17
« QUOI ? »
Matt savait qu’il avait crié trop fort, mais il n’avait pas pu s’en empêcher. Il avait enfin reconnu la carte étalée dans le poste de commandement des Busards.
Il l’avait vue sur son ordinateur quelques jours auparavant. Le plan des Jardins de Carrollsburg, le luxueux lotissement grâce auquel le père de Sandy Braxton s’en était mis plein les poches.
Mais que pouvaient bien vouloir faire là-bas Rob et ses copains loubards ?
Il posa tout haut la question.
James et Rob éclatèrent de rire.
« On va te montrer », répondit l’informaticien de la bande. Il s’avança vers la batterie d’ordinateurs réunis en réseau et se mit à entrer des commandes… au clavier ! Matt n’en avait pas vu ailleurs qu’au musée.
De quand date ce putain de truc ?
Vieux ou pas, en tout cas, il marchait. Un hologramme flou et granuleux apparut au-dessus des machines.
Matt y reconnut un plan tactique, le genre d’aide visuelle qu’on présentait aux troupes avant un départ en manœuvres – ou une attaque réelle. C’était un agrandissement de la carte sur la table, montrant la langue de terre au confluent du Potomac et de l’Anacostia. Au lieu de montrer les voies de circulation, toutefois, cette carte était divisée en grandes zones de couleurs vives. La pointe et le bord est de la péninsule étaient colorés en bleu bordé d’un filet rouge et blanc. « C’est Fort MC Nair – une base militaire, expliqua Rob. À partir de là, en remontant le Potomac jusqu’au Bassin de marée, ce n’est qu’une succession de résidences de luxe. »
Il indiqua ensuite une zone verte couvrant presque tout le reste de la péninsule. « Les Jardins de Carrollsburg… une vraie cité-jardin, aujourd’hui. Résidence privée, service d’hydroglisseurs sur le Potomac aux heures de pointe, vraiment superbe. Baptisée en souvenir de la ville de Carrollsburg qui se dressait sur cette langue de terre avant même qu’on songe à bâtir Washington. »
Falk adressa un sourire à ses prisonniers, et le reflet de l’hologramme sur son visage transforma celui-ci en masque diabolique. « Mais entre la ville coloniale et la construction de cet avant-poste du bon goût luxueux, le site a porté un autre nom. »
Qui revint à Matt à l’instant même où Rob disait cela.
« La Pointe des Busards… » L’autre le regarda, interloqué, avant de le féliciter. « Très bon. Et tu prétendais avoir fait chou blanc.
– L’un des Lites au bahut… son père a investi dans l’immobilier. Ce nom a resurgi quand j’ai tenté d’établir la liste des jeunes qui auraient pu appartenir à tes vandales. Leurs adresses paraissaient se regrouper autour de deux codes postaux… Georgetown ou le nord-ouest, ou le 20 024, au sud-ouest. Il semble que ce soit le quartier des diplomates… »
La voix de Matt s’éteignit quand il comprit que c’était la classe d’individus que Rob avait de bonnes raisons de haïr. Ils lui avaient coûté la vie de sa mère, le boulot de son père, sa scolarité, toute son existence…
Mais Falk ne se laissa pas démonter. Il hocha simplement la tête. « Avant que tous ces… braves gens n’emménagent dans le coin, c’était un repère d’oiseaux de proie. Tu piges ? Le gang a tiré son nom de ce quartier.
– P’t-être pas le meilleur tirage », grommela James, en contemplant les murs lépreux autour d’eux. « Mais d’un autre côté, c’était pas non plus le meilleur quartier… »
Rob reporta son attention sur l’holocarte en lévitation devant lui. « Même un peu plus au nord, c’est guère mieux… » Il indiquait une large tache orange vif, traversant le sommet de la péninsule. « Tout ce secteur est encore en attente de rénovation. Une partie devrait être réservée à une extension des Jardins de Carrollsburg, mais d’autres groupes immobiliers sont également sur le coup. Les anciens habitants ont été expropriés mais les bulldozers ne sont pas encore arrivés. »
Son doigt parcourut la limite irrégulière du secteur. « Tout cet espace entre ces diplomates riches et gras et le quartier huppé descendant du Mail et de la colline du Capitole. Son poing traversa la zone orangée vide. Une espèce de no-man’s-land, isolant la zone résidentielle de Carrollsburg… »
Sa voix semblait distante, songeuse, mais son visage demeurait tendu. « Ils se croient tous si bien protégés derrière leurs grilles, leurs vigiles et leurs systèmes d’alarme. Ah ah ! Alors que c’est un vrai fromage de gruyère ! Cat et ses copains ont truffé le coin avec leurs programmes de trappes d’accès. Je peux désormais pénétrer des dizaines de réseaux familiaux. Et tous ces ordinateurs sont connectés aux systèmes domotiques gérant l’ensemble du lotissement. »
Il y avait une lueur mauvaise, effrayante, dans les yeux de Rob quand il se tourna vers Matt et Caitlin… et cette fois, elle ne devait rien au reflet des couleurs criardes de la carte holographique qu’il venait de leur présenter.
« J’ai à ma disposition des dizaines de portes d’entrée pour m’introduire chez eux et interrompre leurs communications, éteindre leurs alarmes, leur couper le courant. Je peux leur verrouiller ces grilles si précieuses, les bouclant chez eux à double tour. Sa voix prit des accents triomphants. Ou au contraire, les ouvrir toutes grandes pour laisser entrer quelque deux cents invités-surprise. »
Le regard de Matt quitta Rob pour fixer son nouvel ami James.
« On est en train de rassembler des Busards venus de toute la ceinture de Washington, expliqua le chef de gang. Tous seront équipés.
– Équipés ? » interrogea Caitlin.
Regard méprisant de James. « Armés, fillette. Tu pensais à autre chose ?
– Ils n’ont pas vraiment assez de vigiles dans la résidence, reprit Rob.
– Juste assez pour régler la circulation ou surveiller les grilles, posés sur leur gros cul », renchérit James.
Rob rigola. « Mais enfin, qui irait imaginer l’invasion d’un quartier si classieux ?
– Ce sera la plus belle arnaque de l’histoire de la capitale, se vanta James.
– Au moins, depuis l’incendie de la Maison Blanche par les Anglais, en 1814. » Une lueur de triomphe malsain illumina les traits de Rob Falk. « Une tripotée de résidences bourrées de diplomates… et pas un ne pourra faire valoir son immunité !
– Vous êtes cinglés ! » explosa Cat Corrigan.
Matt lui jeta un nouveau regard. Il partageait peut-
être son opinion mais il savait aussi qu’il n’était pas sain de dire aux cinglés ce genre de vérité.
« Même si vous lancez cette arnaque, comme tu dis, vous n’aurez pas que la police au cul. Vous vous attaquez à des gens dont les relations vont au-delà du gouvernement fédéral. Les Affaires étrangères seront impliquées si jamais vous molestez des diplomates. Et le reste des organismes d’État seront sur le coup : le ministre de la Justice, le FBI, la Net-Force, et Dieu sait quelles autres agences fédérales !
– T’as oublié le Congrès, volant au secours de la petite fille du sénateur Corrigan, railla Rob Falk.
– On a prévu le coup, lui assura James. On s’introduit fissa, on neutralise ces flics de location, on pique ce qu’on peut, on dégage aussi vite. Avant que les gros bonnets aient pigé ce qui leur arrive, on sera dispersés dans toute la Ceinture. C’est comme une guerre de guérilla, mon pote. Ils sauront pas où chercher les responsables. »
Rob Falk se pencha en avant. « Mais au cas où, on a les pigeons idéaux à fourguer en pâture aux médias et aux politiques. »
Il pointa un doigt méprisant vers Caitlin et Matt. « Imaginez un peu la délectation de certains à fondre sur une bande d’enfants gâtés de diplomates, plus la fille d’un sénateur et le rejeton d’un bureaucrate de l’armée rêvant de célébrité, qui basculent tous dans la délinquance ? »
Matt avait envie de vomir. Il imaginait d’ici le cirque médiatique. Leurs visages placardés dans tous les programmes d’holo-infos, dans les magazines holovisés et dans ces salons de commérages scabreux qui se faisaient passer pour des talk-shows politiques ; les prêches et les dénonciations vibrantes par les gardiens autoproclamés de la morale publique et les opportunistes politiques. Son père serait viré. Sa mère n’aurait jamais plus de promotion. Le père de Cat devrait sans doute quitter la politique. Quant aux diplomates, ils n’auraient plus qu’à faire leurs bagages et retourner chez eux. À moins que…
Matt tenta un coup de bluff : « Tu nous as peut-être eus, mais je ne vois nulle part Luc Valéry ou Serge Woronov. T’imagines peut-être qu’ils vont rester sans réagir en apprenant l’enlèvement de Caitlin ? Surtout depuis que tu as tué Savage. »
Un rire sonore étouffa ses paroles. Rob Falk écarta l’argument d’un geste de mépris. « C’est déjà réglé. »
Caitlin semblait aussi écœurée que Matt. « T… tu veux dire que tu les as t-t-tués… ? »
James lançait déjà un ordre par la porte à l’autre bout de la pièce. Quelques secondes plus tard, deux autres Busards à mine patibulaire faisaient entrer deux silhouettes dépenaillées.
Le chef de bande rigola comme s’il en avait entendu une bien bonne. « On les a épinglés avant même de s’occuper de vous. »
Luc Valéry portait un costume chic – du moins, ce qu’il en restait. La manche droite de sa veste avait été presque arrachée. Elle pendait lamentablement, juste retenue par la soie pâle de la doublure. Serge était en pull et jean, et il exhibait un bel œil au beurre noir.
Rob gratifia les fils de diplomates du même regard avec lequel un chat couvrirait un canari boiteux. « Luc Valéry devait sortir déjeuner avec son papa… quand il a entendu ce message. »
Il tapa quelques touches au clavier, et soudain la carte en lévitation fut remplacée par une image de Caitlin. « Il faut que je te parle… tout de suite. » Sa voix devint un soupir essoufflé. « Le mec qui nous tanne depuis un bout de temps… je crois que c’est lui qui était au volant de la voiture qui a écrasé Jeremy ! »
Rob se tourna vers une Caitlin sans voix. « Pas mal efficace, tu trouves pas ? Évidemment, ça faisait des mois que j’échantillonnais ta voix, au cas où j’aurais besoin un jour de t’imiter. Notre héroïque M’sieur Valéry s’est bien sûr précipité au lieu de rendez-vous suggéré par ta version virtuelle, pour finir par se retrouver ici – avec un minimum de persuasion. »
Il se tourna vers l’autre prisonnier. « Et maintenant, Serge. Avec lui, ça s’est avéré un peu plus coton. Même s’il peut aller surfer sur le Net à peu près aussi souvent que ça lui chante, la sécurité du Slobodan Narodniy essaye de garder l’œil sur le fils de l’ambassadeur. Alors, il a bien fallu lui trouver une bonne raison de semer d’éventuels gardes du corps. Par chance, j’avais le bouton idéal à pousser. »
Rob se tourna vers Matt. « Je t’ai emprunté ton bonhomme fil de fer et je l’ai réuni avec le programme Idiome Savant. »
Il pianota de nouveau sur les touches, et l’hologramme laissa place à la figurine caricaturale de Lief Anderson baragouinant en serbo-croate. Serge rugit et chercha à se défaire des gardes qui le retenaient. En quelques secondes, toutefois, ils l’avaient efficacement – et brutalement – cloué au sol.
« Au cas où vous voudriez savoir, le petit laïus qu’a craché ton avatar donnait quelque chose comme "file-moi du fric ou je vais tout balancer à ton père et à son gouvernement. " Bien sûr, la version balkanique est un peu plus crue et insultante. »
Rob hocha la tête en étouffant un nouveau rire. « Tu devrais t’estimer heureux que le vieux Serge n’ait jamais vu ton visage, dit-il à Matt. Lorsqu’il est allé te voir pour te refiler ton premier versement, il avait ça sur lui… »
Rob glissa la main dans sa poche-revolver et en ressortit un vieux pistolet semi-automatique. C’était un ancien M9 de l’armée, le 9 mm Beretta qui servait d’arme de poing aux fantassins vers le tournant du siècle. Sans doute était-il parti dans les Balkans avec l’une des innombrables forces de maintien de la paix dépêchées là-bas au cours des ans, pour être perdu, puis récupéré successivement par les divers camps au long des conflits apparemment interminables qui déchiraient la région, et au bout du compte revenir aux États-Unis dans quelque valise diplomatique.
« Par chance, notre comité d’accueil a pu le subtiliser avant que quelqu’un ne soit blessé… »
Rob lança un regard à Serge, qui gémissait au sol, terrassé par ses deux gardes. « Du moins, rectifia-t-il, avant que quelqu’un ne soit blessé trop grièvement. »
Affolé, Luc Valéry regarda tour à tour son ami, les gardes, les autres prisonniers et enfin Rob. « Qui es-tu ? Que veux-tu de nous ? »
Un sourire insolent se dessina lentement sur les lèvres de Rob. « Mais je suis ton bon parrain, petite grenouille, dit-il. Remercie-moi, grâce à moi, tu as pu surfer et jouer tout ton saoul sur le Net, et faire tout ce qu’on interdit aux enfants sages. Je t’ai donné des avatars intéressants, des trappes pour te faufiler et t’amuser, et, bon d’accord, un ordre de temps en temps. Je suis Rob Falk.
– Tu n’es qu’un pleutre et un meurtrier, accusa Luc. Tu as assassiné Jeremy Savage – ou plutôt, tu as dû ordonner à un de ces voyous de faire le boulot.
– À vrai dire, répondit Rob, mon ami James s’est porté volontaire pour s’en charger. Mais il faut dire qu’il n’a jamais porté dans son cœur les doctrinaires à grande gueule. Surtout les doctrinaires à grande gueule étrangers. »
Luc devint cramoisi. Les veines saillaient sur sa tempe, tout comme les tendons sous la peau de son cou. « Tu ne te rends pas compte de l’erreur que tu viens de commettre ! Mon père est un représentant du gouvernement français ! Il a l’oreille de l’ambassadeur ! Et tu l’as dit toi-même, le père de Serge est l’ambassadeur du Slobodan Narodniy ! Quels que soient tes plans, tu ne pourras pas t’en tirer ! On nous entendra en haut lieu ! Et nos gouvernements exigeront que toi et tes… associés… receviez le châtiment approprié ! »
Matt crut que le jeune Français allait se jeter sur Rob Falk par-dessus la table. En tout cas, James, l’ami de Rob, en était convaincu, car il dégaina un pistolet et le braqua sur Luc, tandis que le dernier garde ceinturait le fils du diplomate.
Mais le visage de Rob était demeuré impavide. Il avait écouté la tirade de Luc comme si l’autre suggérait qu’il risquait de pleuvoir dans la soirée.
« Je suppose que c’est vrai, dit-il enfin. Toute votre fine équipe – si l’on excepte notre ami Matt… vous êtes tous vachement importants…
– Compte là-dessus ! menaça Luc. Nous raconter que…
– LA FERME ! » Les mots claquèrent comme s’ils étaient poinçonnés dans l’acier. L’espace d’une seconde, la haine incandescente que Rob nourrissait pour tous les diplomates flamboya sur son visage et dans ses yeux. Puis, comme s’il avait glissé un masque – ou endossé un avatar – il retrouva l’attitude distante, ironique, qu’il avait adoptée pour parler à ses prisonniers.
« Je suppose que toi et les autres, vous pourriez effectivement raconter à quelqu’un ce qui s’est passé ici, poursuivit Rob, d’une voix douce. Si vous étiez encore en vie… Il leva le vieux pistolet et visa avec soin. Heureusement, le problème ne se posera pas. »