13
Pendant de longues minutes après que Cat Corrigan eut décroché de son Ervé, Matt resta assis sans bouger, roulant dans sa tête des pensées éparses. Extérieurement, il s’était bien gardé de prêter la moindre attention au bijou abandonné dans son espace de travail. La visite de Cat avait-elle été un coup monté encore plus élaboré qu’il ne l’avait cru au début ?
Le Génie s’était-il servi d’elle non seulement pour détourner Matt de l’identité réelle de celui qui l’avait pisté, mais aussi pour créer un piège ?
En ramassant la boucle d’oreille, Matt aurait pu déclencher n’importe quel type de programme.
Le Génie sait blesser les gens en réalité virtuelle.
L’avertissement résonnait toujours dans sa tête emplie de confusion. Toucher cette icône était sans doute aussi peu risqué que d’ôter la goupille d’une grenade.
Oui mais…
Cat n’avait pas eu l’air du genre à se faire la complice d’une telle violence. Il avait vu suffisamment clair au travers de son petit jeu de séduction pour reconnaître qui se cachait derrière. Ne l’aurait-il pas remarqué si elle avait eu l’intention de lui jouer un sale tour ?
D’accord, se dit-il, sarcastique. Tu sais tout de la réaction des jolies filles riches quand elles se retrouvent acculées…
Oui mais…
Cat n’avait pas voulu laisser Jeremy Savage tuer Sean McArdle. Elle avait supplié Matt de l’arrêter – et, plus important, elle l’avait aidé à séparer Savage de l’autre garçon.
Bien sûr, lui rétorqua son détracteur intérieur. Elle a aussi arrosé Camden Yards d’une rafale de balles de mitraillette virtuelles… et blessé Lief.
Oui, elle l’avait elle-même reconnu, mais elle avait également avoué ne pas se douter qu’il y eût autant de gens là-bas en holoprésence, vulnérables à ses balles virtuelles.
La boucle d’oreille pouvait receler un piège mortel… ou bien un message. À lui de le découvrir.
Mais son premier geste fut de déconnecter son ordinateur. Sautant de son siège d’interface, il fonça dans le couloir. Ses parents étaient encore dans le séjour à regarder une holodramatique, une histoire de flics et de voleurs.
« Un problème, fiston ? » demanda son père.
Matt fit non de la tête. « Non, je voulais juste me décontracter un peu. »
Il retourna dans sa chambre, ouvrit la fenêtre et se glissa dehors.
Encore heureux que j’aie une carte de paiement personnelle avec un peu d’argent dessus.
Peut-être qu’il devenait complètement parano. Un coup de fil lui aurait suffi pour obtenir ce qu’il voulait – voire une simple visite en télécom sur le Net.
Mais Matt n’était pas prêt à se confier à la maille de circuits qu’utilisait la majorité des usagers. Pas après qu’on eut envahi son propre système et expédié une Cat Corrigan dans son Ervé personnelle. Matt avait toujours cru avoir relativement bien sécurisé son ordinateur – sans pour autant disposer des trucs hyper coûteux dont pouvaient s’entourer les gens fortunés, ou des programmes gouvernementaux ultra renforcés utilisés par la Net Force.
Contre le Génie, toutefois, ses logiciels de protection s’étaient montrés à peu près aussi résistants que du papier-toilette. Avant de pouvoir réutiliser son système, il tenait à le vérifier pour le nettoyer d’éventuels virus, mouchards, trappes ou pièges.
Puisque le Génie connaissait à présent son identité, il pouvait également mettre sur écoute leur ligne téléphonique. Voire extraire des bases de données bancaires les transactions que Matt effectuait avec sa carte de crédit.
Il était possible qu’il fasse de la parano sur un type qui opérait avec une antiquité achetée en solde. Mais d’un autre côté, il n’avait aucune certitude sur les ressources dont disposait le Génie – ou sur les combines que son adversaire pouvait garder dans sa manche.
Non, se dit-il en sortant de la station de métro pour gagner l’immeuble où logeait David Gray. Il était préférable – et plus sûr – de faire ça de vive voix.
Veine, ce fut la voix de David qui lui répondit à l’interphone dans le hall. « David ? C’est Matt. J’ai des emmerdes… et j’espère que tu pourras m’aider.
– Monte. »
Matt avait préparé son laïus. Dès que David lui ouvrit sa porte, il murmura : « Le type qui téléguide les vandales virtuels s’est introduit dans mon ordinateur.
– Bien sûr, Matt, répondit David, tout haut. Il est dans ma chambre. » Il le précéda dans le séjour, où Mme Gray était en train de regarder une comédie holographique. « Salut, Matt !
– Matt a besoin d’un truc pour le lycée, expliqua David. Ça ne prendra qu’une minute. »
Dans le couloir, David lui parla à voix basse : « T’as du bol que mon vieux soit d’équipe de nuit, ce mois-ci : t’as juste que ma mère sur les bras. » Le père de David était inspecteur de police. « T’aurais eu droit à un interrogatoire en règle, pour savoir pourquoi on ne peut pas faire ce qu’on veut en Ervé. » Il sourit. Tourna la tête vers le séjour. « En plus, c’est son feuilleton favori… Old Friends. »
Ils entrèrent dans la chambre que David partageait avec ses deux petits frères, Tommy et James. Malgré les lits superposés, la pièce semblait toujours encombrée – entre les jouets des gamins et l’ordinateur de David. Pour l’heure, ils étaient en train de se livrer à un bruyant jeu de shoot’em up sur le système de David.
« Dehors ! lança David en indiquant la porte. On a besoin de l’ordinateur pour un petit moment.
– Ouiiiiin ! râla Tommy, dix ans. Juste quand je venais enfin d’atteindre le niveau suivant !
– Ordinateur ! ordonna David. Suspension du jeu. Sauvegarder présente simulation. Enregistrer sous TOMMYRECORD point JEU. »
L’éclatante image holographique sur laquelle avaient joué les gamins s’effaça. « Partie sauvegardée, annonça la machine.
– Eh ! fit Tommy. J’savais pas que tu pouvais faire ça !
– Toi, non, expliqua David à son petit frère. Moi, si. Tu pourras revenir finir ta partie quand on aura terminé.
– Je serai dans les choux, d’ici-là », se lamenta Tommy en se précipitant dehors avec James.
« Elle reprendra au point précis où tu l’as laissée », promit David. Il ferma la porte, jeta un coup d’œil à Matt. « Je ne sais pourquoi t’es pas simplement allé voir le capitaine Winters pour demander aux techniciens de la Net Force de nettoyer ton système. »
David était un pote, mais malgré tout, Matt n’avait pas envie de lui parler de l’invasion de l’Ervé de Sean McArdle – et de l’agression qu’il avait tout juste réussi à éviter. Après tout, le père de David était flic.
« Ça devient de plus en plus bizarre, fut sa seule explication. Il y a peut-être un indice dans mon Ervé, mais je n’ai pas envie de le récupérer si le grand manitou des méchants a les moyens de voir ce que je fais.
– Dans ce cas, je ne vois pas qui peut t’aider à…
– Ton explorateur virtuel, le coupa Matt. Avec tous les logiciels de scan dont tu disposes, j’imagine que tu dois être en mesure de vérifier mon système d’ici. »
La plupart des copains de Matt aimaient bidouiller des petits programmes sympa. Matt avait ainsi dessiné deux voitures de course qu’il avait modifiées et même engagées dans des compétitions virtuelles. David quant à lui avait un autre genre de passe-temps : il développait des modules d’exploration et des engins spatiaux qui fonctionnaient aussi bien que tout ce qu’avait pu produire la NASA – en Ervé, tout du moins.
David parut quelque peu surpris : « J’y avais pas pensé, avoua-t-il. Mais t’as raison. On pourrait essayer de traquer des sources d’émission, des concentrations d’énergie inhabituelles et travailler à partir de là. »
Il ouvrit une boîte de plaques-mémoire neuves et en inséra une vierge dans son ordinateur. « Je vais commencer par faire une copie de ma sonde, ça nous permettra de vérifier qu’elle n’a pas été altérée après avoir exploré ton système. »
Il donna une série d’instructions à la machine, puis se tourna vers Matt, tout sourire : « T’as envie de voir à quoi ressemble ton Ervé, vue de l’extérieur ?
– Je pense que tu t’en tirerais mieux en te bornant à un contrôle par télémétrie. »
L’avertissement de Matt lui fit froncer les sourcils. « Ça sera nettement moins pratique. »
Matt repoussa l’objection : « Ce type peut faire passer un sale quart d’heure aux gens en Ervé. Si jamais il a piégé mon système, je m’en fiche que tu risques ta sonde. T’en as une copie ici. Il indiqua la plaque-mémoire posée sur le bureau. Mais toi, t’as intérêt à rester à bonne distance.
– J’imagine que t’as pas tort », admit David. Il donna de nouvelles instructions à la machine, lançant toute une série de sous-programmes de sécurité. Puis avec un nouveau sourire, il expliqua : « Quand t’as deux frangins un peu trop curieux, t’as vite fait d’apprendre à protéger tes arrières. » Une série d’ordres complémentaires commanda l’affichage d’échelles et de cadrans holographiques pour présenter les résultats de la sonde.
« Et c’est parti », dit David, autorisant l’établissement du protocole de télécommunications.
Matt regarda les afficheurs, mais pour lui, c’était de l’hébreu.
« La bonne nouvelle, annonça David, c’est qu’il ne s’est rien passé. Déjà, ton Ervé ne s’est pas fait atomiser. Il indiqua un cadran. En revanche, on note plusieurs fuites d’énergie vers l’extérieur qui ne devraient pas se produire dans une Ervé bucolique du genre de la tienne.
– Donc, elle est infectée.
– T’avais vu juste. David donna quelques ordres à la sonde. Voyons voir si on peut examiner ça de plus près… »
Il s’interrompit, indiqua un autre cadran. « Waouh ! Autodestruction ! Pas de quoi te blesser, même si t’avais été là-bas. J’ai dans l’idée que ce type veut pas qu’on aille éplucher ses créations. »
Ils passèrent encore un certain temps à nettoyer l’Ervé de Matt d’un ou deux autres jouets du Génie, dont le programme Cheval de Troie qui avait permis à Caitlin Corrigan de s’introduire dans son espace virtuel et d’y laisser ces petits souvenirs.
« Il ne reste plus qu’un élément étranger, annonça David. Une icône posée sur ton plan de travail – un programme qui n’est pas à toi.
– C’est l’indice dont je te parlais. Est-ce que ta sonde peut l’activer ? »
David lança des instructions. Quelques secondes plus tard, il haussa les épaules. « Ça ressemble à un clip vocal de dix secondes. Un message pour toi, peut-être. »
Il continua de lui lancer un regard intrigué. « En tout cas, rien n’a pété, vieux. »
Une demi-heure plus tard, Matt se sentait un peu con, en enjambant la fenêtre pour réintégrer sa chambre.
Mieux vaut prévenir que guérir.
Ressortant dans le couloir, il se rendit dans la cuisine pour boire un verre de lait.
« Toujours au boulot ? demanda son père.
– J’ai presque fini, j’espère. » Il retourna dans sa chambre et récupéra la plaque-mémoire qui contenait tout ce qu’il avait pu recueillir sur les vandales virtuels. Il ressortit la déposer dans le couloir. Puis, il retourna à sa machine et commença à lui donner des instructions. Un modèle réduit de son Ervé se matérialisa au-dessus de son bureau. Matt alla se planquer derrière son lit, le seul élément de mobilier derrière lequel s’abriter… au cas où. Puis il donna l’ordre à la machine d’activer l’icône-boucle d’oreille de Cat Corrigan.
« Matt, faut que je te voie. » La voix de Caitlin était légèrement métallique, à cause du modèle réduit. « Il faut que ce soit en chair et en os. Ni ordinateur, ni téléphone, ni hologramme – et vite. »
Malgré la qualité de reproduction médiocre, on décelait la frayeur dans sa voix.
Impassible, Matt contempla son Ervé élaborée avec tant de soin. Puis il ordonna à la machine d’effacer l’ensemble. Pas simplement de supprimer le fichier, mais de détruire tous les enregistrements de son espace de travail – avec tout ce qui s’y était déroulé.
Le lendemain matin, Matt prit l’autobus d’avant pour aller au lycée. Il savait que Cat Corrigan prenait en général sa voiture, et c’était le cas ce matin. Matt ne put s’empêcher de rire de lui. Il se demanda si on remarquerait ce changement dans ses habitudes… Mais Cat monopolisa toute l’attention en entrant au parking au volant d’une somptueuse Copperhead.
Matt s’y connaissait en bagnoles. Celle-ci devait avoir une bonne trentaine d’années. Mais elle était rapide – plus rapide que la plupart des autres véhicules garés ici. Et, il devait le reconnaître, elle avait une sacrée ligne. Mais elle ne lui semblait pas vraiment coller à la personnalité de Cat.
En tout cas, elle avait réussi à détourner l’attention de Matt. Mais elle avait en même temps attiré tous les fondus de belle mécanique. Matt avait espéré pouvoir lui toucher deux mots en vitesse avant l’heure de perm’.
Au lieu de cela, il se retrouva à poireauter en bordure d’une foule d’admirateurs.
Par la suite, il lui sembla que leur emploi du temps prenait un malin plaisir à les empêcher même tout simplement de se croiser. Si Matt apercevait Caitlin pendant la cohue d’un interclasse, elle était en général à l’autre bout du couloir, et fonçait dans la direction opposée.
Il espérait encore avoir une chance de la retrouver à la cantine, mais quand elle entra dans le réfectoire, Sandy Braxton s’y pointa au même moment. « Eh, Matt ! Grande nouvelle ! Mon père a des amis spécialisés dans les reconstitutions de batailles historiques ! »
Au cours de ses recherches, Matt avait lu plusieurs articles sur des associations d’amateurs qui se réunissaient, habillés en uniformes de la guerre de Sécession, pour se rejouer les batailles du passé. Comme c’était dans le nord de la Virginie que s’était déroulé l’essentiel des campagnes durant la guerre, il n’était pas surprenant que plusieurs de ces clubs se trouvent dans la région de Washington.
En d’autres circonstances, sans doute aurait-il prêté une oreille plus attentive aux explications de Sandy. Mais là, il aurait voulu que le sol s’entrouvre sous les pieds de cet idiot. Il l’empêchait de rejoindre Cat Corrigan.
« Bref, ils ont des tas d’holos de leurs batailles. En fait, ils se trouvaient en Pennsylvanie et ils ont monté une reconstitution de la charge de Pickett…
– Hmm », fît Matt, inspiré, en cherchant à contourner l’importun. Caitlin allait lui passer sous le nez !
Elle portait une sacoche bourrée de plaques-mémoire et de notes manuscrites. Lorsqu’elle les dépassa, un bout de papier s’en détacha.
Un billet ?
Matt avançait déjà la main mais Sandy l’intercepta avant lui.
« Eh, Caitlin ! T’as perdu ça ! »
Cat se retourna et lança à Matt un regard agacé, genre "termine-moi ce programme ! "
Sandy déplia le papier, le lut. « Un concert de guitare classique ! Qui assiste à des trucs pareils ? »
Elle roula des yeux, genre cent pour cent Lite. « Oh, je sais ! J’ai foutu le bordel dans mon tampon d’impression, et c’est ce que m’a sorti l’imprimante… »
Tout en parlant, elle avait récupéré la feuille et l’avait roulée en boule, tout en lançant à Matt un regard insistant.
Matt regarda la boulette atterrir dans une poubelle.
Il s’en approcha, une fois qu’il eut réussi à se débarrasser de Sandy Braxton.
Veine, il parvint à la récupérer avant que quelqu’un ait balancé dessus un plateau de chili con misterioso carne.
Durant tout le repas, la petite boule de papier lui parut peser des tonnes au fond de sa poche. Après déjeuner, il alla se mettre sous un arbre et défroissa la feuille.
D’un côté, c’était un tract du club de musique du lycée, annonçant un récital de guitare classique, ce même après-midi.
L’autre côté était vierge.
Matt fronça les sourcils. Était-ce un code ? Un message écrit à l’encre sympathique ? Il se rappela un truc lu dans le temps, une histoire de jus de citron…
Il appuya la nuque contre l’écorce rugueuse. Non, le message lui crevait les yeux : quel meilleur endroit pour un rendez-vous ? Le récital devait se tenir dans l’auditorium, une salle vaste et sombre. Et des guitares classiques n’avaient pas besoin d’amplification électronique ou de traitement informatique. Juste de bons vieux doigts, de bonnes vieilles oreilles… impec !
Matt arriva à l’auditorium tout essoufflé et légèrement à la bourre. Il se glissa à l’intérieur et resta debout au fond de la salle, le temps que ses yeux s’habituent à l’obscurité. Sur scène, une fille appliquée était assise sur un tabouret dans un halo lumineux et ses doigts volaient sur les cordes, emplissant l’air d’un rythme complexe.
Où était Caitlin ?
Le morceau s’acheva, et une chevelure dorée apparut soudain devant les yeux de Matt quand Caitlin se leva de son fauteuil au dernier rang. Elle applaudit et alors que l’interprète quittait la scène, Caitlin sortit en frôlant Matt au passage.
D’une main experte, elle lui avait glissé un autre billet dans sa poche de chemise. Puis, sans même paraître l’avoir vu, Caitlin quitta l’auditorium.
Matt se laissa tomber dans un fauteuil, croisa les bras sur la poitrine… et sortit discrètement le billet. Il attendit avec impatience la fin du morceau suivant – en l’occurrence, il lui parut durer une éternité – pour enfin quitter l’auditorium à son tour.
Il se rendit aux vestiaires, ouvrit la porte, étala le billet au-dessus de ses bouquins. Le message était bref :
SHERIDAN CIRCLE
15h30
Il connaissait l’endroit : c’était l’un des nombreux ronds-points entourant Washington. Ça faisait une sacrée trotte depuis Bradford. Il regarda sa montre. Il avait intérêt à se magner s’il voulait y être à quinze heures trente !
Matt y parvint avec à peine trente secondes de marge. Il parcourut du regard ce coin chic. Plusieurs pays y avaient leur ambassade. Si jamais l’un des vandales virtuels venait à le repérer…
Une seconde plus tard, Matt comprit pourquoi Caitlin était venue au lycée avec la Copperhead. La silhouette caractéristique de l’automobile classique se détacha dans le flot de la circulation. Caitlin freina, Matt sauta à bord, et elle redémarra en trombe, sortant du rond-point pour emprunter Buffalo Bridge et gagner Georgetown, sur la rive opposée du Potomac.
Pilotant sans un mot, la jeune fille traversa les artères de la ville et s’engagea sur une autoroute.
« Eh bien ? dit enfin Matt. Je croyais que tu voulais me parler.
– Nous – enfin, les gars et moi – on n’est censés se retrouver que via le Net. Prétendument pour des questions de sécurité – si personne ne nous voit ensemble, on ne pourra pas faire le lien entre nous. Elle lui jeta un regard. Mais je commence à penser que c’est plutôt pour mieux nous contrôler.
– Donc, t’as eu envie d’enfreindre les règles, et tu m’as choisi parce que je ne risque pas de te balancer… je n’ai personne à qui m’adresser. »
Cat se mordilla la lèvre inférieure. « Je… je voulais t’expliquer certains trucs. Peut-être que tu nous prends pour des enfants gâtés… des gosses de riches qui vivent dans le luxe. Laisse-moi te dire un truc : après ta dixième soirée d’ambassade, toutes commencent à se ressembler. Tu finis… comment dire, tu finis par t’ennuyer. »
Elle poursuivit, regardant la route devant elle. « Ce n’est pas comme si on avait une vraie vie de famille. Du plus loin que je me souvienne, mon père a toujours couru par monts et par vaux. Je ne les vois quasiment jamais, lui ou maman. Pour Luc… j’ai parfois l’impression que ses blagues sont le moyen qu’il a trouvé de forcer ses parents à admettre qu’il est vivant. Si Gerald a échoué ici, c’est parce qu’il s’est fait virer d’un paquet d’internats privés en Angleterre. Quant à Serge… il déteste son père pour avoir fait de la politique. Elle lui a permis de devenir ambassadeur, mais elle a également causé la mort de sa mère lors du dernier conflit dans les Balkans.
– Pauvres petits fils de riches, c’est ça ?
– Pauvres, je sais pas, cons, sûrement, rectifia Cat, amère. Blasés, révoltés… et voilà qu’on nous offre l’occasion d’extérioriser nos fantasmes, comme dans une bande dessinée. Avec une identité secrète et tout le tremblement…
– Sauf que vous n’étiez pas les superhéros mais les méchants.
– Arrête ta rengaine ! On a juste saccagé deux ou trois Ervés. Quiconque à deux onces de cervelle fait des sauvegardes sur plaque-mémoire. Les tag-gaurs dans le temps ont commis plus de dégâts que nous…
– Et les blessés ? »
Elle se tassa légèrement dans son siège. « C’est le côté sombre de la fantaisie. » Elle se tourna de nouveau vers Matt, comme pour le supplier de comprendre. « Quand tu es riche et jolie, des tas de gens veulent te rendre des services. Je n’ai jamais vu le piège… les autres non plus, d’ailleurs. Serge et le Sauvage furent abasourdis quand ils s’aperçurent qu’ils pouvaient tabasser les gens en Ervé… franchement, ça les a fait disjoncter.
– Pas besoin de me le dire : j’ai vu ce que le Sauvage a fait subir à Sean McArdle.
– Ce n’est pas le vrai Jeremy. Il se sert de ses poings parce que c’est le seul moyen qu’il connaisse pour se battre contre le piège où on est tombés.
– Un piège ?
– L’individu qui a monté notre petit jeu nous a en même temps monté un traquenard. On nous fait chanter, Matt. Pour chaque trappe d’accès qu’on laisse derrière nous après nos visites, on en pose deux autres qu’on n’a pas le droit d’employer.
– Comment ça, pas le droit ? »
Caitlin répondit, d’une voix tendue : « On nous interdit, serait le terme plus approprié. Je ne sais pas à quoi elles servent au juste, mais Jeremy a enfreint une règle essentielle en nous amenant dans l’Ervé de Sean McArdle. »
Ils approchaient d’une sortie proche de chez Matt. Caitlin changea de file et quitta l’autoroute. Elle roula jusqu’au deuxième carrefour, puis se gara. « Si je t’ai raconté tout ça, c’est parce que tu n’es pas encore trop mouillé. Tu peux encore t’en tirer. Il te suffit de rentrer chez toi et d’oublier qu’on a existé.
– Peut-être que je pourrais vous aider, rétorqua Matt. Sais-tu qui vous donne les ordres ? »
Caitlin lui indiqua la portière. « Rentre chez toi,
Matt, c’est tout. Et sois prudent. »
***
Matt grignota au dîner ce soir-là.
« Tu ne devais pas avoir une réunion avec tes Explorateurs de la Net Force, ce soir ? » lui demanda sa mère à la fin du repas.
Matt acquiesça. Les Explorateurs tenaient une réunion virtuelle chaque mois, soit sur le nœud de communication régional, soit sur le site plus spacieux du forum hébergé par le serveur de la Net-Force à Washington. Matt n’était pas vraiment d’humeur à y aller… puis il repensa au Génie. Si le personnage mystérieux le surveillait, la dernière place où il désirait être repéré serait bien un site de la Net Force.
« Non, je crois pas que je vais y aller, m’man.
– Trop fatigué ? s’enquit son père. Peut-être que tu te surmènes, à aider ton camarade à rédiger son mémoire.
– Non, non, ça va », dit Matt, en débarrassant la table.
On sonna à la porte, et une seconde plus tard, son père entra dans la cuisine, un demi-sourire aux lèvres. « T’as de la visite. Tu ferais mieux de sortir tes mains de l’eau de vaisselle… c’est une jeune demoiselle. »
Intrigué, Matt se rendit dans l’entrée… pour découvrir Cat Corrigan en grande conversation avec sa mère.
« J’espère que je ne te dérange pas en débarquant ainsi à l’improviste…
– N-non, pas du tout… Tu veux qu’on aille faire un tour ?
– Volontiers.
– Pas trop tard ! » avertit maman.
Dès qu’ils se furent éloignés de quelques pas, Caitlin laissa tomber le masque de visiteuse polie. Elle lui jeta un regard éperdu. « T’as dit que tu voulais nous aider. Je ne sais pas ce que tu peux faire… et même si on peut faire quelque chose…
– Pour… ?
– Pour Jeremy, répondit Caitlin d’une voix rauque. Il est mort… Écrasé par une voiture, il y a une demi-heure. »