1.
Le bleu du ciel d’avril était immaculé, rayé seulement par la mince traînée blanche des réacteurs d’une navette hypersonique filant à haute altitude. Assis dans son fauteuil du stade de Camden Yards, Matt Hunter leva la tête pour la contempler en plissant ses yeux noisette. Devrait pas tarder à basculer sur ses moteurs-fusées, estima-t-il.
Un coup de coude dans les côtes ramena ses pensées sur Terre. C’était Andy Moore qui râlait : « Beau boulot pour ces sièges, petit génie… J’ai comme l’impression qu’on va rissoler sur place, en plus. » Le blond passa une main sur la peau claire de son front. « Quelqu’un a pensé à l’écran total ?
– Faut pas s’adresser à moi, gamin. » David Gray remonta ses manches de chemise pour révéler ses bras noirs et musclés. « Moi, mon écran total me vient de mes ancêtres africains. » Il se trémoussa néanmoins sur son siège. « On aurait pu imaginer qu’avec tout ce boulot de rénovation, ils auraient pensé à capitonner les sièges… »
Lief Anderson se cala contre l’assise du sien. « Moi, là où je suis, je n’ai pas à me plaindre. » Matt lança un coup d’œil à son copain. Le siège qu’il semblait occuper était en fait vacant : la place était prise par un hologramme.
Lief était en réalité assis dans l’appartement familier à New York, sans doute avachi dans un luxueux (et très confortable) siège d’interface électronique. Des implants glissés sous la peau le connectaient au Réseau mondial, rendant son image visible ici même à Baltimore, tout en lui permettant de vivre tout ce qui se déroulait dans le stade à près de 300 kilomètres de chez lui.
« Tu ferais bien de peaufiner l’accord de ta sim, Anderson, plaisanta Matt. Sinon, tu risques de ne pas capter un seul home run(4). » Il se tourna vers ses autres copains, réels ou holographiques, avec un haussement d’épaules gêné. « Eh, c’est que le premier match à domicile des Orioles pour la saison. J’ai pas pu dégoter de meilleures places… »
Il se dandina sur le siège inconfortable des gradins. Après tout, n’importe quelle place valait le coup pour le spectacle auquel ils s’apprêtaient à assister – et il ne pensait pas au match de base-ball. C’est que Matt et ses amis se passionnaient pour tout ce qui touchait à l’informatique. Ils étaient fascinés par ce Réseau mondial qui pilotait désormais presque toute la planète, mais aussi par la Net Force, l’organisation chargée d’en assurer la police. Raison pour laquelle Matt, Lief, Andy, David et les autres s’étaient engagés dans le corps des Explorateurs, les jeunes auxiliaires de la Net Force.
Se faire admettre n’avait pas été une sinécure – ils avaient dû survivre à un stage d’entraînement digne des recrues des Marines. (Rien d’étonnant, songea Matt, la Net Force étant issue de ce corps.) Mais ils en avaient appris infiniment plus en informatique que n’importe où ailleurs. Dans un monde où le maniement d’un ordinateur était devenu aussi banal que celui d’un interrupteur électrique, Matt et ses amis savaient, eux, comment fonctionnaient ces boîtes magiques.
S’ils avaient tenu à assister à ce match, ce n’était pas pour la qualité des sièges ou des équipes en compétition, mais tout simplement pour le stade proprement dit. Camden Yards avait été rénové de fond en comble, et doté d’un formidable système informatique permettant de l’intégrer à une Ervé, un simulateur holographique de Réalité Virtuelle. Bon nombre de stades déjà étaient équipés de projecteurs holographiques intégrés aux sièges. Mais ici, c’était l’ensemble du terrain qui tenait lieu de fond de décor à grande échelle.
Lief se redressa légèrement dans son siège alors que les deux équipes en compétition terminaient leur échauffement.
« Et c’est parti… » lança-t-il.
La voix du speaker résonna dans tout le stade. « Bienvenue au premier match à domicile des Orioles pour cette saison 2025. Mais nous avons bien plus qu’un grand match à vous offrir aujourd’hui… Car vous allez pouvoir réellement vivre un tour de batte dans le temple du base-ball, grâce à notre tout nouveau système d’Ervé. Certaines des plus grandes stars de tous les temps, les plus fantastiques cogneurs de l’histoire du base-ball vont entrer dans la cage du batteur pour affronter un champion des lanceurs et une défense de rêve. Est-ce que la force brute du batteur peut surpasser l’adresse au lancer ou à la réception ? C’est ce que nous allons découvrir ! »
Un bref instant, une ombre parut tomber sur le stade alors que les derniers joueurs présents physiquement s’éclipsaient au petit trot. Puis, dix-huit silhouettes fantomatiques se matérialisèrent de chaque côté, dans l’abri des joueurs. Elles arboraient une variété de maillots, tous démodés aux yeux de Matt – certains appartenant même à des équipes aujourd’hui disparues.
Certains de ces joueurs virtuels saluèrent la foule en agitant la main ou en ôtant leur casquette. Lief Anderson applaudit, siffla. « Rien n’est pré-écrit, expliqua-t-il. Tout est généré de manière aléatoire par les ordinateurs du système, à partir des statistiques de chacun des joueurs dans les divers compartiments du jeu : frappe, lancer, réception, et jusqu’à leur façon de réagir face à leurs supporters.
– C’est qui, le gros, dans l’équipe des cogneurs ? » demanda Andy Moore.
Lief le dévisagea comme s’il avait roté en plein service religieux. « C’est Babe Ruth. Le Babe Ruth de 1927 – l’année où il a réussi 60 points en touchant toutes les bases. Et un peu plus loin dans la file, c’est Ty Cobb. Il a touché la base plus de quatre mille fois durant sa carrière – et je crois que c’est le joueur qui a eu le plus de bagarres avec des supporters.
– J’espère que t’as une base de données qui te souffle tout ça à l’oreille, nota Matt, parce que si tu te crames les neurones à accumuler des statistiques sportives vieilles d’un siècle… »
Lief se contenta de sourire. « Si tu regardes d’un peu plus près cette brochette de champions, tu pourras remarquer qu’au moins la moitié porte le maillot d’équipes de New York – les attaquants ont Ruth et Lou Gehrig des Yankees, Frankie Frish de l’ancienne équipe des New York Giants, quant à Don Drysdale, il était chez les Brooklyn Dodgers. Les défenseurs ont Joe DiMaggio et Bill Dickey des Yankees, Keith Hernandez des Mets, plus Willie Mays et Christy Mathewson des Giants. Tous ont joué pour ma ville natale !
– La mégatasse, dit Matt, rien que pour embêter son copain. Pourquoi sont-ils allés déterrer ces croulants ?
– Il y avait une limite : aucun joueur ne devait avoir pratiqué au cours de ce siècle, répondit Lief. Certains ont joué dans les années 1980, comme Ozzie Smith, Mike Schmidt ou Johnnie Bench. Keith Hernandez a même joué dans les années 90. »
Rire de Matt. « Moi, ce qui m’intéresse, c’est de voir comment ils jouent maintenant. »
La sélection de défenseurs prit place sur le terrain tandis qu’un des batteurs, un type portant le maillot de Philadelphie, s’installait sur le plateau.
« Un avantage des joueurs informatiques, plaisanta David Gray, c’est qu’ils ont pas besoin d’échauffement.
– Tout juste, rigola Lief. Et que ce soit un lancer, un renvoi, une frappe ou un coup faux, on le verra parce que le numéro du joueur a été tiré par les ordinateurs. » Il s’avança sur son siège, impatient, et cria : « Allez, Mike ! »
Puis, avec un coup d’œil à Matt, il expliqua : « Mike Schmidt. Un client sérieux. »
Christy Mathewson l’élimina en trois frappes. Vint ensuite Ty Cobb, qui réussit à son premier coup. Lou Gehrig suivit avec un lancer tendu, rattrapé par un plongeon de Roberto Clemente.
Babe Ruth était le dernier batteur dans l’équipe attaquante. Il était fameux pour sa posture curieuse, la batte négligemment posée sur l’épaule. C’est ainsi qu’il se présenta, alors que le grand Mathewson lui faisait filer deux balles sous le nez.
« Dis donc, ton Babe, il est resté baba, nota Matt.
– Attends voir ce qu’il va nous sortir », répondit Lief.
Le Babe Ruth virtuel sortit tranquillement du plateau, ôta la batte de son épaule et, sans se démonter, se tourna vers les gradins pour indiquer un point hors de l’aire de jeu.
Lief éclata de rire. « C’est un geste célèbre. Le Babe montre où il compte expédier la prochaine balle. »
Mais à cet instant, tout en haut des gradins de la travée centrale, quatre individus se levèrent. Comme s’ils avaient attendu le signal de Babe Ruth.
Matt se demanda comment il avait pu ne pas les remarquer plus tôt. Le quatuor était habillé d’une manière au moins aussi datée que les maillots des joueurs holographiques. On aurait dit en fait des personnages sortis d’un ces antiques ciné-films en noir et blanc, ces trucs en 2D d’avant l’ère holomédiatique.
Trois de ces zèbres étaient des hommes, vêtus de costumes rayés et coiffés de chapeaux à large bord. Le quatrième personnage était une blonde canon, en jupe longue et chandail vieux-jeu, un petit béret sur la tête.
Le plus grand des hommes du petit groupe tendit à son tour le doigt vers Babe Ruth. « Oh, arrête donc ton cinéma,’spèce de grosse limace ! »
Matt fronça les sourcils, tandis que Lief se levait pour essayer de mieux distinguer ces perturbateurs.
Ty Cobb sortit du terrain au galop, tout en les abreuvant d’insultes. Pourtant, sa voix était presque inaudible.
« Y a quelque chose qui cloche, s’étonna Matt. On devrait pouvoir entendre ce qu’il raconte, ce mec. »
Pourtant, c’était la même voix railleuse qui continuait de se réverbérer dans les tribunes, comme si la haute silhouette dans les gradins avait, d’une manière ou d’une autre, réussi à monopoliser la sono. Or, c’était impossible… quoique ?
Matt n’était pas au bout de ses surprises. Ce que firent ensuite les quatre dans les gradins était to-ta-le-ment impossible. Ils passèrent la main sous leur siège et exhibèrent des armes – lourdes, imposantes… et, assez bizarrement, aussi antiques que les tenues qu’ils arboraient.
Matt n’avait vu de mitraillettes Thompson qu’en holos. C’étaient de redoutables machines, lourdes et encombrantes. Mais à voir les quatre dans les tribunes les manier, elles semblaient légères comme des plumes. Il les entendit crépiter quand les intrus se mirent à arroser le terrain, fauchant les joueurs holographiques.
Joe DiMaggio ne pouvait pas courir plus vite qu’une balle de mitraillette. Willie Mays et Roberto Clemente non plus. Ty Cobb tomba à son tour. Le plus grand des agresseurs ignora les cibles les plus proches, plus faciles. Il se concentra sur Babe Ruth, aligna le joueur des Yankees et l’envoya valser en une danse de mort sans grâce.
Un rire rauque résonna dans le stade. « Trop facile ! hulula le grand type. La cible était trop grosse ! »
Ce devait être des personnages holographiques, se dit Matt. Le chargeur circulaire de ces mitraillettes ne pouvait pas contenir plus de cent balles. Et ils avaient déjà dû en tirer au moins le double.
Holos ou pas, ils avaient fait se vider les gradins. Un immense vide en V s’était formé après que les spectateurs, réels ou virtuels, eurent déserté les sièges pour s’écarter de la ligne de mire. Une foule terrorisée encombrait escaliers et passages, se battant pour fuir.
Les lèvres de Matt dessinèrent un rictus méprisant au spectacle de cette foule piétinante. « Un de ces idiots va bien finir par se rompre le cou en voulant fuir ce petit spectacle laser… »
Puis il remarqua les silhouettes immobiles affalées à leur place à l’intérieur du triangle de la mort. Il se retourna, soudain inquiet. « Lief… » Mais son ami avait escaladé son siège pour mieux voir le chaos dans les tribunes. Il était toujours juché là-haut, cible idéale, lorsqu’une balle holographique lui transperça la poitrine.
Lief bascula, les yeux écarquillés, la bouche déformée par un cri silencieux. Il atterrit sans bruit sur le béton – pas très réaliste, se prit à penser Matt. Mais avec tout ce grabuge, le système d’Ervé du stade était sans doute surchargé.
Il écarta toutefois cette réflexion pour mettre un genou en terre tout en hurlant : « Les spectateurs virtuels, débranchez-vous ! Tirez-vous de là ! »
Les images holographiques de plusieurs de ses amis, ainsi qu’une bonne partie des inconnus situés à portée de voix, s’évanouirent en un instant. Matt le remarqua à peine. Toute son attention était à présent consacrée à son ami Lief abattu. On ne voyait nul impact de balle, nota-t-il avec un soupir de soulagement. Mais Lief n’était manifestement pas en bon état. Ses traits étaient cireux, il était blanc comme un linge. Ses yeux grands ouverts regardaient dans le vide, sans le moindre signe de conscience. Les pupilles étaient rétractées.
Matt reconnut les symptômes : ceux d’un état de choc. Une réaction courante à un traumatisme physique ou mental. Mais aussi la conséquence d’un problème nerveux à la suite de la défaillance d’un implant électronique.
L’entraînement de base des Explorateurs de la Net Force incluait un cours complet de secourisme. Mais Matt était impuissant à secourir son ami : Lief n’était pas là, il était à 300 kilomètres. Il ne pouvait même pas tâter son pouls via la liaison virtuelle défaillante.
Il plongea la main dans sa poche-revolver, sortit son portefeuille. Feuilletant carte d’identité et carte universelle de crédit, il parvint au calepin électronique intégré qu’il ouvrit. Il l’alluma, activa l’option « téléphone ». Le circuit reconfigurable bascula sur le format téléphone mobile, préenregistré dans la mémoire intégrée au polymère rigide.
Matt marmonna une brève prière tout en portant l’étui à son oreille. Il entendit la tonalité ! Il avait redouté qu’avec cette pagaille informatique dans le stade, il ne parvienne même pas à obtenir une communication.
Chaque chose en son temps. Matt composa l’indicatif de l’est de Manhattan, puis le numéro personnel de Lief. « Allez, réponds ! » supplia-t-il, les oreilles assourdies par la friture électronique. Enfin, la connexion s’établit – mais il n’y avait personne au bout du fil.
« Votre appel n’a pu aboutir », lui ronronna au creux de l’oreille une agréable voix féminine. C’était la messagerie vocale de l’ordinateur personnel des Anderson, qui lui présentait un choix d’options.
Matt coupa la communication, attendit la tonalité, composa un autre numéro. Celui-ci était plus bref : c’était l’indicatif de la zone urbaine de New York suivi du 911, le numéro du SAMU.
« Les urgences, répondit la voix électronique.
– Urgence médicale », annonça Matt, en tâchant de détacher les mots. Il donna l’adresse et le numéro d’appartement de Matt. « La victime est seule et en état de choc – dégâts possibles à l’implant électronique subdural, et blessures neuronales. » Sa voix s’étrangla. Quelques minutes plus tôt, à peine, il se moquait encore de le voir cramer ses neurones à engranger des tonnes d’informations inutiles. Si jamais ce qui venait de se passer avait occasionné des dégâts sérieux, il pouvait bel et bien avoir perdu des cellules nerveuses.
Lief n’avait toujours pas bougé ou parlé. Son image holographique devint floue, puis disparut, sous l’œil inquiet de Matt.
Une voix humaine remplaça l’interface électronique, pour lui demander un complément d’informations. Matt fît son possible pour y répondre, en précisant un point susceptible d’accélérer les secours : « Lief est membre des Explorateurs de la Net Force, tout comme moi. » Puis il énonça son matricule, et le numéro de son portaphone.
Voilà tout du moins qui permettrait d’aider Lief, se dit-il en coupant la communication. Puis il composa le numéro d’urgence local. La police de Baltimore devait sans doute être harcelée déjà de centaines d’appels à la suite de cet incroyable attentat virtuel, mais un de plus ne ferait pas de mal. Peut-être que ce serait justement celui qui convaincrait les flics du coin qu’il ne s’agissait pas de quelque monstrueux canular.
Matt se retrouva en train de répéter son compte rendu à une boîte vocale électronique. Évidemment : les services d’urgence devaient être submergés d’appels. Il essaya de se montrer bref et concis, mentionna les Explorateurs de la Net Force, puis coupa la communication.
Avait-il raté quelque chose alors qu’il tâchait d’obtenir des secours ?
Les quatre affreux se tenaient toujours en haut des gradins et continuaient d’arroser gazon et tribunes à la mitraillette. Matt ressentit une légère nausée quand une balle imaginaire lui transperça le bras, mais il semblait que l’attaque virtuelle ne pouvait toucher que les spectateurs tout aussi virtuels, bloqués à l’intérieur du système de simulation électronique du stade.
Des silhouettes cuirassées apparurent soudain au milieu des gradins désertés.
Des éclaireurs de la police, devina Matt, surgis sous forme holographique pour voir de quoi il retournait.
Ignoraient-ils les holoprojectiles ? Peut-être s’imaginaient-ils que leur armure virtuelle les protégerait… ce en quoi ils avaient tort.
Plusieurs observateurs s’effondrèrent, puis tous devinrent flous et disparurent.
Matt entendit des sirènes converger vers le stade, tandis que des hélicos de la police apparaissaient dans le ciel.
Le rire du grand gangster résonna sur le terrain de jeu désormais presque vide. Il braqua sa mitraillette virtuelle vers les cieux, mais les balles holographiques étaient sans effet contre le matériel bien réel de la police.
« Très bien », aboya dans la sono la voix du tireur en costume rayé. « Le spectacle est terminé. »
Son rire et le crachotement de sa mitraillette s’interrompirent soudainement, comme tranchés au couteau.
La plupart des spectateurs autour de Matt étaient accroupis ou tapis derrière la maigre protection des travées. Mais Matt Hunter se redressa pour dévisager, l’air mauvais, le quatuor à la mise étrange qui avait réussi à provoquer tant de dégâts en l’espace de quelques minutes.
Et puis les intrus disparurent, sans même un éclair ou une ombre pour marquer leur départ.
Matt ignorait qui ils étaient, mais ils devaient être épaulés par un système haut de gamme : c’est ce qui s’appelait filer sans laisser de trace.