SANS TÊTE
Une vaste foule s’était réunie pour voir Flammerion se couper la tête. Les gens de la télévision et Flammerion avaient répété presque chaque mouvement, si bien que l’opération devait se passer sans anicroche. On estimait que 1,8 milliard de personnes allaient regarder : la plus grande audience depuis l’attaque de la Corée du Nord.
Certains préféraient assister à l’événement en vrai. Les places du stade avaient été réservées à des prix élevés, des mois à l’avance.
Parmi ces privilégiés, il y avait Alan Ibrox Kumar et sa femme, Dorothea Kumar, la Yakaphrenia Lady. Ils conversaient dans l’avion qui les menait à Düsseldorf.
« Pourquoi donne-t-il toutes les recettes aux enfants du Turkménistan, pour l’amour de Dieu ? » s’exclama Alan.
« Le terrible tremblement de terre… Tu te souviens sûrement ? »
« Je me souviens, oui, oui. Mais Flammerion est européen, non ? »
En guise de réponse, elle lui dit : « Donne-moi un autre gin, tu veux bien ? » Elle devait encore lui expliquer qu’elle allait divorcer juste après la décapitation.
La famille royale suédoise avait réservé deux places à un rang éloigné. Ils sentaient que la Suède se devait d’être représentée à ce qui était de plus en plus considéré – au moins par les médias – comme un événement important. Le gouvernement suédois était toujours furieux que l’agent de Flammerion ait refusé l’offre d’un cadre prestigieux à Stockholm.
Heureusement, depuis, six Suédois, dont deux femmes, s’étaient proposés pour se décapiter, soit à Stockholm soit plutôt à Uppsala. Ils avaient désigné l’œuvre de bienfaisance qu’ils préféraient.
Le Dr Eva Berger avait réservé une place dans le stade le jour de l’ouverture de la location. Elle avait conseillé Flammerion, et l’avait mis en garde contre l’action drastique qu’il entreprenait sur le terrain de la santé. Quand elle avait constaté son impuissance à le détourner de son projet, elle lui avait demandé de donner au moins une partie des recettes à l’Institut de psychanalyse. Flammerion avait répondu : « Je vous offre mon cas. Que voulez-vous de plus ? Ne soyez pas trop gourmande. »
Plus tard, le Dr Berger avait revendu sa place dix-neuf fois le prix qu’elle l’avait achetée. Elle trouva que son intégrité avait été récompensée.
Le neveu bon à rien du Dr Berger, Leigh, faisait partie du service d’entretien du stade de Düsseldorf. « Dieu merci, je ne travaille pas ce soir, dit-il. Il va y avoir un de ces bordels. Du sang partout. »
« C’est pour voir ça que le public paye, lui dit son chef. Le sang abrite un vaste symbolisme. Ce n’est pas seulement un liquide rouge, petit. Tu as entendu parler du mauvais sang, des princes du sang, du sang qui bout et des choses que l’on fait de sang-froid, non ? Nous avons toute une mythologie sur les bras ce soir, rien de moins. Et j’ai besoin que tu fasses un remplacement. »
Leigh prit un air de chien battu et demanda ce qu’on allait faire de la tête quand Flammerion en aurait fini.
Son chef lui dit qu’elle serait vendue aux enchères chez Sotheby’s, à Londres.
Parmi les gens qui allaient tirer de l’argent de cet événement se trouvait Cynthia Saladin. Elle avait vendu son histoire aux médias du monde entier. Presque plus personne n’ignorait ce que Cynthia et Flammerion avaient fait au lit. Cynthia avait fait de son mieux pour amuser et était aujourd’hui mariée à un homme d’affaires japonais. Son livre, intitulé La circoncision a-t-elle rendu Flammy amusant ?, publié précipitamment, était disponible partout.
Flammerion était assez bien de sa personne. Les commentateurs faisaient remarquer le nombre d’hommes laids qui avaient acheté des places. Parmi eux, Monty Wilding, le réalisateur britannique dont on comparait le visage à un sac en plastique ridé. Monty se vantait que son film, Trouble en tête, en était déjà à la phase de préparation.
Le parti des Verts protestait contre le film et l’exécution, affirmant que c’était pire qu’un sport sanglant et que ça amorcerait certainement une tendance. Les sportifs britanniques aussi s’insurgeaient. La décapitation tombait juste le soir de la finale de la Coupe. « FA contre décapitation » titrait le Sun.
D’autres gens en Grande-Bretagne étaient également irrités par ce qui se passait sur le continent. Entre autres ceux qui ignoraient tout du Turkménistan.
Comme cela arrive souvent en période troublée, les gens cherchèrent du réconfort auprès de leurs notaires, de l’archevêque de Canterbury et de Gore Vidal – pas nécessairement dans cet ordre-là.
L’archevêque fit un beau sermon sur le sujet, en rappelant aux fidèles que Jésus avait donné sa vie pour que nous puissions vivre et que ce nous incluait la population d’Angleterre aussi bien que le parti Tory. À présent, un autre jeune homme, Borgo Flammerion, se préparait à donner sa vie pour les enfants malheureux d’Asie centrale – car c’était là qu’était situé le Turkménistan.
Il était vrai, poursuivit l’archevêque, que le Christ n’avait pas accepté d’être crucifié devant les caméras de télévision, mais ce n’était qu’un mauvais concours de circonstances. Les quelques témoins de la crucifixion dont les récits sont parvenus jusqu’à nous étaient notoirement douteux. Il était bien sûr possible que toute l’histoire ne soit qu’une supercherie. Si le Christ avait remis l’événement d’un millénaire ou deux, la photographie aurait fourni un témoignage fiable de son sacrifice, et peut-être qu’ainsi toute l’Angleterre croirait en Lui au lieu des misérables neuf pour cent de la population.
Cependant, conclut l’archevêque, nous devons tous prier pour Flammerion, afin que l’acte qu’il a projeté s’accomplisse sans douleur.
Visiblement hors d’elle, le Premier ministre britannique fit une réplique acide à la Chambre des communes le lendemain. Elle dit, dans un éclat de rire général, qu’elle au moins ne perdait pas la tête. « Ma tête n’est pas près de tourner », déclara-t-elle parmi les rires.
Elle ajouta que l’archevêque de Canterbury devrait moins suivre ce qui se passait en Europe et plus ce qui se passait dans sa propre paroisse. Un meurtre avait eu lieu à Canterbury le mois précédent. Quoiqu’il se passe ou ne se passe pas à Düsseldorf, une chose était certaine : la Grande-Bretagne sortait de la récession.
Ce discours très applaudi fut prononcé seulement quelques heures avant la prestation publique de Flammerion.
Quand le stade commença à se remplir, des orchestres jouèrent de la musique solennelle et des succès des Beatles. Des Français de tous sexes arrivèrent par cars entiers. Les Français accordaient un intérêt tout particulier à l’Événement Flammerion, allant même jusqu’à prétendre que le héros était d’origine française, bien que né à Saint-Pétersbourg d’une mère russe. Cette affirmation n’avait pas manqué d’irriter certains éléments de la presse américaine, qui avaient fait remarquer qu’il existait également un Saint-Pétersbourg en Floride.
Il s’était constitué tardivement un mouvement pour faire extrader Flammerion vers la Floride où il serait exécuté pour tentative de suicide, ce qui est là-bas un crime capital.
Les Français, imperturbables, remplissaient la presse de longues analyses, intitulées par exemple Flammy est-il une pédale ? Les T-shirts représentant le héros sans tête et sans pénis se vendaient bien.
Le pays qui tirait le plus de profit de l’événement était l’Allemagne. Un feuilleton passait déjà à la télévision sous le titre de Kopf Kaput, racontant l’histoire d’une amusante famille bavaroise dont les membres passaient leur temps à acheter des scies articulées pour se décapiter mutuellement. Certains spectateurs y voyaient un message politique.
La Croix-Rouge et le Croissant Vert paradaient tout les deux autour du stade. Ils avaient déjà tiré un bénéfice considérable de la publicité. Les ambulances du Croissant Vert étaient suivies de camions où étaient couchés de jeunes Turkmènes victimes du tremblement de terre, enveloppés de bandages ensanglantés. Ils étaient applaudis à tout rompre. En somme, il régnait un air de fête.
En coulisses, les choses se passaient tout aussi bruyamment. Des meutes de partisans et de chasseurs d’autographes attendaient pour apercevoir leur héros. Il y avait également une troupe d’hommes et de femmes de l’art qui espéraient dissuader, même au dernier moment, Flammerion de commettre son acte fatal. Ils élevaient des objections de toutes sortes. Ces objections concernaient l’horreur de l’acte lui-même, son effet sur les enfants, le fait que Cynthia était encore amoureuse, la crainte d’une émeute si la lame de Flammerion manquait son but, et les problèmes techniques concernant la manière dont Flammerion comptait s’y prendre. Parmi les protestataires agités, on trouvait aussi les couteliers, prêts à offrir une lame plus affûtée.
Aucun d’entre eux, ni les prêtres, ni les gens avides de sensations, ni les chirurgiens proposant de remettre la tête en place aussitôt qu’elle serait coupée, n’était autorisé à pénétrer dans le quartier réservé à Flammerion.
Borgo Flammerion était assis dans un fauteuil de service, en train de lire un exemplaire de la revue russe Le Mensuel du négociant en volaille. Jeune homme, il avait vécu dans une exploitation agricole pour l’élevage de la volaille. Il avait eu une promotion et avait travaillé quelque temps à l’abattoir avant d’émigrer en Hollande, où il avait volé une pâtisserie. Plus tard, il était devenu chanteur vedette dans un groupe, Les Sluice Gates.
Il portait un blouson lamé or, un pantalon sable et des bottines lacées. Il avait la tête rasée, comme on le lui avait conseillé.
Sur la table devant lui, un couperet flambant neuf, aiguisé tout spécialement par un Genevois, représentant de l’entreprise suisse qui avait fabriqué l’instrument. Flammerion jetait de fréquents coups d’œil sur le couperet, tout en lisant un article sur une nouvelle méthode étonnante pour le ramassage des œufs. Les chiffres sur sa montre se succédèrent jusqu’à huit heures.
Derrière lui se tenait une religieuse, sœur Madonna, son unique compagne ces derniers jours. Il l’avait choisie parce qu’elle avait un jour fait par erreur un pèlerinage à Ashkhabad, capitale du Turkménistan, en croyant aller à Allahabad, en Inde.
À un signal de la religieuse, Flammerion ferma sa revue. Il se leva et se saisit du couperet. Il monta les marches d’un pas assuré, pour sortir dans l’éblouissement du flot de lumière.
Un présentateur américain vêtu d’un costume rouge sang prévint gentiment : « S’il n’est pas dans votre intention d’assister ce soir à une décapitation, nous nous permettons de vous conseiller de détourner les yeux quelques minutes. »
Quand les applaudissements cessèrent, Flammerion prit position entre les marques à la craie.
Il salua sans sourire. Quand il fit tournoyer le couperet dans sa main droite, la lame scintilla dans les lumières. La foule gardait un silence de mort.
Flammerion leva la lame brusquement, si bien qu’elle trancha la tête de la gorge à la nuque. La tête se détacha proprement du corps.
Il resta debout un moment, le temps de laisser tomber le couperet.
Le public fut lent à applaudir. Mais tout s’était exceptionnellement bien passé, sachant que Flammerion n’avait pas eu véritablement de répétition générale.