UNE NOUVELLE APOGÉE
J’ignore si vous me croirez mais il fut un temps où je vivais dans un monde différent. Il ressemblait beaucoup au nôtre, à quelques différences près.
L’une de ces différences tenait à la manière de se comporter du sexe féminin. En ce temps-là, les femmes avaient des ailes et pouvaient voler. Elles n’avaient pas les mêmes ailes que les anges, mais des ailes qui ressemblaient plutôt aux queues des paons, délicates, colorées, avec des nuances qui attrapaient et reflétaient les rayons du soleil. Ces ailes étaient énormes. Oh, comme les femmes étaient jolies quand elles volaient nues au-dessus de nos têtes. On savait que des jeunes gens étaient morts de saisissement devant tant de beauté.
Grâce à la nature de leur alimentation, leurs déchets étaient légers et flottaient doucement jusqu’au sol, presque au mépris de la pesanteur.
Les femmes vivaient au sommet de grandes colonnes creuses. Personne ne savait de quand dataient ces colonnes ; on n’aurait jamais cru celui qui aurait pu le dire. Ces colonnes soutenaient de vastes terrasses. Des femmes jeunes et vieilles volaient d’une énorme plate-forme aérienne à l’autre – sur lesquelles aucun homme n’était admis à mettre le pied. Bien entendu, comme je vais le raconter, les femmes descendaient à terre dans certaines circonstances. Certaines se mariaient à des hommes. Le jour de leur mariage, ou quand elles perdaient leur virginité, si cela arrivait plus tôt, les plumes tombaient de leurs ailes. Les structures des ailes se desséchaient et mouraient. Et à dater de ce jour, les femmes mariées devaient se déplacer en marchant. Et se comporter comme les gens ordinaires, qui ne savent pas voler. Il y avait, à l’époque dont je parle, où le monde s’obscurcissait et où le soleil diminuait, un proverbe chez les hommes qui disait : Si Hallon voulait que nous volions, elle ne nous aurait pas donné de testicules.
Les hommes qui vivaient à terre ne croyaient à rien. Même l’idée de l’existence de Hallon venait des femmes. Ils vivaient dans la journée, ce qui signifie qu’ils avaient du mal à imaginer ce qu’ils n’avaient pas devant les yeux. Mais les femmes avaient une foi, une foi assez ridicule même, pleine de bizarreries.
Les femmes portaient la main à leur sexe et récitaient : « Je crois que notre courte vie n’est pas tout. Je crois que quand nos vies seront finies, l’obscurité continuera. Je crois que des dragons voleront et nous mangeront tous, jusqu’au moindre morceau, y compris les parties utiles que nous tenons dans nos mains. »
Des tremblements délicieux les saisissaient tandis qu’elles récitaient ce mantra, chaque jour, à la tombée de la nuit. Car elles croyaient et ne croyaient pas à la fois. L’idée des dragons volants était, disons absurde, vraiment.
Bien sûr les femmes avaient beaucoup d’autres sujets de préoccupation. Le chant était pratiquement un art martial. Le lissage des plumes prenait beaucoup de temps. Il y avait également l’entraînement quotidien au battement d’ailes. On racontait que la nuit, deux femmes travaillant ensemble pouvaient fondre sur un homme qui ne demandait rien et l’emporter sur leur plate-forme, où elles se le partageaient. Dans ce cas, leurs ailes ne mouraient pas.
Les femmes chantaient leur joie au-dessus du sol. Les hommes pouvaient capter leurs accents imperceptibles. Des hommes étaient morts d’amour pour cette musique. Ils avaient inventé de grands amplificateurs en fer blanc pour mieux l’entendre. Les amplificateurs étaient l’apanage des Amplificiers.
Les faiseurs-de-chaleur n’avaient pas de travail. On ne pouvait pas inventer le feu dans une atmosphère trop complexe pour permettre les flammes.
Le métier le plus lucratif au sol était celui d’Upwardsman. Les Upwardsmen créaient sans arrêt de fausses ailes que l’acheteur attachait autour de lui pour essayer de voler jusqu’aux plates-formes. Les hommes étaient prêts à tout pour attraper une de ces beautés ailées ! Jusque-là, seul le jeune Dedlukki y était arrivé. Les autres n’étaient parvenus qu’à planer à la hauteur des plates-formes où les femmes les avaient repoussés avec des perches, jusqu’à ce que, épuisés de battre des bras, ils soient allés s’écraser au sol, bien plus bas.
Ainsi les femmes volaient-elles en toute liberté, savourant la brise, tandis que les hommes travaillaient ou surveillaient leurs troupeaux. Les femmes volaient librement dans un ciel turquoise qui changea lentement de couleur mois après mois, pour passer à un gris de mauvais augure, puis du gris à un rouge sinistre. Les femmes volaient et la chaleur laissait progressivement la place au froid.
L’Upwardsman Wissler connaissait un peu ces phénomènes. Ce fut lui qui le premier convoqua un conseil et déclara que l’on assistait à ce qu’il appelait un Glowbal Kooling (Refroidissssment glowbal) et qu’il arriverait un moment où l’atmosphère gèlerait à moins – ah, mais à moins que quoi ? Le sujet fut longuement débattu.
On décida finalement de consulter les femmes. On retourna les grands amplificateurs de fer blanc. On s’adressa aux femmes sur leur hauteur.
« Belles dames, notre monde est soumis à de terribles changements. Le soleil Glowbal s’éloigne de plus en plus. Avant qu’il n’ait atteint le point le plus éloigné de nous, notre air deviendra comme un océan. Ainsi parlèrent les hommes sages.
« Et les hommes sages parlèrent de dragons dévorant le monde.
« Comment pouvons-nous ramener la chaleur sur nos terres ? Seulement par la chaleur de nos corps. Nous vous sollicitons donc humblement afin que vous permettiez à quelques-uns de nos hommes les plus jeunes et les plus beaux de monter les deux mille marches dissimulées dans vos colonnes et d’accéder à vos plates-formes. Là, ils cohabiteront avec vous et, en pressant leurs goupillons contre vos sublimes chattes, ils entreront en fornication avec vous. Le frottement qui s’ensuivra ramènera la chaleur dans notre monde douloureux. Dites-nous, nous vous en implorons, que vous acceptez cette proposition. »
Un rire cristallin leur parvint du monde d’en haut. Des voix moqueuses lancèrent des lazzis. Elles disaient : « Bien vu, espèces de fous, vous ne nous aurez pas ! » D’autres : « Nous ne vous laisserons pas monter ! Pas question ! »
Les hommes retournèrent donc s’occuper de leurs mououtons et de leurs vahaches.
Le temps se refroidit encore. Notre atmosphère était constituée de quatre gaz principaux. Le gaz connu sous le nom d’aspargo commença à se troubler. Il se produisit des orages étranges. L’aspargo n’était pas respirable en soi, mais semblait faciliter la respiration. À présent il montait, si bien que la respiration au sol devenait difficile. Plus il faisait froid, plus l’aspargo s’élevait.
De leur côté les femmes en haut, qui étaient nues, souffraient infiniment. Leurs belles ailes perdirent leur lustre. Elles perdaient leurs plumes, si bien que la plupart d’entre elles ne pouvaient plus voler. Finalement, quand le ciel parut être devenu rouge à tout jamais, et que tout se trouva enveloppé d’une brume étrange, une vieille femme qui avait encore ses ailes descendit sur terre et appela l’Upwardsman Wissler et les autres.
Elle s’adressa à la foule assemblée et dit : « Je parle au nom de la majorité de nos femmes. Nous avons observé que l’air est chaque jour plus froid et difficile à respirer. Nous proposons donc de descendre à votre niveau pour présenter nos chattes à vos goupillons. Des rapports auront lieu en masse et ainsi la chaleur générée ramènera notre planète à l’état de bonheur qu’elle a connu précédemment.
« Nous sommes conscientes de ce que cette entreprise peut avoir de déplaisant, mais nous ne trouvons pas d’autre remède. Les jeunes gens doivent faire leur devoir pour le bien de l’humanité. »
Elle ne marqua aucune surprise quand les jeunes gens acceptèrent avec empressement sa proposition. Beaucoup se portèrent volontaires. Ils confessèrent que leur goupillon était déjà sur le qui-vive, prêt à faire leur devoir en pénétrant plusieurs chattes.
On fixa un jour, avec une certaine précipitation, car le froid croissant menaçait de provoquer une terrible léthargie. Le soleil n’était à présent pas plus grand qu’un œil gelé, qui rapetissait sous une paupière de nuages pâlissants. Les hommes étaient épouvantés car certains des animaux dont leur vie dépendait étaient déjà tombés dans une étrange catalepsie dont il était impossible de les tirer.
Le jour dit, les femmes descendirent les deux mille marches à l’intérieur des grandes colonnes. Aucune n’était plus capable de voler. Elles raclaient les murs intérieurs de leurs ailes inutiles. Au-dessus de leurs têtes, du plafond du grand escalier, pendaient des objets qui ressemblaient à de gros escargots et qui remuaient au passage des femmes. Un ou deux allèrent même jusqu’à sortir des antennes frisées de crevettes qui ondulaient, comme pour surveiller la procession.
Le sol parut très sombre aux femmes. Certaines avaient peur. Les hommes les accueillirent avec des torches pleines d’oiseaux de feu, bien qu’on ait remarqué que les torches ne brillaient plus comme avant. Cela suffit cependant pour conduire les femmes jusqu’à la Grande Salle où on avait dressé quarante lits rudimentaires, avec des couvertures grossières, vingt de chaque côté, séparés par un passage étroit permettant d’aller prendre place.
Les femmes étaient pour la plupart enveloppées de longs vêtements qui leur tenaient chaud. Elles se dévêtirent tandis que les hommes retiraient avec précipitation leurs habits frustes. Ils se présentèrent à leur partenaire. Certains étaient déjà prêts. D’autres demandaient quelques cajoleries. Un gong retentit – un son un peu sourd. Les quatre-vingts partenaires se mirent au lit et s’étendirent l’un sur l’autre. Ils s’embrassèrent et cherchèrent mutuellement les endroits importants, comme les goupillons, les chattes et les nichons.
Au second coup de gong, la fornication de masse commença.
Quatre-vingts derrières remuèrent en chœur. Un bruit de succion emplit la pièce. Beaucoup d’excitation et de chaleur s’en trouva généré. En fait, comme le rapporta plus tard le surveillant-chef impressionné, « il fut produit assez de semence pour remplir les bouteilles de laijt nécessaires pour toutes les vahaches de la planète. » La logique de la remarque ne soutient pas l’examen, contrairement aux goupillons concernés.
Vers la fin de cette rencontre qui avait duré une journée, les hommes trouvèrent qu’ils préféraient l’immobilité. Ils étaient comme sous l’effet de neuroleptiques. Les fesses cessèrent de bouger, les unes après les autres, et devinrent aussi impassibles que des statues. Les femmes se dégagèrent et se redressèrent avec difficulté, car elles étaient elles aussi au bord de la paralysie. Elles escaladèrent les corps inertes des hommes et quittèrent la Grande Salle des fêtes et des copulations. Là leurs yeux à moitié fermés rencontrèrent un étrange spectacle.
Le sol était couvert d’une profonde brume bleue à hauteur des genoux, presque aussi épaisse que de la mélasse, et qui montait. L’air était tacheté de flocons et remplis de bruits étranges, certains violents, d’autres harmonieux. L’atmosphère se condensait. S’accrochant les unes aux autres pour se soutenir, leurs vêtements flottant souvent au vent loin derrière elles, les femmes retournèrent à leurs colonnes.
Elles eurent du mal à entrer, du mal à monter les premières marches, avant qu’une étrange catalepsie ne les saisisse. La dernière femme à entrer jeta un coup d’œil vers le haut et vit par un trou dans les nuages que le soleil, autrefois leur ami, n’était plus maintenant qu’une lointaine étincelle.
« Nous nous sommes trompés, haleta-t-elle. Merci Hallon ! »
Maintenant le phénomène d’apogée augmentait, s’accélérait, comme si le prochain périhélie n’était pas pour dans plusieurs milliers d’années.
Comme une ampoule dans un ciel tourmenté, la lune sortit. Elle n’éclairait pas. Elle roulait, morte, dans son orbite. Et la neige tombait en longs rubans tournoyants et non en flocons isolés. L’épaisse brume bleue s’épaissit encore et devint liquide en s’épaississant. En quelques heures, même la Grande Salle des fêtes et des copulations se trouva inondée. Seul le toit émergeait. Puis le toit même sombra dans les flots sombres. Personne ne poussa le moindre cri : tous étaient tombés amoureux de l’obscurité, des profondeurs et des silences voraces de l’éternité. Et il continua à pleuvoir. Et les flots montèrent le long des colonnes.
Et que faisaient les femmes à l’intérieur de ces colonnes ?
Les changements de l’atmosphère les plongeaient en catalepsie, là sur les grands escaliers. Elles se blottissaient les unes contre les autres en une parodie de désastre ethnique. Elles se solidifiaient. Leurs poumons cessèrent de bouger, leurs cœurs de battre, leur sang de circuler. Leurs ventres, réceptacles d’un avenir lointain, se transformèrent en porcelaine. Et ces réceptacles en porcelaine contenaient de minuscules choses patientes, une multiplicité de cellules, prêtes à attendre pendant des siècles de froid et d’obscurité, jusqu’à ce que, une nouvelle fois, notre planète et le soleil naviguent près l’un de l’autre pour des siècles.
Au-dessus de ces amas de maternité momifiée, les coquillages qui pendaient sous les marches se mirent en mouvement. Les choses remuaient, se réveillant d’un long rêve phylogénique où le jour était nuit et la nuit jour et où toutes les dimensions étaient contenues dans les bourses d’une crevette.
À présent les crevettes étaient réveillées et montaient, encore à moitié assoupies, par les colonnes inondées, pour apparaître finalement dans toute leur splendeur dans leur environnement ressuscité, dans l’espargo brillant et rafraîchissant. L’espargo, avec son seuil de congélation bas, courait avec les nouveaux vents sur une vaste mer bouillonnante qui venait en éclaboussant se briser sur les plates-formes.
Partout au-dessous, il y avait un océan d’ancienne atmosphère. Partout au-dessus, il y avait le magnifique manteau des étoiles, comme si la galaxie était embrasée de flammes nouvellement allumées. C’était du feu, transformé en diamants…
Leurs moustaches s’allongèrent devant ce spectacle et ces odeurs. Leurs corps s’étirèrent comme des chaussettes. Leurs pattes nombreuses prirent de la longueur, du muscle et de l’activité. La couleur envahit leurs corps creux. Elles coururent en poussant des cris de joie, se réjouissant du privilège d’être en vie, conscientes, nées de l’air. Tandis qu’elles couraient, des ailes leur poussèrent comme des fleurs géantes, se déployant, battant, flottant comme un cerf-volant, portant leurs corps fragiles dans le joyeux espargo obscur.
Quand leurs corps s’élevèrent, leurs esprits firent de même. L’espargo était illuminé de couleurs changeantes.
C’est là qu’ils voguèrent, la race négative, sans information, sans connaissance, sans aucune autre sagesse que celle de flotter avec les vents sur l’océan – cette atmosphère qui devait demeurer un océan pendant des milliers d’années – pour disperser leur graine dans de grandes bandes parfumées sur les zéphyrs glacés, jusqu’à ce que l’aurore solaire apparaisse et que la lumière du soleil, une nouvelle fois de retour, fasse son devoir envers les créatures qui vivaient aveugles sous l’océan atmosphérique.
Aucune espèce ne connut l’autre. Chacune connut son heure de bonheur. Chacune était pour l’autre une sorte de rêve.
Comme je le disais, ce monde ressemblait beaucoup au nôtre, à quelques différences près.