisions jusqu’à la maison. Je me chargeais aussi de traire la chèvre et de chercher les œufs que les poules pondaient près de la maison et parfois aussi à l’intérieur.
J’entrepris de parcourir l’île quand je n’avais rien de précis à faire. Dans la partie sud il y avait une petite mare où je pouvais me baigner. Je découvris bien d’autres délices. Les moines, quand la demeure avait servi de monastère, avaient planté des vergers, qui existaient toujours. Les derniers propriétaires avaient essayé d’aménager un jardin potager. Ici et là, dans des recoins inattendus, des arbustes à fruits poussaient, de même que des noyers et des arbres fruitiers dont les graines avaient sans doute été semées par les oiseaux dont l’île était pourvue en abondance ; ils semblaient lancer leurs appels de chaque arbre. En plus, il y avait aussi des faisans, des perdrix et plusieurs paons qui perçaient la nuit de leur cri. Les chats sauvages foisonnaient aussi, ainsi que les lapins.
L’île me ravissait. C’était le paradis que j’avais toujours espéré découvrir, sans vraiment y croire. Elle était particulièrement riche en petites plantes sauvages dont je trouvai les noms dans un livre de la bibliothèque. Je prenais plaisir à nommer le mouron rouge, appelé baromètre du pauvre, qui fleurit en mai, le lamier blanc avec ses feuilles en forme de cœur, la belle et envahissante renouée japonaise sous les tiges hautes de laquelle s’abritait le muguet avec son doux parfum, la vesce et la chélidoine, la jolie bryone blanche qui porte des baies rouges, la saison venue. Et bien d’autres encore. Des fougères aussi, et de hautes pâquerettes avec des soleils en miniature en leur cœur.
Je tombai sur un endroit abrité où se dressait une hutte en ruine, presque entièrement cachée sous des ronces. Je l’appelai le Vallon du Paradis. Je m’y étendais pendant des heures quand je n’avais pas à travailler, lisant des livres que je dénichais dans la bibliothèque, des ouvrages démodés, des romans de Jules Verne et de Dumas, de Thomas Hardy et de Dostoïevski, et les pièces de Shakespeare. Une pièce me plut surtout, car elle se passe sur une île.
En même temps j’appris aussi plusieurs choses sur Eric Magistone de la bouche de sa fille. Il était né Derek Stone, de parents moyennement aisés qui, dès son plus jeune âge, avaient encouragé son désir d’apprendre. Bien qu’il travaillât dans l’entreprise familiale, son ambition était de devenir écrivain. Il publia son premier livre, Les Micmacs du magicien, à vingt et un ans. C’était un roman comique qui se vendit fort bien. Il en écrivit un autre de la même farine, intitulé Les Magouilles du magicien. Ensuite, le premier roman fut acheté par Hollywood.
Je me récriai quand Miranda me raconta cette histoire, par petits bouts. Se pouvait-il que cet homme morose et solitaire, qui quittait rarement son cabinet de travail, écrivît des romans comiques ?
C’était le cas – du moins dans sa jeunesse. Mais ce n’était pas tout. Eric Magistone (son nom de plume était devenu son nom légal) était allé par avion à Hollywood pour y écrire le scénario du film tiré de son roman. Qui plus est, le film fut un succès de comédie retentissant. Qui plus est, il donna naissance à une série d’aventures comico-magiques, pour les scénarios desquelles Magistone fut grassement payé. Il devint un homme à la mode, que les femmes se disputaient. Sa fille Miranda était née d’une de ces liaisons.
L’événement changea le cours de sa vie. Il acheta l’île, me dit Miranda, à Ferdinand Robson, dont les affaires périclitaient, et il s’y installa avec sa maîtresse et leur fille. Après les paillettes et le clinquant d’Hollywood, la vie sur l’île ne convint pas à la maîtresse et un beau matin, quand Magistone se réveilla, il découvrit qu’elle avait décampé, laissant derrière elle sa fille, plus une lettre d’adieu bourrée de fautes d’orthographe et d’excuses pathétiques.
— Écrit-il toujours des comédies ? demandai-je à Miranda.
Elle secoua ses jolies boucles noires.
Il écrit un livre énorme, très sérieux, très long, très profond, qui expliquera tout.
Elle écarta les bras pour me montrer combien tout cela était considérable.
Cette idée me plut. Il y avait tant à expliquer. Je comprenais maintenant pourquoi Magistone était si grave et si solitaire : il avait assumé une lourde responsabilité.
— Est-ce qu’il expliquera la lune ? Pourquoi l’eau gèle ? Pourquoi nous voyons en couleurs ? Parlera-t-il des différentes saisons ? Dira-t-il pourquoi on meurt ? Pourquoi les garçons sont différents des filles ?
Toutes ces questions, nous en discutions ensemble, Miranda et moi, dans le Vallon du Paradis, nous pelotonnant l’un contre l’autre quand les jours du printemps devenaient plus frais.
J’avais découvert que Miranda n’avait jamais exploré l’île sur laquelle elle vivait. En fait, elle sortait à peine de la maison, sauf pour aller dans l’appentis de la chèvre. Son père lui avait interdit de se promener sur l’île sous prétexte que des dangers inconnus l’y guettaient partout. Au début elle était terrifiée, mais je serrais sa main dans la mienne et l’entraînais. Pour mon grand bonheur et pour le sien, je pus dévoiler à ses yeux les beautés de l’île, les touffes de genêts, les massifs de bruyère, les cerisiers en fleurs, les jonquilles qui secouaient la tête dans la brise, les primevères qui dépliaient leurs humbles pétales éclatants presque jusqu’à la côte sud, tous les petits détails plaisants de la nature, et les fleurs de l’été, car l’été vint avec ses bourdons et ses doux parfums.
Je lui enseignai un art que j’avais appris tout récemment, celui de pêcher dans la mare. Nous faisions cuire ces poissons captifs sur un feu de bois dans le Vallon pour les manger à la lueur des flammes quand la nuit tombait.
Nous étions pleins de spontanéité l’un envers l’autre, cette fillette bien-aimée et moi. Nous nous embrassions de pur bonheur et sans arrière-pensée. Le grand air donna des couleurs à ses joues pâles et elle s’épanouit. Elle était aussi agile que moi dans les rochers. Dans la baie au sud de l’île nous attrapions des crevettes avec un pousseux dans les eaux peu profondes, nous les faisions ensuite bouillir dans une boîte de conserve et nous les mangions. Personne ne nous surveillait. Personne ne nous disait quoi faire ou ne pas faire.
Un soir que nous musardions sur la petite plage après nous être régalés de crevettes et de crabes, nous enlevâmes nos vêtements et nous nageâmes dans la mer tiède. Nous nous éclaboussions en riant. Au sortir de l’eau, une gravité émerveillée s’empara de nous à la vue de nos corps cuivrés par le soleil couchant. Je hasardai un doigt dans sa petite fente au-dessus de laquelle quelques poils noirs avaient commencé à pousser. Elle toucha puis saisit mon petit bigorneau qui répondit avec alacrité à son étreinte. Puis nous nous embrassâmes avec un certain savoir-faire. Ma langue explora les tendres nervures de son palais.
Il serait trop facile de dire que c’est à ce moment-là que nous sommes tombés amoureux. Nous n’avions pas de mots pour décrire ce que nous ressentions l’un pour l’autre. Et je pense avoir toujours aimé Miranda, depuis le moment où je l’avais vue pour la première fois, debout dans l’ombre et tenant devant elle comme un bouclier un seau plein de lait de chèvre.
Ensuite nous ne nous quittâmes plus d’une semelle et nous faisions souvent l’amour, dès que l’envie nous en prenait. Je lui appris à attraper des lapins et à les dépiauter, et aussi à apprivoiser un chat que nous baptisâmes Abigaïl. Abigaïl se nourrissait de poisson et de lapin et nous suivait partout comme un chien, mais il refusait d’entrer dans la maison. Il arquait le dos à la porte et sifflait de frayeur.
Ce furent pour nous des jours et des semaines, et même des mois de bonheur. Miranda savait à peu près lire. Je lui faisais souvent la lecture ou nous lisions ensemble. Nous pleurâmes ensemble sur le beau livre d’Alain Fournier : car nous comprenions très bien que notre bonheur était menacé dans un monde de malheur et de souffrance. Sous le soleil ou la lune, nous étions ensemble, sauf quand son tyran de père manifestait une exigence.
Je lui appris plus particulièrement à apprécier la musique de la pièce de Shakespeare qui se passe sur une île où vit une autre Miranda. Je fus assimilé à une sorte de Caliban et son père à une sorte de Prospero, tandis que notre île était, évidemment, cette île enchantée dans les Bermudes toujours controversées.
Le temps passait-il ? J’imagine que oui. Le seigneur de l’île continuait à rédiger son épais traité sur le perfectionnement de la condition humaine, tandis que sa fille et moi poursuivions notre vie d’esprits libres jouissant de la nature – non, non, faisant partie intégrante de la nature. Nous vivions notre vie enchantée sur l’île.
Vint le temps où le silence de nos nuits fut brisé. Un bruit me réveilla. Je reposais entre les bras de Miranda – car maintenant nous refusions d’être séparés même pendant le sommeil – et je me dégageai. Je m’approchai de la fenêtre et regardai dehors. La pluie tombée plus tôt avait été chassée plus loin par le vent. De ma fenêtre dans la tour je voyais la lune se refléter dans une flaque sur une pierre usée du dallage.
La pureté de son image fut brisée par un piétinement.
On frappa violemment à une porte en contrebas. Miranda se redressa dans le lit, apeurée. Pour la tranquilliser, je déposai un baiser sur la touffe clairsemée de poils humides qui ornait son mont de Vénus. Mais elle répétait avec une véhémence frénétique : « Oh, Seigneur Dieu, c’est le matin de mon treizième anniversaire ! Le matin de mon treizième anniversaire ! »
M’habillant à la hâte, je descendis l’escalier en colimaçon. Déjà, une lueur annonciatrice de l’aube dessinait de vagues contours. Au rez-de-chaussée, des lumières s’allumaient et s’éteignaient. Eric Magistone se tenait là, dans une immobilité de statue, son ombre gigantesque projetée sur le mur. Près de lui, arpentant le dallage avec agitation, deux hommes rudes en caban brandissaient des torches et échangeaient des marmonnements acrimonieux. La grande porte était ouverte sur le monde extérieur, laissant entrer son souffle glacial.
— Fais descendre ma fille ! dit Magistone en m’apercevant. Ces hommes sont venus la chercher.
— Pourquoi, qu’a-t-elle fait ?
— Fais descendre ma fille, te dis-je, mon gars ! L’ordre fut un rugissement. J’obéis en courant.
Je trouvai Miranda sur le palier en haut, habillée, encore échevelée, serrant dans sa main un petit sac en toile. Dans la pénombre son visage était pâle, fantomatique. Bien qu’elle ne pleurât pas, elle avait une expression d’extrême angoisse.
D’une voix qui s’étranglait elle dit :
— Nous devons nous quitter pour toujours, mon bien-aimé.
En bas, sa brute de père l’embrassa avant de la livrer aux deux hommes.
— Allez, venez, miss, dit l’un d’eux. La marée n’attend pas…
Puis, se retournant pour me regarder, elle quitta la maison, flanquée des deux hommes.
Quand je voulus la suivre, Magistone m’agrippa le bras.
— Peu importe ce qui s’est passé entre vous deux, toi, tu restes ici. Elle est partie maintenant, bon sang de sort ! Maudite soit ma folie !
Je mis beaucoup de temps à comprendre que Miranda était la victime d’une histoire compliquée. Jadis Magistone et Robson avaient été amis. Tous deux étaient joueurs. Ils avaient vécu ensemble quand Magistone était revenu de Californie et ils s’étaient partagés la femme que Roberta Robson avait décrite comme étant la première épouse de Ferdinand. Roberta m’avait raconté des mensonges, comme tout le monde, semblait-il, de gros mensonges d’adultes. Le fils qu’avait eu cette femme était de Magistone, pas de Robson. Et il n’était ni méchant, ni perfide, comme le prétendait Roberta. Curieusement, lui aussi s’appelait Ferdinand. Il avait été battu et maltraité par les deux hommes.
Ils avaient fini par se brouiller à mort. Ruiné financièrement, Robson dut céder l’île à Magistone, devenu son ennemi, pour payer ses dettes. Il avait toutefois extorqué à Magistone une clause draconienne : Magistone devait lui céder sa fille Miranda au jour de ses treize ans pour qu’elle épouse son infortuné (prétendait-il) fils Ferdinand Deux.
Je n’avais pas rencontré ce jeune Ferdinand pendant mon bref séjour chez les Robson. Il était absent, travaillant dans la grande ville la plus proche.
L’on pouvait dire que Magistone avait agi honorablement en respectant sa part du contrat et en livrant sa fille. Pourtant il n’avait pas pris en considération la souffrance que ce pacte causerait à sa fille. En revanche, ce qu’il avait sûrement pris en ligne de compte, en en savourant l’ironie, c’était que ce mariage serait incestueux puisque sa fille épouserait son fils.
Ou bien cela aussi était-il un mensonge ? Je ne pouvais pas le déterminer, car nuit après nuit, jusqu’à ce que l’été dégénère en automne, je dus servir Magistone, lui tenir compagnie pendant qu’il parlait et se soûlait à mort pour oublier.
Mais moi aussi j’avais mon secret. Le jour où les hommes avaient emmené Miranda vers son destin, j’avais fini par échapper à Magistone et j’avais couru jusqu’au bord de l’eau – à temps pour voir Miranda, ma Miranda – emportée sur les vagues du matin dans un bateau rapide.
Ce fut la dernière fois que je la vis. Quelque chose en moi se brisa pour toujours. Le jeune homme était soudain devenu vieux. Sans le corps printanier et pur de Miranda, le mien semblait dépérir. Dieu que l’apprentissage de la sagesse est rude !
Mon ressort intérieur brisé, je ne songeais pas à quitter l’île où nous avions vécu notre bonheur. Pendant la journée, Magistone, silhouette massive, bouffie, renfrognée – je l’apercevais par la fenêtre de son cabinet – était assis dans l’obscurité, écrivant son épouvantable bouquin sans fin. Pendant que moi je suis étendu dans le Vallon du Paradis, occupé à ré-écrire le chef-d’œuvre de Shakespeare pour trouver un dérivatif à mon chagrin.
Shakespeare a commis une erreur grossière. Shakespeare n’a pas compris. En disant cela du grand dramaturge, je m’expose peut-être au mépris. Mais celui qui a dit « La maturité est essentielle » a oublié ses propres paroles. Je sais à présent comment son drame aurait dû finir.
C’est l’histoire de Caliban. La troupe d’hommes qui a fait naufrage sur l’île se dirige vers le rivage. Ferdinand, prince de Naples se trouve parmi eux. Prospero a brûlé son énorme livre impossible et lui aussi va quitter l’île. Il emmène sa fille Miranda qui doit épouser ce mirliflore de Ferdinand. Elle n’a pas voix au chapitre. C’est son père qui a tramé ce mariage.
Ils se rassemblent tous sur le rivage, cependant que les matelots apprêtent l’embarcation qui les mènera jusqu’au galion au mouillage dans la baie. Caliban sera bientôt seul sur l’île qui lui appartient légitimement.
Puis – et le Barde n’avait pas prévu cela – la petite main de Miranda s’échappe de celle de Ferdinand et la jeune fille se met à courir. Elle s’enfuit à toutes jambes ! Elle se dissimule dans un ravin, sous un grand tapis de renouées. Les soldats la cherchent. Mais la nuit survient, la nuit qui masque tout. Plus loin la marée se retourne contre ceux qui partent. Ils doivent quitter l’île sans la promise de Ferdinand.
Quand il fait complètement noir, sauf pour les étoiles au-dessus de sa tête, et qu’elle a la certitude que le galion a mis à la voile, les emportant tous, Miranda sort de sa cachette. Elle appelle dans le bois de chênes son Caliban, cet enfant de la nature qui lui a appris tous les plaisirs secrets de l’île, les sources fraîches où ils se baignaient nus ensemble, les garennes, les champignons qui, lorsqu’ils les grignotaient, transmuaient leur univers en un espace d’or.
Il s’avança vers elle, silhouette massive enveloppée d’ombre, mais rassurante, et il l’emmena dans sa caverne où ils vécurent, libres de toute contrainte.
Caliban chante une chanson à sa délicieuse aubaine.
Les rossignols chantent
Dans les vergers de nos mères
Tandis que les plaies qui jadis nous tourmentèrent
Peut-être bien d’autres corps hantent.
L’été se joue de notre sommeil
Personne ne connaît notre vie ici
À tout instant les nymphes marines s’éveillent
Pour protéger notre amour béni
Là où les vagues espiègles moutonnent.
Ding dong ! Ding dong !
Miranda lui donna des enfants. Ainsi, les paroles que Shakespeare place dans la bouche de Caliban deviennent vraies ; car lorsque Prospero accuse Caliban de chercher à violer l’honneur de sa fille, Caliban rit et dit : « Tu m’en as empêché, car autrement j’aurais peuplé l’île de Caliban. » Maintenant l’acte est consommé, dans le consentement mutuel et l’extase partagée.
Les petits enfants jouaient dans les vallons paisibles de l’île ou s’ébattaient dans la mer. Plusieurs nagèrent avant de savoir marcher. C’était l’âge d’or pour Miranda et Caliban, sur l’île où tous deux avaient passé leurs premières années et où ils s’étaient découverts l’un l’autre.
Dix ans passèrent ainsi. Jusqu’à ce qu’un jour le prince Ferdinand revienne. Toutes ces années passées avec des catins n’avaient pas émoussé son désir pour Miranda. Il était devenu riche en héritant de la couronne de Naples. Il s’habillait avec élégance. Il avait toujours la taille bien prise, à force d’exercer impitoyablement son corps. Seul son visage sillonné de rides annonçait que sa jeunesse était presque passée.
Et donc pour son quarantième anniversaire il revint, armé de bijoux, pour reconquérir son amour d’autrefois et réaliser un vieux rêve.
Ils se font face. Miranda tient sa dernière-née par la main et le regarde en silence d’un air de défi.
Ferdinand est déconfit. Son rêve se heurte à la réalité. Miranda n’est plus la pucelle élancée dont l’image s’est figée dans son esprit au fil des ans.
— Miranda, crois-tu que ton front est toujours vierge de rides ? Que tes membres empâtés sont toujours virginaux et sveltes ? Que tes yeux ont encore la limpidité de l’innocence ? Tes charmants appâts sont désormais fanés, tout comme le tissu immatériel d’un rêve est rompu par l’éveil. Coucher avec des renégats n’est guère fait pour embellir la tournure d’une personne du sexe. Pourquoi devrais-je te donner mes cadeaux ?
À quoi Miranda répond d’un air soumis :
— Sire, regardez-moi et régalez vos yeux du spectacle de l’accomplissement de tous mes vœux ! Je suis une épouse dont toute la vie se rit de cette chose que vous feignez de porter aux nues : ma chasteté ! Éros a la main plus douce que le Temps et ses baisers ne se comptent plus. L’amour m’a faite plus grasse, vous, vous exhibez un singulier manque de chair. Qu’est-ce qui vous ronge, royal Prince de Naples, pour que vous soyez si dissolu et si maigre ? Le désir, l’ambition, la haine ? Je vois la mouche à merde dans votre regard.
Il lève un bras pour se voiler la face.
Un instant plus tard, il lui demande d’une voix entrecoupée pourquoi elle l’a quitté, le jour où ils allaient partir pour Naples afin de s’y marier dans une cathédrale et d’y vivre dans un palais. La douleur d’alors continue à le hanter.
La réponse de Miranda est conciliatrice, mais ferme.
— Moi l’enfant clandestine de la nature, je ne pouvais épouser le faste et l’apparat.
Puis elle lui dit qu’au début elle l’avait admiré, avec son air crâne et ses beaux habits, ses flatteries. Elle serait Reine de Naples et elle porterait – oh, elle avait complètement oublié quoi. Mais quand elle le connut mieux, elle comprit que les atours, les bagues et les trônes étaient pure ostentation, simples objets matériels. Et à cet instant, sur le rivage, sur le point de quitter l’île, elle comprit qu’elle s’engageait sur une voie erronée.
Elle pensa à Caliban.
Car c’était lui, méprisé et battu, qui était son véritable ami, sans faux-semblant. C’était lui qui lui avait appris à rire et à jouer de la flûte. Il avait apprivoisé un lièvre pour elle, fait la roue pour l’amuser. Il lui avait révélé les trésors naturels de l’île, les sources fraîches où ils se baignaient nus ensemble, les garennes, les champignons qui, lorsqu’ils les mâchonnaient, transformaient complètement leur univers.
— Et qui, de surcroît, fourragea dans ma fente et suscita en moi des sensations joyeuses telles que je n’en avais encore jamais connues. Avant que le sexe ait un nom, nous avons couché ensemble – pas une fois seulement, mais d’innombrables fois. Et donc, en cet instant décisif, je sus que je n’avais que faire de vos promesses. Mon bonheur était sur l’île, pas à Naples.
De douleur, Ferdinand jette ses cadeaux par terre. Il tourne les talons et court vers la grève. Main dans la main, Miranda et Caliban lui emboîtent le pas pour le regarder partir. Il grimpe dans son embarcation et commence à ramer vers le large.
Puis il range les avirons, se dresse imprudemment et lance d’une voix étranglée : Je t’ai aimée naguère, Miranda…
Et Caliban répond orgueilleusement : Alors, cela doit te suffire.
Son cri revient, faible à présent sous le déferlement des vagues, et il nous hantera jusqu’à notre dernier souffle : Rien dans la vie n’est jamais suffisant…
Le lointain miroitant avale son embarcation.
Mais cela c’est seulement ce que j’ai écrit. Ce que j’ai vécu est une autre histoire.
(traduit par Geneviève Leibrich)