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Après avoir pris congé du capitaine Winters, Matt revint à son ordinateur. Il avait l’impression que le sol venait de se dérober sous ses pieds. Même si le capitaine n’avait pas suivi son hypothèse selon laquelle les vandales virtuels étaient de riches oisifs, Matt savait bien qu’il avait raison.
Après tout, il avait démasqué Cat Corrigan et démontré qu’elle était impliquée. Il était à peu près certain que Gerald Savage était lui aussi un de ces agitateurs déguisés derrière leurs avatars. Et il avait en réserve un certain nombre de suspects parmi les rangs serrés de fils de diplomates vivant dans le District fédéral.
Alors pourquoi une bande de gamins qui ont pratiquement tout pour eux iraient manigancer leurs crimes en recourant à des programmes d’entrée de gamme ?
Ça ne tenait pas debout.
Fermant les yeux, Matt essaya de se remémorer l’environnement délirant qui servait d’Ervé à Caitlin Corrigan. Le moindre élément puait le fric. Il ne pouvait pas dire pour la salle blanche où il s’était rendu avec Caitlin pour rencontrer le reste de la bande. Mais les avatars qu’ils avaient utilisés pour dissimuler leur identité étaient incontestablement coûteux – conception professionnelle, simulations très haut de gamme. Les petits journalistes scolaires que Matt avait concoctés étaient simplistes comparés aux personnages employés par ces types. Mais cela dit, ses créations à lui n’avaient pas non plus besoin de se métamorphoser en mousquetaires super cools.
Non, décidément, ça ne tenait pas debout.
Ce programme cradingue pouvait-il relever d’une autre forme de camouflage ? Une tentative pour dissuader les enquêteurs d’aller fouiner du côté de la jeunesse oisive et dorée ? Le coup avait apparemment réussi avec le capitaine Winters. Il cherchait un Américain travaillant sur un système complètement dépassé.
Auquel cas, celui ou celle qui avait concocté les logiciels utilisés par les vandales virtuels devait être un incroyable génie. Il lui avait fallu réussir à se passer de machines dernier-cri et créer des programmes capables de tromper la technologie la plus récente, tout en recourant à du matériel et des outils que la plupart des gens estimeraient bons à jeter.
Il demeurait toutefois un mystère autour de ce génie hypothétique jouant le misérabilisme : c’est que les membres du groupe continuaient de recourir à leurs avatars hyper coûteux pour aller commettre leurs frasques virtuelles. Les sims derrière lesquelles ils s’étaient planqués à Camden Yards étaient tout sauf des déguisements crades torchés à la va-vite.
Matt soupira. Encore une belle théorie bonne à flanquer à la poubelle.
Pouvait-il exister une raison pratique d’utiliser un matos que n’importe qui dans ce pays classerait dans les antiquités ? Certains Européens s’avéraient très radins quand il s’agissait de renouveler le matériel.
Dans son Cours d’introduction à l’informatique, Matt se souvenait d’avoir lu que certains systèmes d’exploitation étaient encore utilisés sur des ordinateurs européens plusieurs années après leur disparition aux États-Unis. Peut-être que Gunther Mohler avait appris l’informatique sur un système obsolète. Ou Serge Woronov. Matt savait qu’il y avait des tonnes d’équipement dépassé dans les Balkans. Des tas d’ordinateurs militaires, abandonnés par les diverses troupes de maintien de la paix qui avaient servi là-bas depuis des décennies.
Toutefois, cela voudrait dire que Gunther ou Serge étaient des crypto bidouilleurs. David Gray pouvait-il les avoir oubliés dans son recensement ?
Il n’y avait qu’un moyen de le savoir. Matt se tourna vers sa machine et envoya un message à David :
On a deux candidats éventuels, qui ne parlent pas anglais. Faudrait savoir le niveau de leurs connaissances en informatique.
Il joignit à sa réponse le fichier transmis par Andy et attendit la réponse de David.
Quelques minutes plus tard, son ordinateur bipa. Le message de David était bref :
Les gars du Slobodan Narodniy sont un rien paranos question sécurité informatique. Quant aux ordinateurs teutons, eh bien, mieux vaut pas chercher à savoir comment le fichier suivant est parvenu entre tes mains…
Matt écarquilla les yeux de surprise quand il entama la lecture du fichier joint à la réponse. On aurait dit une sorte de formulaire. L’entrée Nom était suivi de « Mohler, Günther ». Puis venait Adresse avec deux réponses, dont une assortie d’un code postal du sud-ouest du District fédéral.
Plus il avançait dans sa lecture, moins le fichier était compréhensible. Il était rédigé dans une langue étrangère – sans doute de l’allemand – et allait nécessiter une traduction.
« Ordinateur. Traduction automatique », ordonna Matt. À mesure que le contenu du fichier se déroulait, il se mit à siffler doucement. D’une manière ou d’une autre, David avait réussi à s’infiltrer dans le système informatique de l’ambassade d’Allemagne pour y récupérer la fiche personnelle de Günther Mohler !
Le fichier était absolument complet. On avait même droit à son dossier scolaire depuis la maternelle. Matt soupira en notant qu’il avait tout juste la moyenne en Initiation à l’Informatique – le b. a. ba de la programmation. Mohler lui apparaissait de moins en moins comme ce mystérieux génie qu’il essayait vainement de traquer.
Bien sûr, un génie de la bidouille n’aurait aucune difficulté à modifier des archives informatiques, s’avisa Matt. Mais pourquoi Günther irait-il suspecter quiconque de venir fouiner dans ce fichier ?
Matt le parcourut jusqu’au bout, progressant au rythme de la traduction. Il ne put s’empêcher de sourire devant certains drôles de mots allemands… Un, par exemple : Krankenhaus. Qu’est-ce que ça pouvait bien vouloir dire ?
Il regarda le programme de traduction ruminer ce passage, transformant les mots allemands en anglais. Il s’avéra que la section avait trait à la santé de Günther. « Krankenhaus » signifiait hôpital. Günther avait été hospitalisé d’urgence à la suite d’une crise d’appendicite aiguë.
Matt plissa les yeux en relevant la date : Günther était en salle d’opération à peu près au moment où les vandales virtuels semaient le chaos à Camden Yards.
« Bon, grommela-t-il, il semblerait que Günther ne puisse pas être le Génie… ni non plus un des vandales. »
Renfrogné, il se laissa aller dans son fauteuil d’interface, ferma les yeux, laissa ses implants reprendre la main. Un instant plus tard, il dérivait dans les airs, devant la dalle flottante de son espace de travail virtuel. Une chance qu’il ait fini ses devoirs. Il y avait de la migraine en perspective s’il voulait transformer en plans concrets les vagues idées qui flottaient dans sa tête.
* * *
Matt travailla toute la soirée, avec juste une brève pause pour le dîner et la vaisselle. Il était presque vingt-deux heures quand il s’estima prêt. C’est avec des nœuds dans l’estomac que, flottant dans son Ervé, il contempla une dernière fois la liste d’icônes de programmes alignées sur la dalle de marbre. D’un côté, le pion enflammé du programme d’avatar de Lief, avec l’éclair qui devait l’emporter sur le Net. Puis l’ensemble des programmes sur lesquels il travaillait. Une copie de la boucle d’oreille de Cat Corrigan était posée sur l’espace de travail, tordue et ternie à l’endroit où il l’avait trafiquée. S’ajoutait une petite clef blanche qu’il avait passé un bout de temps à programmer, ainsi qu’une icône évoquant une paire de jumelles miniaturisée.
Venait enfin un petit bouquin – un dossier d’information bourré de fichiers contenant tout ce que Matt avait découvert et deviné sur les vandales virtuels. Il ne l’avait pas seulement chargé en mémoire sur son ordinateur mais également recopié sur une plaque-mémoire. C’était peut-être tenter la malchance que d’agir comme s’il ne devait jamais revenir de cette aventure. Mais son plan à demi improvisé n’en était pas moins dangereux et il désirait laisser des traces si jamais les vandales virtuels décidaient de le faire taire.
Matt prit encore le temps de rédiger un bref message virtuel qu’il emporterait sur lui. Il y avait réfléchi toute la soirée.
Cat,
D’accord, je ne vais pas te demander où tu as récupéré l’étiquette magique que je t’ai vue utiliser.
Mais tu ne crois pas que je devrais avoir une chance de revoir tes amis ?
Après tout, j’ai fait tout ce que tes gars avaient demandé. J’estime que tu devrais tenir tes promesses.
Je serai de retour à minuit pour te parler. Si jamais je découvre que je ne peux pas me fier à toi, n’espère pas me voir garder le silence là-dessus.
M. Baguette
Il réduisit le message en petite icône défilante avant de le laisser sur la même ligne que les autres. Puis il inspira un grand coup, les récupéra toutes et plongea sur le Net.
***
Jamais les constructions virtuelles ne lui avaient paru aussi nettes, aussi éclatantes – ou bien était-ce le syndrome du condamné remarquant tous les détails auxquels il n’avait jusqu’ici pas vraiment prêté attention ?
Matt traversa en zigzag le paysage scintillant, sautant de passerelle en passerelle pour déjouer une éventuelle filature.
Bon, inutile de tergiverser plus longtemps. Il brandit le protocole de communications de Caitlin – avec ses modifications – et l’activa.
L’itinéraire menant au domaine virtuel de Caitlin lui était désormais presque familier. C’est là qu’il devait frôler les sites gouvernementaux…
Matt s’immobilisa brutalement. C’était une des modifications qu’il avait intégrées au programme de Caitlin : le choc avait été bien assez désagréable quand il s’était retrouvé éjecté de son système. Cat avait réagi sous l’emprise du moment, effrayée par ses questions. Si elle avait eu le temps de réfléchir… ma foi, elle aurait peut-être pu lui sortir quelque mauvaise surprise… Surtout avec l’aide de ses petits copains.
Matt tria parmi ses icônes et choisit la minuscule paire de jumelles. À partir de maintenant, il préférait voir où il allait mettre les pieds. Il ne pensait pas que Caitlin se fût rendue aux autorités, mais deux précautions valaient mieux qu’une.
Son programme scruta les constructions virtuelles dressées devant lui, à la recherche de tout ce qui pouvait ressembler à un code de sécurité déguisé.
Il sourit. Rien.
Matt poursuivit lentement la route que Caitlin lui avait donnée, guettant toujours des chiens de garde électroniques ou des vigiles virtuels. Il parvint enfin en lisière du terrain qui entourait la copie scintillante de Mont Vernon.
Apparemment, toujours pas de piège.
Matt fonça vers le mur qui contenait la trappe secrète donnant sur l’Ervé de Caitlin. Mais au lieu de le percuter comme auparavant, il pila sec. Puis, tenant la boucle d’oreille de Caitlin et son message dans la main droite, il l’enfonça lentement dans la paroi.
Sa bidouille sur le protocole de communications marchait ! Au lieu d’écraser le programme, le mur virtuel devant lui parut céder. Sa modification n’était pas parfaite. Matt avait l’impression d’enfoncer la main dans l’argile ou le sable mouillé. Mais il réussit à traverser pour laisser son message dans l’Ervé de Caitlin.
Au début, Matt avait envisagé de retourner chez lui récupérer un peu durant les deux heures qu’il allait devoir attendre. Mais il se ravisa et décida plutôt de surveiller le Mont Vernon scintillant. Après tout, Caitlin et ses amis pouvaient avoir décidé de lui réserver un comité d’accueil un peu trop chaleureux… S’il gardait un œil sur cette résidence virtuelle, il devrait être en mesure de déceler leurs préparatifs.
De longues minutes s’écoulèrent, mais rien ne se passa du côté de chez les Corrigan.
Enfin, un bip assourdi retentit. Matt avait programmé une horloge pour lui indiquer qu’il était minuit.
À l’instant même où il s’ébranlait, une silhouette traversa le mur, et Matt découvrit une Cat Corrigan furieuse, les mains enfoncées dans les poches de son jean, ses yeux bleu vif luisant de colère. « Tu m’as menacée ! l’accusa-t-elle. Pour qui te prends-t… »
Matt l’interrompit. « Et que faisait à ton avis ton pote le cow-boy, avec son six-coups ? Ou l’autre grenouille avec son épée ? Ou ton grand copain étincelant avec ses gros poings ? Ça marche dans les deux sens, Caitlin. Tes gars m’ont demandé quelque chose, je l’ai fourni. Va pas t’imaginer que tu peux te débarrasser de moi comme ça. »
Oublié le numéro de défi de la jeune fille : désormais, il n’avait plus devant lui qu’une gamine terrorisée. « On va aller voir les autres… Mais surtout, ne les menace pas ! Tu les as presque mis hors d’eux. Encore un peu, et ils risquent de commettre quelque chose de vraiment stupide.
– Et pourquoi sont-ils presque hors d’eux ? » insista Matt.
Mais Caitlin se contenta de le fixer de ses grands yeux emplis de terreur.
Il haussa les épaules. « D’accord. Plus de questions… du moins, jusqu’à ce que je sois dans la place. »
Caitlin brandit le crâne noir qui allait les mener auprès des vandales virtuels. Matt prit sa main en espérant que cette sombre icône n’était pas un présage de ce qui l’attendait.
Ils dévalèrent sur les routes du Net. Matt n’était pas certain, mais il eut l’impression qu’ils empruntaient un itinéraire différent de la fois précédente.
Toutefois, leur destination était apparemment identique : la petite salle blanche sans aucun décor, où les attendaient les trois autres membres du groupe.
Au moins n’exhibaient-ils pas leurs armes.
Tex, le cow-boy de dessin animé releva son grand chapeau. « Ouais les gars, quand on est entêté à c’point, vaudrait mieux avoir assuré ses arrières, pour sûr ! » fit-il, menaçant.
Matt ne se démonta pas : « Exact. J’voudrais pas te mettre en “srdit “
– T’as sacrément raison, p’tit gars ! J’m’énerve pour un rien… »
Matt se permit un petit sourire. Ses recherches avaient payé. Srdit signifiait « colère » dans plusieurs langues balkaniques. Le fait que le cow-boy l’ait reconnu instantanément révélait qu’il parlait une de celles-ci.
Gerald Savage vint coller son gros poing cristallin sous le nez de Matt. « Donne-moi une raison, une seule, de ne pas t’écrabouiller comme une sale punaise.
– L’honneur ? demanda Matt. Quand on entend tes compatriotes pleins aux as, on a l’impression que vous êtes supérieurs à tous les autres, parce que vous, vous avez de l’honneur. Cela signifie que vous êtes censés payer vos dettes… et tenir vos promesses.
– Je n’ai pas fait de promesses… intervint la grenouille.
– L’autre grande gueule, si, coupa Matt. "Si tu veux marcher avec nous, faudra nous montrer ce que tu sais faire"… c’est à peu près ses paroles. Eh bien voilà, je vous l’ai montré… J’ai introduit Ci-Ci dans l’Ervé de Sean McArdle – un endroit où toutes vos belles relations ne vous avaient pas permis d’entrer. Et j’ai droit à quoi en guise de remerciement ? Me faire claquer la porte au nez. »
Il dévisagea le cow-boy à l’air maussade. « Pas très faktura, pas vrai, Tex ? »
Le cow-boy de dessin animé esquissa un signe d’assentiment, reconnaissant en effet que ce n’était pas juste, puis il s’arrêta. « J’ai peur de ne pas comprendre c’que tu baragouines, amigo. »
Matt décida de pousser son avantage. « Allons, laisse tomber, Serge. Tu t’es trahi tout à l’heure quand j’ai parlé serbo-croate. Je ne crois pas que ton programme Idiome Savant traduise automatiquement toutes les langues. »
Il se tourna vers les autres ados dissimulés derrière leurs avatars. « Et puis nous avons le chevalier-grenouille – il faut quand même avoir un sens de l’humour un peu tordu pour se présenter ainsi, Lucien. » Exploitant le résultat de ses recherches, Matt se permit de retourner le couteau dans la plaie. « Mais tu préfères qu’on t’appelle Luc, pas vrai ? » La gorge serrée, il passa ensuite au colosse cristallin. « Et toi, avec ton argot british et ton mépris affiché pour les Irlandais. Franchement qui d’autre pourrais-tu être, sinon Gerry le Sauvage ? »
Un silence pesant retomba, ponctué seulement par des respirations sifflantes.
Matt n’avait jamais vu Cat Corrigan avec des yeux aussi grands, aussi bleus… et aussi terrifiés.
Il se lança, avant qu’ils aient eu le temps de se ressaisir et de le tuer. « Vous m’avez demandé ce que j’avais prévu pour assurer mes arrières… Je crois que je viens de vous le montrer. En arrivant ici, je n’étais pas encore tout à fait sûr de vous avoir tous démasqués. Mais il semble bien que j’aie réussi à mettre dans le mille… à chaque fois. »
Matt leva la main en voyant Gerald Savage s’avancer, menaçant. « Je n’en ai parlé à personne… pas encore. Mais il y a des fichiers sur le Net, prêts à être ouverts si jamais, disons, il m’arrivait quelque chose. »
L’imposant visage cristallin retourna sa colère vers la jeune fille. « Comment a-t-il fait pour te tirer les vers du nez ? demanda-t-il d’une voix grinçante. Hein, comment ?
– Elle n’a rien à voir dans tout ça ! s’écria Matt. C’est par des recherches de données que j’ai réussi à vous coincer tous. Ça n’a rien de difficile… une fois qu’on sait quoi chercher. Il écarta les bras. Que dois-je faire de plus pour vous démontrer que je suis capable de tenir ma place dans cette bande ? »
Lucien Valéry se mua de grenouille en mousquetaire. « Et pourquoi devrait-on te faire confiance ? demanda-t-il en retroussant les lèvres.
– Pour la meilleure raison qui soit, rétorqua Matt. Parce que désormais, vous n’avez pas le choix. »
Il lorgna les quatre aventuriers désormais démasqués. « Je vous ai apporté tout ce que vous m’aviez demandé… et même un peu plus, je dirais. Vous vous croyez exceptionnels… eh bien, peut-être pas. » Matt inspira un grand coup et fonça dans la brèche. « On peut vous retrouver… alors, pourquoi ne pas faire face à la réalité et m’accepter comme partenaire à part entière ? »