UN MARS PLUS BLANC
Dialogue socratique sur les temps à venir.
Elle : Nous voudrions vous présenter l’histoire du développement de Mars, et la manière dont nous avons progressé spirituellement. C’est une histoire glorieuse et étonnante, une histoire de la société humaine qui se pense et se régénère. Moi, je m’adresse à vous depuis Mars, tandis que mon avatar terrestre s’adresse à vous depuis notre vieille planète mère. Revenons en esprit à l’époque d’avant le changement, à l’Age de l’Aliénation, quand personne n’avait encore mis le pied sur une planète voisine de la Terre.
Lui : Bien. Retour au XXIe siècle et à une planète nue. Les premiers arrivants sur Mars découvrirent un monde vide, dépourvu des créatures imaginaires qui étaient supposées hanter la Terre : les fantômes et les goules, et les bêtes à longues jambes, les vampires, les farfadets, les elfes et les fées, tous ces êtres de fantaisie, nés des forêts sombres, des vieilles maisons et des cerveaux anciens qui obsèdent les hommes.
Elle : Tu oublies les dieux et les déesses, les dieux grecs qui ont donné leurs noms aux constellations, les Baal et les Isis et les dieux-soldats des romains, le Tout-Puissant vengeur de l’Ancien Testament, Allah – toujours des êtres supérieurs imaginaires qui dirigeaient soi-disant les comportements de l’humanité avant que celle-ci ne soit capable de se diriger toute seule.
Lui : Tu as raison, je les ai oubliés. Ils faisaient tous craquer les planchers dans les caves du cerveau, héritages de l’époque éo-humaine. La Terre était surpeuplée de gens à la fois réels et imaginaires. Ce qui n’était miraculeusement pas le cas de Mars. Sur Mars, on pouvait repartir à zéro. Il est vrai que les gens qui sont arrivés sur Mars avaient en tête un tas de légendes contradictoires…
Elle : Oh, tu veux parler de ces vieilles histoires. Le Mars des canaux de Percival Lowell et la culture qui mourait. J’ai encore une sorte de nostalgie pour cette vision crépusculaire grandiose – fausse en réalité, vraie dans l’imaginaire. Et Barsoom d’Edgar Rice Burrough…
Lui : Et toutes les horreurs que l’humanité a inventées avant cela pour peupler Mars – les envahisseurs de la Terre chez H.G. Wells, et les inoffensifs Hrossa et les pfifltriggi de C.S. Lewis dans Malacandra.
Elle : La vie, tu vois, toujours cette bizarre préoccupation de la vie. Signe de l’insuffisance de nos vies à nous.
Lui : Mais les premiers hommes qui sont venus sur Mars venaient d’un âge technologique. Ils avaient une autre idée en tête. Ils espéraient sûrement trouver la vie d’une manière ou d’une autre, ils comptaient certainement sur les archébactéries. Ils caressaient l’idée de terraformer la Planète rouge et de la transformer en une sorte de seconde Terre inférieure.
Elle : Ils avaient enfin réussi à atteindre une autre planète et ils voulaient la rendre semblable à la Terre ! Cela nous paraît bizarre aujourd’hui.
Lui : Ils n’avaient pas encore l’habitude de vivre loin de la Terre. La « terraformation » était un rêve d’ingénieur, une nouveauté. Il fallait que leur perception change. Ils étaient là, ahuris, conscients pour la première fois de l’ampleur de la tâche et de sa violence. Chaque planète a quelque chose de sacré.
Elle : Même aux moments de la vie les plus émouvants, on dirait qu’une voix nous parle, que l’esprit communique avec lui-même. Percy Bysshe Shelley a été le premier à reconnaître cette dualité. Dans un poème sur le mont Blanc, il raconte qu’il est là à regarder une cascade et il dit :
Ravin vertigineux ! et quand je te contemple,
Je semble, comme en une transe sublime et étrange,
Rêver à mes chimères singulières ;
Mon esprit, mon esprit humain, qui passivement
Renvoie et reçoit de vives influences,
Entretient un échange ininterrompu
Avec le clair univers des choses qui nous entourent…
Lui : Oui, il va droit au cœur des perceptions humaines. Comme l’explique la phénoménologie, notre discours interne donne forme à notre perception externe. Je te rappelle que la grande expédition sur Mars n’était pas la première expédition scientifique à la recherche d’un monde nouveau. Elle a aussi connu des difficultés de perceptions.
Elle : Tu veux parler de la manière dont s’est faite la conquête de l’Ouest dans l’affaire de l’Amérique du Nord ? L’extermination des nations indiennes, et le massacre des buffles ? Est-ce que ce n’était pas déjà une sorte de terraformation primitive ?
Lui : Je pensais à l’expédition du capitaine James Cook sur l’Endeavour, navire de Sa Majesté, dans les mers du sud. Dans ce bateau en bois de trois cent soixante-six tonneaux, Cook a fait le tour du monde. L’Endeavour était mandaté, entre autres choses, pour observer le passage de Vénus sur le disque du soleil en 1769. Le choix de Joseph Banks, âgé seulement alors de vingt-trois ans, était bon. Banks avait un œil entraîné.
La Royal Society considérait dans sa sagesse qu’il était essentiel que les descriptions écrites des nouvelles découvertes soient toujours accompagnées de dessins minutieux. Les artistes de Banks avaient des problèmes spécifiques. Ils faisaient des relevés scientifiques des paysages, des plantes et des animaux, mais il s’y glissait aussi de l’art. Les portraits fidèles des populations indigènes du Pacifique étaient influencés par les préjugés de l’époque. Alexandre Buchan a donné une vision ethnographique des choses, en dessinant les groupes d’indigènes sans les conventions du style néo-classique ; tandis que Sydney Parkinson les a fait obéir aux règles de la composition. Dans le célèbre tableau de Johann Zoffany, La Mort de Cook, les participants prennent pour la plupart des poses classiques, probablement pour accentuer la ressemblance avec la tragédie grecque.
Ainsi, on donnait de retour au pays une idée de l’étranger à la fois savoureuse et conforme aux préjugés des gens restés au pays.
Elle : Mmm. Je vois où tu veux en venir. La difficulté à entrer en rapport avec l’inconnu dissimule un problème philosophique, typique de ce siècle. Les malheurs qui menacent l’humanité proviennent-ils d’une séparation d’avec ou d’une méfiance envers la loi naturelle, ou bien l’humanité pouvait-elle s’élever au-dessus de la bête brute en améliorant la nature et en s’en éloignant ? L’habitant des villes ou le bon sauvage ?
Lui : Exactement. La découverte des Îles Société ont conforté la première tendance. Celle de la Nouvelle-Zélande et d’Australie la seconde.
L’Australie et la Nouvelle-Zélande, quand on a vu pour la première fois leurs rives désolées, ont favorisé les concepts d’amélioration et de progrès. Quand le capitaine Arthur Phillip fonda la première colonie pénitentiaire en Australie, à Port-Jackson en 1788, il se réjouit d’avoir accompli une version XVIIIe de la terraformation. Il coupa les arbres, il anéantit la vie sauvage – y compris les indigènes –, il aplanit le terrain et il déclara : « Par étapes, de vastes espaces sont ouverts, des plans sont formés, des lignes marquées, et on distingue clairement, au moins pour l’avenir, une perspective de régularité, rendue encore plus frappante par le souvenir de la confusion antérieure. » Ah, la ligne droite ! marque de la civilisation, du capitalisme !
La croyance écrasante en la conquête de la nature – en une espèce de distance que nous prendrions avec la nature, avec quelque chose dont nous faisons indissolublement partie – a prévalu pendant au moins deux siècles.
Elle : Cette dichotomie de la perception était sans doute renforcée par le dualisme cartésien, qui fait une nette distinction entre l’esprit et le corps – le genre de choses que combattait Shelley. Une décapitation métaphorique…
Lui : Je n’en sais trop rien. C’est peut-être comme tu le dis.
Elle : Ce que nous devons garder à l’esprit, c’est qu’une croyance peut être dure à déraciner, une fois qu’elle se répand dans la population. Peu importe qu’elle soit totalement erronée. Même à notre époque de voyages interplanétaires, la moitié de la population terrestre croit encore que le Soleil tourne autour de la Terre et non le contraire. Quelle conclusion doit-on en tirer sinon que l’ignorance a plus de force d’attraction que le savoir ?
Lui : Ou que nous sommes plus moutonniers que nous ne voulons bien l’admettre.
Elle : Bon, revenons à Mars et aux premiers arrivés ici.
Lui : Essayons de nous rappeler quelle était la situation à l’époque. Avec la croissance du pouvoir économique dans les pays du Pacrim au XXIe siècle, l’International Dateline avait été transférée au milieu de l’Atlantique et le commerce américain était pris dans celui de ses voisins asiatiques. Le coût des expéditions sur Mars ont toutes été prises en charge par un consortium formé des États-Unis, du Pacrim, et des agences spatiales de l’UE. Cela donnait EUPACUS, un acronyme oublié depuis longtemps. Cependant les N.U., dirigées alors par un secrétaire général puissant et clairvoyant, George Bligh, ont mis Mars sous leur juridiction. Une fois sur Mars, on était sous la loi martienne et non pas sous la loi de son pays d’origine.
Elle : C’était une disposition judicieuse. On avait tiré la leçon de l’époque où l’Antarctique était un continent réservé à la science. Pour une fois, nous avions retenu quelque chose de l’histoire ! Nous voulions que la Planète rouge soit une Mars blanche, une planète réservée à la science.
Lui : C’est un ancien cri de guerre !
Elle : Les vieux cris de guerre gardent leur pouvoir. Au milieu du XXIe siècle, il y avait sur Terre un mouvement appelé APIUM – Association pour la protection, l’intégrité et la préservation de Mars. On a d’abord considéré qu’il s’agissait d’un ramassis d’excentriques et de Verts. APIUM voulait garder Mars comme il avait été pendant des millions d’années, comme un monument d’anciens rêves des anciens hommes. APIUM soutenait que l’environnement est toujours sacré et que l’on avait suffisamment saccagé l’environnement sur Terre pour ne pas se mettre à ravager une autre planète, une planète entière.
Cependant les gens qui ont participé à la première expédition devaient justifier leurs frais. Ils étaient chargés de préparer la terraformation. C’était le but de leur voyage. Ils étaient liés par les pressions de leurs sociétés plutôt primitives.
Lui : Ah oui, la terraformation ! Ce mot et ce concept forgés par un auteur de SF, appelé Jack Williamson. Comme ça avait une allure de progrès au début ! C’était encore une de ces idées qui prennent facilement dans le sol fertile de l’esprit humain.
Elle : Oui. Il n’y avait rien de menaçant là-dedans. Les astronautes ont trouvé cela tout à fait normal. Cela faisait partie de leur mythologie, c’est-à-dire de la vieille manière de penser. Ils imaginaient qu’ils allaient améliorer la planète et la rendre comme la Terre. Ils avaient de superbes projets élaborés par leurs ordinateurs pour les séduire, qui leur montraient Mars comme les Costwolds par un jour de soleil.
Lui : Mais ils étaient aussi habités par des idées contradictoires. Mars n’était qu’un misérable tas de rocher, « bon pour le développement », quelque chose comme un diagramme d’« hiver nucléaire », ce vieux mythe de la culpabilité, où Mars était un corps paradisiaque, formidable, à l’écart, résistant. Cela ressemblait aux idées tout à fait opposées que le capitaine Cook avait défendues trois siècles auparavant. Et…
Elle : Ils ont quitté leurs vaisseaux et sont restés là, comme le vaillant Cortez, silencieux sur son sommet dans le poème de Keats, avec devant les yeux une vue sur la planète entière et… Lui : Et ?
Elle : Et ils surent – c’était le sens du discours de Shelley sur le monde intérieur et extérieur – ils surent que la terraformation n’était qu’un rêve, une phobie d’ordinateur de citadin. Ce n’était pas souhaitable. Pour utiliser une vieille expression, c’était un blasphème contre la nature. Tu sais combien les citadins craignent la nature. Dans une sorte de vision, ils voient qu’il ne faut pas détruire l’environnement. Qu’il porte un message, un message austère. Pensez autrement ! Vous avez accompli beaucoup, accomplissez plus encore ! Pensez autrement !
Lui : Repensez, et res-sentez, parce que c’est l’expérience qui a introduit une révolution dans leur compréhension. Ils savaient en regardant le spectacle qu’ils étaient à un carrefour de l’histoire. Pourtant, tu sais, il y a des gens qui prétendent que cette décision brusque de ne pas terraformer découlait d’un discours convaincant du secrétaire général des N.U., George Bligh, qui se battait contre cette idée. Ses paroles étaient souvent citées : « La terraformation est une idée intelligente qui peut marcher ou pas. Mais l’intelligence a moins de valeur que le respect ; nous devons avoir du respect pour Mars comme cela a toujours été le cas. Nous ne pouvons pas détruire des millions d’années de solitude seulement pour suivre une idée intelligente. Retenez vos mains ! »
Elle : Tu crois que les astronautes se souvenaient de ces mots de Bligh quand ils sont arrivés ?
Lui : Je le crois en partie. Je souhaite le croire car la retenue est souvent une meilleure manière de procéder que la conquête, même si elle est souvent moins populaire. En tout cas, ils se sont retenus. Cela a marqué l’apparition d’un nouveau courant dans les affaires humaines. Par chance, Mars est inexploitable : il n’y a pas de ressources naturelles, ni pétrole, ni combustible fossile, car il n’y a jamais eu de forêts. Des ressources souterraines en eau limitées. Juste… juste ce stupéfiant monde vide, depuis si longtemps objet des rêves et des spéculations de l’humanité, un désert qui roule toujours plus loin dans l’espace.
Elle : Le mot démodé d’espace a alors été relégué, du même coup, au musée étymologique. Ce chemin de particules grouillantes s’appelait maintenant matrice.
Lui : D’accord. Des milliers et des milliers de jeunes gens ont désiré visiter Mars, tout comme, deux siècles plus tôt, ils avaient marché, roulé ou chevauché à travers l’Amérique du Nord vers l’ouest. Les N.U. ont dû instituer des règles pour les visiteurs. On a admis deux catégories de gens à venir voyager inconfortablement dans les vaisseaux d’EUPACUS : les YEAs et les DOPs. (Rires)
Elle : C’était une idée astucieuse. En tout cas, cela marchait, malgré les difficultés du voyage. Les YEAs étaient les Young Enlightened Adults ou jeunes adultes éclairés. Ils devaient passer un examen d’admission. Les DOPs étaient les Distinguished Old Persons ou vieilles personnes méritantes. Elles étaient sélectionnées par leur communauté. Le coût d’un voyage sur Mars était élevé. C’étaient les communautés qui payaient pour les DOPs. Les YEAs payaient en travaux, ils travaillaient un an pour la communauté avant de partir.
Lui : C’est ainsi que l’on a pu développer les fermes marines des Galapagos et de Scapa Flow, les ranchs d’oiseaux du Nord canadien, les vignobles du désert de Gobi… par le travail volontaire.
Elle : Et le boisement de presque tout l’intérieur de l’Australie.
Lui : Et ce grand flot de gens qui sont venus sur Mars, ce merveilleux nouvel Ayers Rock dans le ciel, méditer, explorer, passer leur lune de miel, se réaliser, tous se trouvèrent en se confrontant à la réalité du cosmos. Tous étaient frappés de terreur, et respiraient les lois de l’univers.
Elle : Et l’un d’eux a dit, en s’émerveillant : « Et ce que je suis venu comprendre ici, c’est que je suis la chose la plus extraordinaire de la galaxie entière. »
Lui : Puis ce fut le crash !
Elle : Oh oui, juste au moment où les mentalités changeaient partout ! Et le crash a marqué la fin d’une certaine mentalité fondée sur l’exploitation. Les pontifes en 2085 ont appelé ça la fin du cauchemar du XXe siècle. Le consortium EUPACUS a disparu. Ce fut une histoire de corruption interne. Des milliards de dollars avaient été détournés et, quand on examina les chiffres, la société entière s’écroula.
EUPACUS avait le monopole des voyages interplanétaires et de toutes les organisations de voyage. Tout le trafic s’arrêta. Il y avait à ce moment-là cinq mille visiteurs sur Mars, ainsi que deux mille administrateurs, techniciens et scientifiques, Mars offrant bien sûr un excellent observatoire pour étudier Jupiter et ses lunes.
Sept mille personnes, toutes abandonnées sur place !
Lui : Mais Mars est une grande île désertique. À l’époque, c’était une communauté complexe, dénuée de l’esprit du Far West, avec du travail sérieux à faire. Il n’y avait pas de canons sur Mars, ni de drogues ravageuses, ni même d’argent, seulement un crédit limité.
Elle : Autre chose importante : pas d’animaux. Comme il n’y avait ni pâturage, ni fourrage, aucun animal ne pouvait y vivre, à l’exception de quelques chats. Le végétarisme devint une chose positive et non plus négative. L’habitude était stimulée par les Terriens. En fait, un nouvel intérêt pour les animaux, s’exprimant par des manifestations et du lobbying, amena plusieurs gouvernements à légiférer sur les Droits des animaux. Une révolution se répandit dans l’élevage des animaux concernant l’abattoir et la consommation humaine. La conscience humaine était en train de sortir de ses langes !
Lui : Tu dois te tromper pour ce qui est des animaux. Je me rappelle avoir vu des documentaires montrant les dômes martiens remplis d’oiseaux colorés. Et il y avait des poissons aussi.
Elle : Oh, des oiseaux et des poissons, mais pas d’animaux. Les oiseaux étaient des aras et des perroquets génétiquement modifiés. Au lieu de pousser des cris rauques, ils chantaient mélodieusement. Ils avaient le droit de voler librement dans les zones limitées des grands dômes, les dômes à touristes. On les estimait. Personne n’a essayé de les tuer et de les manger pendant la période où Mars était isolée.
Lui : Donc les Martiens sont restés coupés de tout, heureusement avec des chefs avisés. Pendant la période d’isolement, l’eau – l’eau fossile des réservoirs souterrains – était sévèrement rationnée. Elle était nécessaire à l’agriculture et, grâce à l’électrolyse, elle a aussi servi à fournir l’oxygène. La communauté isolée a eu raison de rester unie. Sans union, elle n’avait aucune chance de survivre.
Elle : La faillite de plusieurs milliards d’EUPACUS a provoqué une crise financière dans les centres d’affaires sur Terre, à L.A., Séoul, Pékin, Londres, Paris, Francfort. La désillusion concernant le laissez-faire capitaliste était totale. À tel point que Retenez votre main ! est devenu une expression populaire. Retenez-vous de prendre une autre glace, une autre bière, une autre voiture, une autre maison ! On se retenait par fierté. Par orgueil.
C’était cinq ans avant qu’on ne rétablisse un trafic limité avec Mars. À cette époque, l’idée de service pour la communauté avait sombré, renforçant l’idée que la population mondiale formait un tout, et faisait partie des biota nécessaires à la Terre. Quand on découvrit que la communauté sur Mars avait réalisé une utopie austère, que tout le monde était maigre mais en bonne santé, on se réjouit grandement – presque tous les pays avaient un ou plusieurs représentants sur Mars blanche.
Lui : L’exemple martien a accéléré le rejet du capitalisme d’exploitation et l’adoption du managérisme qui s’était déjà amorcée. Le laissez-faire est mort dans son sommeil, comme avant lui le communisme. L’époque de la paix sur Terre a commencé, les gouvernants se sont davantage préoccupés d’intégrer ses divers éléments et se sont davantage comportés comme des gardiens de parcs que comme des chefs de bandes.
Elle : Oui, mais avec l’afflux de YEAs et de DOPs en pèlerinage sur l’héroïque Mars blanche, la planète a commencé à manquer d’eau. Les réservoirs souterrains étaient devenus secs. On voyait arriver la fin de la civilisation sur Mars.
Lui : Je ne suis pas sûr que les choses allaient si mal que cela, car des équipes continuaient à sonder plus loin dans le système et le royaume des géants gazeux, les puissants Jupiter, Saturne, Uranus et Neptune. On avait constaté une activité inexpliquée entre Neptune et son grand satellite, Triton. On avait donc établi une base sur Ganymède, la lune de Jupiter.
Elle : J’ai visité Ganymède City. C’est un endroit amusant et charmant. Les gens vivent au jour le jour. Je crains que Mars ne soit dépassée maintenant, parce que le spectacle de Jupiter depuis Ganymède et les autres lunes est autrement plus fantastique.
Lui : De Ganymède, il n’y a qu’un saut jusqu’à la lune voisine, Océania – l’Europa rebaptisée – où les vues sur Jupiter sont encore plus étonnantes.
Il y a une base flottante sur Océania, bâtie au sommet d’une banquise d’un kilomètre d’épaisseur. Sous la croûte de glace, curieusement, il y a un océan d’eau douce, d’eau douce pure, sans vie, ou en tout cas sans vie avant que nous n’en mettions.
Cette eau est distribuée sur Mars, Mars a maintenant un grand lac qui se transforme lentement en une mer d’eau douce. Son problème majeur est résolu.
Elle : Et ainsi, bien sûr, Mars a été terraformée, enfin. L’espèce humaine s’y est installée et n’a plus besoin d’un monument aux rêves et aux illusions anciens.
Lui : La période d’utopie austère n’a pas duré sur Mars. Mais la noirceur du XXe siècle, avec toutes ses guerres, ses génocides, tueries, injustice et cupidité s’est dissipée. D’une certaine manière, nous avons réussi, selon les mots de Bligh, à nous retenir. L’espèce humaine est plus heureuse, moins tourmentée, depuis qu’elle se lance à la conquête des étoiles.
Elle : Pour trouver ces autres espèces que nous ne connaissons pas encore… Peut-être Dieu ?
Lui : C’est peu probable. Dieu était une de ces planches vermoulues dans le cerveau que nous avons laissées derrière nous quand nous sommes partis pour Mars.
Elle : Je ne peux pas l’accepter. Qu’adviendra-t-il de la race humaine s’il n’y a pas de dieu ?
Lui : Qu’est-il advenu durant le XXe siècle où il y avait soi-disant un dieu ? Les croyants pouvaient dire : « Il nous a sauvés de la destruction par les armes atomiques. Telle était Sa volonté. » Mais si nous nous étions détruits, cela aurait été aussi la volonté de Dieu, selon toi. Dieu n’existe pas, et pourtant je le hais. Je hais la manière dont la croyance religieuse nous a amenés à perdre nos forces à regarder au-delà des problèmes insolubles que nous avions. Il nous a barré le chemin du progrès de l’intelligence, comme l’Ombre de Jung, en nous empêchant d’accepter l’idée que nous sommes faits des cendres tombées des flancs de soleils éteints. Que nous sommes de la matière de l’univers. L’univers auquel nous appartenons.
Elle : Tu me permettras d’être en complet désaccord. C’est Dieu qui nous a inspirés, en nous élevant au-dessus de la matière. As-tu jamais entendu parler des musiques sublimes qui ont été composées en son nom, ou vu les merveilleux tableaux inspirés par la foi ?
Lui : Les tableaux ont été peints par des hommes. Dieu n’a pas la moitié du génie musical de Jean-Sébastien Bach, je t’assure. Il faut abandonner ces illusions, même si elles sont rassurantes. Sinon on ne devient jamais adulte.
Elle : Je ne te comprends pas.
Lui : Tu veux dire que tu ne comprends pas l’évolution.
Elle : Ne sois pas idiot. La science et la religion ne sont pas en conflit.
Lui : Non, c’est l’expérience et la religion qui sont en conflit.
Elle : Et qu’allons-nous faire sans Dieu ?
Lui : Apprendre – et nous apprenons lentement – à nous juger par nous-mêmes, ainsi que nos actions.
Elle : Tu n’ébranleras pas ma foi. Je regrette, ça ne marche pas.
Lui : La foi ? Elle n’est pas touchée par les faits ? Allez, tu ne peux pas te vanter d’un tel aveuglement. Songe combien le concept de Dieu nous a éloignés du reste de la nature, nous a placés au-dessus des animaux, nous a donné l’exemple de la puissance et de l’humiliation, a fait de nous des idiots nombrilistes.
Elle : Tu dis des sottises blasphématoires. Tu parles presque comme si tu n’étais pas humain.
Lui : Nous sommes presque en train de changer d’espèce, nous les voyageurs de l’espace. Nous profitons des cadeaux de ce XXe siècle déchiré, la découverte du code ADN et les avancées qu’elle a permises dans la manipulation génétique, technique. Les outres qui font la navette dans la matrice entre Océania et Mars sont des entités vivantes développées par la bio-ingénierie à partir de la modeste utriculaire.
Elle : Tu te rappelles l’émotion quand on a rendu Ganymède habitable par l’introduction de nouvelles plantes-insectes. Les plantinsectes ont été envoyées par sondes. Elles ont atterri doucement sur Ganymède, se sont dispersées, se sont rapidement reproduites et ont préparé le satellite pour notre arrivée ici. Pendant ce temps, les plantinsectes avaient atteint leur paroxysme, s’étaient consumées, s’étaient entre-dévorées, en laissant leurs corps pour faire du terreau. Ces progrès auraient été inimaginables au début des voyages sur Mars, avec leur approche mécaniste.
Lui : Et Dieu a marché sur Ganymède ? Non il nous a barré le chemin ! Est-ce que ce n’est pas lui l’Ombre monstrueuse de Carl Gustav Jung, qui nous coupe de notre propre réalisation comme partie intégrante du cosmos tout entier – cendres de soleils éteints ?
Elle : Tâche d’aimer Dieu, que tu croies ou non en lui. La haine te fait du mal. Dieu était nécessaire, essentiel peut-être, dans le temps et le Sauveur représentait un idéal à quoi nous pouvions aspirer dans cette longue période d’obscurité.
Lui (rires) : Tu dis que nous nous sommes sauvés ?
Elle : Je dis seulement que l’idée d’un Sauveur aimant nous a aidés, autrefois. Mais nous nous sommes certainement débarrassés de la haine sur les satellites extérieurs, ainsi que des principales formes de maladie ; la révision génétique et l’amélioration des systèmes immunitaires ont contribué à nous clarifier les idées.
Lui : C’est le fait de comprendre que nous sommes une part intrinsèque de la nature qui a transformé nos perceptions quand nous sommes arrivés sur Mars. Ensuite il s’est passé beaucoup de choses. Le pâle globe martien nous a éclairé l’esprit. L’accentuation de notre relation symbiotique avec la vie végétale a accéléré le développement des plantes à sang chaud. Cela a totalement transformé notre être et notre apparence. Cet épiphyte qui pousse sur ta tête, et qui ressemble à une orchidée, est aujourd’hui la gloire suprême des femmes ! Cela vous permet de transporter partout où vous allez une micro-atmosphère, un thermomètre et d’autres instruments, où que vous alliez.
Elle : Comme les fougères qui poussent tout autour de ton vénérable crâne. Là, tu as raison. Nous sommes à présent de vrais Terriens, moitié hommes, moitié plantes, des créatures de la nature, équipés pour s’aventurer dans un univers qui attend.
Lui : Bon, c’était agréable de parler avec toi. Tu dois continuer ton chemin. Moi, je me retire ; je deviens trop vieux pour voyager. Nous ne nous reverrons plus. Adieu, cher esprit !