TROIS GENRES DE SOLITUDE

 

Le bonheur à l’envers

 

Le juge Beauregard Peach écrivait à sa femme, Gertrude, dont il était séparé. Gertrude, qui était avocate, avait elle aussi fait une belle carrière. Pourtant, au terme d’une longue série de querelles sérieuses avec son mari, elle était partie avec leur fille adulte, Catherine, dans le sud de la France.

Là, elle fréquentait une personne d’Oxford qu’elle avait connue par le passé, un journaliste bien placé. Ils faisaient du bateau, allaient au restaurant et buvaient copieusement, tandis qu’elle recevait des lettres importunes de Beauregard.

 

Ma très chère Gertrude, (écrivait-il)

Je regrette que tu ne sois pas là avec moi à Oxford, car je viens d’entendre parler d’un cas qui t’intéresserait. Il pourrait bien se révéler important.

Nous siégeons à Oxford Crown Court. Le cas est si inhabituel que la salle est toujours comble. Les huissiers ont bien du mal à contenir la foule qui se rassemble dehors tôt le matin. Il y a aussi des journalistes, non seulement de l’Oxford Mail, comme on pourrait s’y attendre, mais aussi de plusieurs journaux de Londres, et même un pisseur de copie du New York Herald Tribune.

La circulation est régulièrement bloquée de Magdalen Bridge à la gare, bien qu’« il n’y ait rien de curieux à cela », selon les commentaires d’un prétendu bel esprit. Malheureusement la femme du juge est partie en vacances, tandis que son mari siège sur cette affaire. Que faire d’un homme qui, criminel et non des moindres, rejeton d’une longue lignée d’excentriques oxfordiens, sans mauvaises intentions, qui a inventé une nouvelle race en bois, dont le taux de reproduction menace l’humanité (Soit dit en passant, quelle énigme de voir un homme vieillissant rendu soudainement impuissant par l’infidélité de sa femme ! Je suis sûr que tu riras en y pensant.)

Le cas est sans précédent. Je considère que j’ai de la chance de siéger sur cette affaire. Nous devons y voir un des avantages de la vie à Oxford, un peu comme si nous avions été présents au siècle dernier au débat sur l’évolution présidé par l’évêque Wilberforce.

Le monde est suffisamment peuplé comme ça ; il y a déjà eu suffisamment de dégâts écologiques sur notre environnement naturel. J’ai ici devant moi quelqu’un qui est responsable de plus, beaucoup plus, dans ce sens.

L’accusé, Donald Maudsley, est un garçon assez ordinaire en apparence. Une petite barbe, un nez plutôt pointu, des cheveux blonds attachés en une courte queue de cheval. Taille moyenne, sinon petite. Un homme mélancolique mais pas inintelligent. Un vieux d’Oriel en fait.

Il a une manière de raconter son histoire à la troisième personne que j’ai d’abord trouvée plutôt irritante. Il m’est vite apparu qu’il souffrait de troubles de la personnalité.

Voici la transcription de sa déposition :

Après avoir passé ses examens, ce petit homme, du nom de Donald Maudsley, a entrepris d’étudier les sciences de la terre. Il a assisté à la Conférence du Brésil, après quoi il a disparu dans les régions sauvages d’Amérique du Sud. Ça, c’est le résumé de l’histoire.

Le petit homme est allé vivre au bord d’une forêt vierge inexplorée qui s’étendait jusqu’à l’océan Pacifique Sud. Le soleil brillait, les vents soufflaient, les pluies allaient et venaient. Les jours et les années passaient. Personne ne savait où était cet homme. Il n’avait aucun contact avec le monde extérieur. Aucun bateau n’accostait jamais sur cette côte. Aucun avion ne la survolait. C’était l’endroit rêvé pour vivre une crise d’identité.

Le petit homme collectionnait les crépuscules au rebut. Il les ramassait chaque soir quand ils étaient passés et les conservait dans une grande cage dorée au plus profond de la forêt.

Même s’il chantait souvent pour lui-même, généralement une chanson populaire sur un ours polaire ermite, il restait seul. Il rencontrait rarement d’autres êtres vivants, à l’exception des crabes sur la plage. Parfois un oiseau blanc, un albatros volait au-dessus de sa tête. Sa vue ne faisait qu’accroître son sentiment de solitude. La solitude le pénétrait et devenait une composante de son être.

Tôt un matin, il coupa un arbre de la forêt. Dans un tronçon de l’arbre, il fabriqua une poupée ventriloque. Il appela la poupée Ben. Il prêta à Ben une illusion de vie pour avoir de la compagnie.

L’homme et la poupée avaient ensemble de longues conversations, assis sur le tronc de l’arbre abattu. Ils discutaient essentiellement de morale et se demandaient si c’était une chose nécessaire. Le petit homme avait une morale sévère qui avait façonné sa vie. Quand il était encore à Oriel, il avait rencontré une jeune femme belle et intelligente, fille d’une royauté étrangère. Il était tombé amoureux d’elle. Mais quand elle avait cherché à le persuader de lui faire l’amour, il avait refusé et avait évité sa compagnie.

Elle avait répondu à son refus par la colère et les injures.

Il avait alors étudié chez les Frères noirs pour entrer dans les ordres, mais s’était une nouvelle fois trouvé incapable de mener à terme ses désirs. Dans son désespoir, il sentit que c’était sa moralité qui l’avait écarté de toute compagnie humaine.

La poupée se montra quelque temps passionnée par le sujet, elle pensait que la moralité n’était qu’un simple échec dans les relations. Pour un objet de bois, la poupée était d’une surprenante éloquence. Elle courait sur la plage, tellement la force de ses convictions était puissante. Mais ces discussions ne menaient nulle part, pas plus que la plage.

Gertrude, je dîne au Tribunal ce soir et je dois me changer. Le garçon de service est là. Je t’écrirai bientôt à nouveau, pour te raconter les conversations qui ont eu lieu, selon Maudsley, entre sa poupée et lui.

Avec amour.

 

Gertrude se sentit obligée d’écrire à Beauregard un mot en retour.

 

Le cas sur lequel tu sièges contient de curieux échos de notre propre passé. Maudsley doit souffrir pour trouver l’amour dans un univers sans amour et sans dieu. Et, selon son récit, il ne peut le trouver qu’avec une chose de bois. Tu te souviendras de la manière dont Hippolyte repousse les avances maladroites de sa belle-mère, Phèdre, avec une froideur suffisante. Ils meurent tous les deux.

Cette histoire doit réveiller tes souvenirs et t’amener à reconsidérer les germes de nos difficultés présentes. Je ne souhaite pas entendre parler davantage du procès.

Gertrude.

 

Néanmoins le juge écrivit à nouveau à sa femme absente.

 

Le procès continue. Nous en sommes maintenant au quatrième jour.

Maudsley prétend que sa relation avec Ben, la poupée, qu’il traite comme une entité indépendante, a été la cause de l’illusion croissante de ressemblance avec la vie. Il a construit à Ben une petite cabane à côté de la sienne, sur une falaise au-dessus de la plage. Quand il préparait du crabe ou du poisson, il en servait toujours une portion à la poupée qui l’emportait pour la « manger » en privé.

Ils en sont progressivement arrivés à parler de sujets plus personnels. La poupée n’avait pas de souvenirs à raconter, même si elle a très vite pris l’habitude de ne pas manger de viande, de grandir et d’offrir des feuilles et des fruits quand on arrivait. C’était comme une religion pour lui.

Quand l’homme essayait de discuter de ce point, la poupée soutenait que le fait de porter des fruits constituait la manière de vivre la plus morale puisque asexuée. Un ananas était un symbole de moralité, de véritable moralité.

Un jour eut lieu la conversation suivante. Maudsley disait : « Tu ne peux pas prétendre que la reproduction asexuée est supérieure à la reproduction sexuée. Nous sommes différents les uns des autres et nous devons utiliser tous les moyens que Dieu a mis à notre disposition pour accroître notre espèce. Prétendre le contraire est puéril. »

« J’ai un cœur d’enfant », dit la poupée en se frappant la poitrine.

« Mais tu n’as pas de cœur. »

La poupée le regarda bizarrement. « Qu’est-ce que tu sais de ma vie ? Contrairement à toi, je sors de la terre même. Je réprime mes sentiments parce que je suis née d’un arbre. Les arbres, d’après ma modeste expérience, sont très peu passionnés. J’ai été si discrète. Je me conduis si conformément à ma nature. Je souhaite avoir un cœur. Mais alors, dit-elle après un temps de silence, ne penses-tu pas que les cœurs rendent triste ? »

Maudsley considéra la mer méditativement, l’océan qui possède quelque chose du néant de l’éternité. « Mumm. Quelque chose me rend triste, c’est certain. J’ai toujours considéré que c’était juste l’écoulement du temps, pas mon cœur. »

La poupée émit un ricanement méprisant. « Le temps ne passe pas. C’est un mythe humain, rien de plus. Le temps nous entoure, comme une sorte de gelée. C’est juste la vie humaine qui passe. »

« Mais ce que j’essaye de dire, c’est que je ne sais pas exactement ce qui me rend triste. »

« Tu ne te connais pas bien toi-même alors ! dit la poupée. Rien ne me rend triste, sinon peut-être une écharde dans le derrière. »

Elle fit quelques pas le long de la mer, les mains nouées derrière le dos. Sans regarder l’homme, elle dit : « Non, je ne suis jamais triste. Je ne l’ai jamais été, même quand j’étais un jeune arbre. Je peux imaginer la tristesse, comme une sorte de sciure. Je suis ennuyée quand tu dis que tu es triste. Tu es un dieu pour moi, tu le sais ? Je ne peux pas supporter que tu sois triste. »

L’homme d’Oriel eut un petit rire triste. « C’est pourquoi j’évite de te raconter toutes les peines et tous les désirs que je porte dans mon cœur. »

La poupée vint s’asseoir près de l’homme, le menton appuyé sur la main. « Je ne veux pas te fâcher. Cela ne me regarde vraiment pas. »

« Peut-être que cela te regarde. »

Un silence s’installa entre eux. Sur le vaste océan, un nouveau coucher de soleil rassemblait ses forces pour advenir, et cherchait dans sa palette un or plus brillant.

La poupée rompit le silence. « Bon, qu’est-ce que ça veut dire, cette histoire de tristesse ? Je veux dire, ça t’arrive à quelle cadence ? »

« La tristesse ? Oh la tristesse, c’est juste la joie à l’envers. Nous autres humains, nous devons nous y résigner. C’est un fardeau horrible d’être humain. »

« Tu continues pourtant ? Est-ce que c’est pour ça que tu te sens obligé de collectionner ainsi les vieux couchers de soleil usagés ? »

Mais Maudsley commençait à en avoir assez d’être ainsi questionné par une simple poupée. « Va-t’en, s’il te plaît ! Laisse-moi en paix. Tu es pathétique et tes questions n’ont pas de sens ! »

« Comment peuvent-elles ne pas avoir de sens ? Mes questions sont tes questions, après tout. »

« Comment arrives-tu à une telle conclusion ? »

La poupée répondit : « Je ne suis que ton écho, quand tout est fini. »

L’homme n’avait jamais considéré la question sous cet angle. Il lui vint à l’esprit que, toute sa vie, il n’avait peut-être fait qu’écouter des échos de lui-même, et que sa moralité, dont il était autrefois si fier, n’était qu’un prétexte pour refuser de laisser les autres pénétrer dans sa vie.

Il laissa la poupée sur la plage et vint voir comment se passait le coucher de soleil. En traînant les couleurs au rebut dans la cage au milieu de la forêt vierge, il s’aperçut que les autres couchers de soleil qu’il avait recueillis s’assombrissaient lentement avec le temps, comme de vieux journaux ou des drapeaux fanés.

Quand Gertrude reçut ce compte rendu de son mari, elle se mit en colère. Elle était convaincue qu’il inventait l’affaire Maudsley de toutes pièces. Elle téléphona et laissa un message sur le répondeur du collège de Beauregard, lui enjoignant de ne plus jamais l’entretenir de ce sujet.

Néanmoins, le juge envoya une nouvelle lettre à sa femme, et se justifia en disant qu’il imaginait qu’elle pourrait avoir envie de connaître la conclusion de l’affaire.

 

Le lendemain matin, comme Maudsley marchait seul sur le sable, un bateau à moteur s’approcha en rugissant de la côte et une femme sauta sur la plage. Elle portait un costume blanc et un ceinturon de cuir avec un holster à la taille. Elle se déplaçait de manière athlétique et pourtant, lorsqu’elle fut plus près, il s’aperçut qu’elle était assez vieille. Son cou était flétri. Ses bras et ses mains étaient couverts de taches de son. Mais le sourire sur ses joues ridées était bon et ses cheveux étaient teints en blond.

« Je vous ai enfin trouvé, dit-elle. Je fais partie de la Commission forestière du Chili. Je suis venue vous sauver. »

Il était troublé. Il lui demanda timidement si elle était la femme qu’il avait autrefois aimée et repoussée, à l’époque d’Oriel.

Elle rit. « La vie n’est pas aussi bien faite. D’ailleurs, j’étais à Wadham. Sautez dans le bateau. »

Là, sa déposition s’arrêtait.

Mesdames et messieurs du jury (ai-je dit), par la négligence de cet homme, les poupées sont à présent plusieurs milliers. La poupée originelle s’est reproduite asexuellement, comme ses descendants continuent à le faire. Elles ont à présent détruit la forêt vierge – ils l’ont coupée pour se faire des corps – et cette partie du monde est totalement assombrie par des couchers de soleil qui se liquéfient.

La sentence la plus appropriée serait l’emprisonnement à vie pour crimes contre l’écologie.

C’est la fin de ma lettre du jour, chère Gertie. Bien sûr, je me sens seul sans toi, je ne perdrais autrement pas mon temps à inventer des histoires. J’espère que Catherine et toi êtes contentes de votre séjour, et que vous vous déciderez bientôt à revenir à Oxford. L’Encénie a lieu dans dix jours ; il me serait si agréable que tu m’accompagnes, cela se tiendra dans l’église de Tous-les-Saints cette année.

Tu es l’espoir et l’inspiration de ma vie ; je chéris ta beauté et la grâce de ton âme. Reviens vite !

Avec amour,

Ton Beau

 

 

L’idée fixe.

 

Arthur Scunnersman acheta une propriété sur les hauteurs d’Antibes. Il loua une maison à Santa Barbara. Il acheta un yacht à Nice qui ne quittait jamais le port. Il donnait des fêtes somptueuses à Londres, Paris et New York. Il donna deux millions de dollars à l’Université d’Oxford pour bâtir un nouvel institut d’art sur le site de la Radcliffe Infirmary. Il portait des vêtements neufs tous les jours.

Arthur Scunnersman était partout. On voyait son visage partout. Il avait beaucoup d’amies. Il les traitait toutes bien, mais sans s’y arrêter ; il ne s’intéressait jamais à leur vie intérieure. On racontait qu’à l’occasion, il dormait entre une femme et son fils.

Le souffle du scandale le rendait encore plus intéressant.

Arthur Scunnersman était l’artiste de son temps. Il était déjà célèbre quand il était à Oxford. Ses tableaux et ses dessins se vendaient à des sommes énormes. Ses décors pour le cinéma et la danse étaient considérablement bien payés. Et ses sujets étaient si divers. Il semblait qu’il n’y eût rien qu’il ne put faire. Le nom de Scunnersman était sur toutes les lèvres.

Ses amis remarquaient qu’il disparaissait parfois des semaines entières. Il réapparaissait avec de nouvelles œuvres, abstraites, figuratives, des portraits… À son retour dans la société, il organisait une fête. Tout le monde regardait pour l’occasion qui avait le privilège d’être invité. Parfois il chantait des chansons qu’il improvisait sur place. Tout le monde était charmé, touché, amusé. On sortait des disques de ses compositions, chantées par Arthur. Tout le monde les achetait. Quel magicien c’était !

Vraiment, il était doué. C’était cette surprenante diversité de talents qui charmait surtout le monde, ce monde brillant, élégant, fortuné, qui était totalement ensorcelé par Arthur Scunnersman et tout ce qu’il semblait incarner, par-dessus tout, le succès facile.

Jusqu’à ce qu’un jour, un critique d’art influent ne voie dans cette diversité qu’un signe de stérilité. Arthur était absent à ce moment-là. Les journalistes du monde entier jurèrent de le retrouver. Ils n’y parvinrent jamais.

Ils ne pensèrent pas à chercher dans une petite ville norvégienne à trente kilomètres au sud d’Oslo. L’endroit s’appelait Dykstad. La maison qu’acheta Scunnersman était ordinaire, elle était située dans une rue ordinaire, en face de la poste.

Dans la maison de Dykstad, Scunnersman vivait seul avec une gouvernante du nom de Bea Bjorklund. Bea était une femme de la campagne. Aussi curieux que cela puisse paraître, Bea n’avait jamais entendu le nom de Scunnersman. Mais elle était très savante sur la pêche au maquereau.

Bea était simple et tranquille, et portée à l’embonpoint, avec des cheveux blonds tressés et roulés autour de la tête, on aurait dit une miche de pain décorative. Elle avait les yeux bleus et de bonnes dents. Elle lavait, cuisinait et faisait le ménage pour Scunnersman et, deux mois plus tard, elle succomba à ses avances, dénoua ses longs cheveux et entra dans son lit.

Elle insista pour qu’ils fassent l’amour dans la position du missionnaire. Elle parvint à l’orgasme rapidement et calmement. Ils vécurent une vie de médiocrité strictement ordonnée. On ne parlait jamais d’Oxford. Scunnersman ne faisait rien. Parfois Scunnersman allait se promener dans le voisinage, sans jamais dépasser le vieux pont de pierre, et revenait. Il ne se droguait plus, ne buvait plus comme auparavant, même si Bea l’encourageait de temps en temps à prendre un verre d’akvavit avec elle avant d’aller au lit.

Ils allaient parfois dans leur vieille Ford rouillée jusqu’à la côte pour pêcher le maquereau dans la mer du Nord profonde et agitée. Bea apprit à Scunnersman comment tenir une canne à pêche. Il fut bientôt capable d’attraper des maquereaux, mais jamais autant qu’elle.

Il ne peignait pas. Il n’avait pas de peinture à Dykstad.

Quand arriva Noël, il alla dans le grand magasin local et acheta à Bea des dessous français en dentelle. Bea alla dans le grand magasin local et acheta à Scunnersman une boîte en bois de couleurs à l’huile et des pinceaux.

Il l’ouvrit avec étonnement.

« Qu’est-ce qui t’a donné cette idée ? »

Elle montra deux jolies fossettes et répondit : « J’ai pensé que peut-être tu pourrais faire de la peinture pour passer le temps. J’ai vu une fois un artiste à la télévision et il te ressemblait beaucoup. Ils disaient qu’il avait beaucoup de succès. »

« C’était maintenant ? »

« Peut-être que tu aurais autant de succès que lui si tu essayais. Tu es devenu bon à la pêche au maquereau, c’est vrai ! » Elle rit, en montrant ses jolies gencives et ses jolies dents.

Il l’embrassa et lui suggéra d’essayer les sous-vêtements. Il voulait voir.

Le jour des Rois, il décida qu’il allait peindre. Il était particulièrement attiré par un coin de la salle de séjour. Il y avait là une étagère avec des livres appuyés contre un lourd vase de pierre, un vieux fauteuil pourpre avec un coussin rouge et une fenêtre étroite qui donnait sur le petit carré de terre où poussaient des légumes, essentiellement des choux.

Il se mit lentement à peindre. Il ne reconnaissait pas le pinceau sous sa touche. Bea le regardait faire sans commentaire.

Il lui demanda par-dessus l’épaule ce qu’il lui avait déjà demandé, « Qu’est-ce qui t’a donné l’idée ? »

Cette fois, elle répondit avec un sourire : « Les gens du village trouvent ça mal que nous vivions ensemble sans être mariés. Alors j’ai expliqué que tu étais un artiste. Maintenant ils ne s’inquiètent plus. Ils n’attendent rien d’autre des artistes. »

Il se leva et embrassa ses lèvres vermeilles.

Elle était sceptique sur ce qu’il avait fait, quand ce fut fini. « C’est joli. Mais ce n’est pas vraiment comme la réalité. »

« Mais quel serait l’intérêt si c’était exactement comme la réalité ? »

Le lendemain, il peignit le même coin de la pièce que précédemment. Bea eut la même réaction.

Il était amusé. Il peignit le coin de la pièce encore et encore. Elle n’était jamais entièrement satisfaite.

Quand il arriva à la centième toile, elle l’embrassa tendrement, lui suggérant d’abandonner. « Tu n’auras jamais de succès… »

Mais Arthur Scunnersman commençait tout juste à y prendre plaisir.

 

 

Les cubes parlants

 

La guerre avait succédé à la guerre. La guerre civile était arrivée avec sa férocité destructrice. Mon pays adoptif était en ruines. Des centaines de milliers de personnes étaient mortes. Des quantités de beaux bâtiments étaient détruits. Des quantités de taudis avaient disparu. Des villes entières n’étaient plus que des tas de pierres. Les gens n’avaient plus de toit. Beaucoup vivaient sous des draps de plastique et faisaient bouillir leur eau sur des feux de brindilles. Beaucoup mouraient pendant leur sommeil, de faim, de chagrin ou de leurs blessures.

J’étais revenu ici avec une force de maintien de la paix, comme représentant de l’Oxfam. Je n’étais plus jeune et j’ai trouvé que ce pays que j’avais aimé, où j’avais vécu une brûlante histoire d’amour, avait vieilli. Comment pouvait-il retrouver la jeunesse ? Comment rajeunir l’esprit de la population ? Comment le nord et le sud feraient-ils pour vivre à nouveau en harmonie ?

Il y avait toujours des champs de mines ennemis cachés dans la campagne, prêts à arracher les jambes des paysans et des passants. Il y avait toujours des appareils ennemis qui rôdaient dans les rues désolées des villes. Ces crabes technologiques programmés pour la destruction ne perdaient rien de leur efficacité et tiraient leurs rayons laser sur tout ce qui bougeait, du nord comme du sud. Je me portais volontaire pour les débusquer et les désarmer.

Un beau week-end d’octobre, je devais assister à une conférence de paix multi-ethnique dans la capitale. On y avait construit un agréable hôtel international dans une partie de la ville qui était restée relativement intacte. On y avait fait quelque chose qui ressemblait à ce que nous appelons « la normalité » – notre acception occidentale de la normalité. Cela signifiait des baignoires et des douches et des repas que l’on prenait assis à des tables. Des repas que l’on payait avec une carte de crédit en plastique.

Le premier soir à l’hôtel, j’ai rencontré une femme qui avait étudié avec moi à l’université. Nous nous étions encore rencontrés dans la capitale étrangère, avant que les divisions du pays ne se transforment en guerre civile. Elle s’appelait Sushla Klein. Elle était accompagnée d’un homme lourdement bâti au crâne rasé.

Mon cœur fit un bond. Je demeurais pétrifié. Elle était assise à une table, les yeux levés vers l’homme qui était debout, ses larges épaules face à moi. Sur le mur derrière eux, il y avait une photo panoramique de cigognes, qui volaient ou se lissaient les plumes, sur un fond noir. Il m’apparut brutalement que tout avait changé : non seulement la situation d’un pays autrefois prospère, non seulement ma situation, mais certainement aussi la situation de Sushla. Si dure qu’ait été ma vie depuis notre séparation, la sienne avait dû être au moins aussi difficile – cette femme merveilleuse jadis destinée à une vie universitaire paisible. Quelque chose dans l’allure épaisse de son partenaire me disait qu’elle avait peu de choix, peu de choix désirables en tous cas, dans sa vie ordinaire.

J’étais donc là, sans savoir si j’allais ou non battre en retraite. J’étais envahi par la joie et le chagrin d’un amour ancien.

Le gros homme prit une chaise, toujours en me tournant le dos. Je pus ainsi voir Sushla moins de profil et plus de face quand elle se tourna pour le regarder.

Je constatais que Sushla avait beaucoup vieilli, tout comme moi. Elle était du sud, tandis que j’étais du nord. Nous avions cependant eu le bonheur de vivre une grande histoire d’amour. Je dis que nous avions eu ce bonheur, mais l’obligation de garder notre amour secret nous déchirait ; nous avions vécu un extraordinaire mélange de peur, de victoire, d’admiration et de pure volupté. Nous étions tous deux fiers de prendre un amant dans le camp ennemi ; mais c’était la paix alors, dans un sens, et il y avait place pour l’espoir, dans un sens.

Quand nos yeux se rencontrèrent, je me sentis submergé par les souvenirs du temps passé. Sushla s’excusa auprès de l’homme avec qui elle était et se dirigea joyeusement vers moi. Il nous regarda.

« Sushla, après tant d’années… »

« Oh, mais c’était hier ? »

Nous nous assîmes dans un coin du salon et bûmes lentement des bières ensemble. Nous étions compassés et plutôt à court de mots.

« Bien que notre rencontre soit purement fortuite, dit-elle, j’y suis, semble-t-il, mieux préparée que toi. »

Je la regardais avec étonnement. Elle avait des mèches grises dans les cheveux.

Elle sortit d’un sac un petit cube transparent, d’environ dix centimètres de côté. Elle écarta le cendrier et plaça le cube sur la table entre nous. Tantôt me regardant droit dans les yeux, tantôt regardant le cube, elle dit : « J’étais libre cet après-midi. Je me suis promenée dans les vieilles rues du quartier ancien. Pendant tout ce temps, je pensais à toi, et je me souvenais que nous avions marché là ensemble. J’aimais cette ville à l’époque. Elle était si vivante. Les boutiques ont presque toutes disparu à présent. Ensuite, bien sûr, c’est devenu la capitale d’un pouvoir ennemi, le nord. Et tu étais parti. Oui, les choses étaient différentes quand nous étions à l’université, pas vrai ? Meilleures, c’est certain. »

« Bien meilleures, Sushla. » Sa main reposait sur la table. Je la recouvris de la mienne.

« J’ai trouvé ce cube – on appelait ça des holocubes à l’époque – dans une friperie sur la rue, dans la première allée à gauche. Je l’ai acheté parce qu’il se trouve que j’ai acheté le même dans une ville du sud il y a quelque temps. Une telle coïncidence… Maintenant j’ai la paire. C’est un miracle qu’ils aient tous deux survécu à toutes ces destructions. Les deux marchent encore. Je vais les rapporter à Oxford la semaine prochaine. »

« Tu retournes à Oxford ? »

« Ma fille travaille au musée Ashmolean, au département des estampes. Mais tu ignorais que j’avais une fille. – Elle me lança un sourire par en dessous. – Pas de toi, je dois préciser. »

Je sentis un mouvement de jalousie me parcourir.

« L’autre cube, celui que j’ai acheté avant, est dans ma chambre. On peut les brancher ici. Je ne t’invite pas dans ma chambre avec une arrière-pensée. Nous sommes trop vieux pour toutes ces sottises. Vides d’amour. En tous cas, moi je le suis. Je ne peux pas non plus oublier que tu étais récemment mon ennemi ou du moins l’un d’entre eux. Ni les atrocités que ton peuple a faites au mien. »

« Pas mon peuple. Je n’ai plus de peuple. »

« Mais si, tu en as un. Tu le portes partout sur toi. C’est l’Angleterre, Oxford. »

« Oh, ça ! Non, c’est juste les mines. » Je lui expliquai mes occupations. « Ces mines ont été posées par les deux camps. Malgré la paix, elles continuent à tuer et à mutiler. »

« Comme les vieilles rancunes. » Sushla sourit tristement. Elle regarda l’homme qui l’accompagnait – peut-être son mari – écraser violemment sa cigarette et quitter l’hôtel par les portes vitrées.

Je l’accompagnai à sa chambre. J’étais harassé et heureux d’avoir quelqu’un à qui parler, surtout elle. Un costume d’été d’homme pendait sur la porte d’une armoire. Ses affaires de rasage traînaient sur une table de nuit. Le lit était en désordre.

Sushla commanda du café par téléphone. Décaféiné.

Je me tenais à l’écart. Je ne la désirais plus, ce que je désirais, c’était notre passé, notre passé commun, quand nos lits étaient constamment en désordre.

Je pensai vaguement à la mode des holocubes. Cela plaisait aux amoureux. Quand les cubes étaient branchés, une tête apparaissait, elle avait l’air vivante, parlait, souriait, parfois pleurait. L’illusion était facile à obtenir : il suffisait d’inscrire une image hologrammée du sujet sur un noyau déformé de germanium allié. Elle prenait vie quand on y passait du courant, et parlait à travers des haut-parleurs cachés dans sa base. Si quelqu’un d’autre avait le même holocube, les deux têtes pouvaient donner l’impression de converser ensemble.

Sushla alluma un des cubes. La tête d’une femme avec des cheveux d’un noir de jais coupés court, des lèvres rouges et un petit nez apparut. Elle ne bougeait pas, et restait figée dans le bloc de glace artificielle. L’image était plutôt grenue.

Quand elle alluma l’autre cube, une tête d’homme apparut, jeune, éveillée, avec des pommettes saillantes. Des boucles blondes sortaient d’un chapeau de toile cirée. Lui aussi était immobile.

Je reconnus les images de nous jeunes. Je fus saisi d’épouvante. Cela avait été moi. Cela avait été elle.

Sushla approcha les cubes l’un de l’autre et mit les deux têtes face à face.

Les images se mirent à parler.

La jeune femme commença d’une voix hésitante, mais partit très vite dans un débordement d’amour.

« … Je suis incapable de te dire combien je t’aime. Chez nous, un ruisseau d’eau fraîche coule près de notre petite maison. Mon amour pour toi lui ressemble. Toujours clair, toujours renouvelé. Je n’ai jamais ressenti auparavant, ni pour aucun autre homme, ce que je ressens pour toi. Oh mon amour, je sais que toujours, toujours, je t’aimerai et désirerai ta compagnie. »

L’image de l’homme était plus précise. Il était plus facile d’entendre ce qu’il disait.

« Nous vivons une époque difficile. La situation empire. Nos hommes politiques sont aveugles ou fous. Notre maison a essuyé les feux des fusils la nuit dernière. Je veux te dire que je t’aime encore mais il est impossible de te rendre visite à présent. Mais il faut que tu saches que je pense à toi. »

Il s’arrêta. La femme reprit. « Tu étais dans mes bras la nuit dernière. Toute la nuit, tu étais dans mes bras. C’était merveilleux ! Tu sais que je suis entièrement à toi, sans réserve, comme le sol boit la pluie d’été. Sois à moi pour toujours, mon amour, et… joyeux anniversaire ! »

L’homme sourit avec tendresse. Il parlait l’anglais avec l’accent ramassé d’Oxford.

« Les serments que nous nous sommes faits voilà deux ans demeurent valables. C’est juste que je ne peux plus obtenir d’autorisation de voyager au sud. J’en ai assez de toute cette histoire. En fait, il faut que je te dise, je quitte notre pays, ce pays soudain plein de querelles. Je m’en vais avant que les choses n’aillent encore plus mal… »

Tandis qu’il maîtrisait ses émotions, la femme se remit à parler. « Oh, merci, mon chéri, de me dire que tu peux venir demain. Nous nous mettrons dans la chambre de ma cousine. Elle est en voyage. Je serai ouverte pour toi. D’ailleurs, rien que de parler de ces choses joyeuses, je sens que je m’ouvre déjà. Oh mon tendre amour, viens dans mes bras, dans mon lit. Demain nous serons à nouveau réunis. »

L’homme dit : « C’est bête que les choses aient tourné comme ça. Plus que nous ne le pensions, hein ? Et puis il y a toujours eu des différences entre nous. Vous étiez plus, disons, plus arriérés que nous, dans le nord. Tu aurais dû venir quand je t’invitais. Je ne t’en veux pas. Nous aurions dû prévoir que cette guerre civile menaçait. Alors, adieu, chère Sushla ! »

L’image de Sushla dit : « Oui, je serai là à t’attendre. Pas un nuage ne viendra troubler notre amour. Je le jure !… Je suis incapable de te dire combien je t’aime. Chez nous, il y a un ruisseau d’eau fraîche qui coule près de la maison. Mon amour pour toi est comme lui, toujours clair, toujours renouvelé. Je n’ai jamais… »

Sushla éteignit les cubes. « Après ça, ils ne font que répéter. Ils disent leur petit texte encore et encore, ces déclarations d’amour. »

Avec des larmes qui me brûlaient les yeux, je lui dis, mal à l’aise : « Bien sûr, on a enregistré son holocube à lui quelques mois après le sien, à elle. Quand les choses avaient tellement empiré… »

Elle enfouit son visage dans les mains. « Oh, nous savons bien qu’ils ne se parlent pas vraiment ensemble, ces deux-là, ces deux fantômes de notre jeunesse. Leurs discours programmés sont déclenchés par les pauses dans le monologue de l’autre. Mais, oh, ça fait si mal… » Des sanglots secs étouffèrent son discours.

Plein de culpabilité et de chagrin, je dis : « Sushla, je me souviens d’avoir coupé ce cube. C’était aussi dur pour moi de partir que pour toi… »

Quand je passai mon bras sur son épaule, elle s’écarta doucement.

« Je sais ça – elle leva les yeux, furieuse, le visage mouillé de larmes. Ce qui nous est arrivé était simplement dans la nature des choses. »

Je lui serrais la main. « La nature des choses. »

Elle émit une sorte de rire. « Comme je hais la nature des choses ! »

Quand j’essayai de baiser sa bouche, elle détourna la tête. J’insistai et nos lèvres se rencontrèrent, comme elles l’avaient fait autrefois. Elles restèrent jointes, lèvres contre lèvres, souffle contre souffle, cette fois ce n’était pas un prélude, mais plutôt un final.

En redescendant l’escalier – les ascenseurs ne marchaient pas –, je pensai : la guerre est finie maintenant. Comme ma jeunesse.

Je n’avais pas attendu le café. Sushla restait dans sa chambre avec les vieux cubes, les vieux mots, les vieilles émotions.

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