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Assis sur ses mains à l’arrière de la voiture de Caitlin, Matt ne put que regarder, impuissant, le blond quitter le parking de Bradford Academy.

Si j’étais seul, je pourrais essayer de neutraliser ce vieux Ng, se dit Matt, en considérant l’Asiatique sec et nerveux armé du pistolet. Les instructeurs de la Net Force étaient formés par les Marines, et tous les collaborateurs de l’agence (y compris les jeunes Explorateurs) étaient réputés avoir un minimum de notions d’autodéfense. Matt avait eu d’assez bons résultats en combat à mains nues. S’il n’avait pas eu charge d’âme, il aurait dû pouvoir subtiliser son arme à l’Asiatique.

Mais il ne pouvait pas être certain d’y parvenir avant que le coup ne parte. Et vu la situation, la balle irait se loger dans le dos de Cat Corrigan.

Matt resta donc immobile et s’efforça de mémoriser leur itinéraire.

Ils sillonnèrent tranquillement les petites rues du quartier pour rejoindre l’autoroute de Rock Creek. Le blond s’engagea alors sur la rampe d’accès nord.

Évidemment. Le périphérique.

Bien des années plus tôt, les urbanistes avaient entouré le District fédéral d’un réseau complet d’autoroutes pour permettre aux automobilistes d’éviter le centre de la capitale. L’amélioration de la circulation avait entraîné un développement des banlieues du Maryland et de Virginie : on avait lancé des programmes immobiliers, construit logements, centres commerciaux et complexes de bureaux – dans les années 80 du siècle précédent, les nouveaux hommes d’affaires et hauts fonctionnaires de la capitale s’étaient vu affubler du sobriquet de Beltway Bandits, les « Bandits de la Ceinture ».

Mais dès le tournant du siècle, la situation avait déjà évolué. Dans le même temps que progressait l’aménagement dans le centre, des problèmes avaient surgi dans la banlieue proche – les quartiers situés à l’intérieur du périphérique. Ironie de l’histoire, c’était justement le genre de « problèmes urbains » que les gens avaient fui en s’installant en banlieue : immigration, pauvreté, drogue, délinquance.

En dépit de leurs problèmes, les centres urbains gardent des quartiers d’affaires et une population suffisante pour alimenter les finances locales. Dans les cités-dortoirs de banlieue, en revanche, police et services sociaux ont vite fait de se retrouver débordés.

Où qu’ils aillent, Matt était certain que ce serait à l’intérieur de la ceinture du périphérique.

Le blond au volant appuya sur l’accélérateur pour s’insérer dans le flot de la circulation sur l’autoroute.

« Pas mal, dit le garçon à la gauche de Matt. C’est une chouette bagnole, pas vrai, Willy ?

– Ouaip, confirma le dénommé Willy. À des années-lumière du pick-up pourri de mon vieux. Dommage qu’on doive la larguer. »

À droite de Matt, Ng manifesta sa surprise : « On la garde pas ? »

De la tête, Willy indiqua Caitlin. « Cette petite est la fille d’un sénateur. Qu’ils apprennent qu’elle a été enlevée et on aura le FBI et tout le reste de l’alphabet au cul, l’Armée, les Marines, les Gardes-côtes et Dieu sait quoi encore. »

L’autre garçon émit un grognement de dépit.

« Rien à faire, Mustafa. Pas question de se trouver à proximité de cette tire quand les petits gars du gouvernement la retrouvent. Alors, on va l’abandonner. Que d’autres se laissent tenter et portent le chapeau. »

Willy quitta le périphérique et descendit la rampe de sortie en direction d’un centre commercial d’allure miteuse. La construction datait sans doute du siècle précédent, et les bâtiments avaient depuis longtemps perdu le peu de lustre qu’ils avaient pu avoir. La moitié des devantures était vide, la plupart étaient défoncées. Les seules boutiques ouvertes étaient plutôt des bric-à-brac qui vendaient de la camelote à bas prix, derrière des vitrines barrées d’affiches annonçant des remises monstres.

Matt avisa une boutique d’électronique d’allure miteuse, surmontée d’une enseigne vantant des affaires incroyables. Ses couleurs criardes avaient pâli au soleil et son plastique se craquelait.

Exactement le genre d’endroit où on doit pouvoir dénicher pour trois sous un ordinateur préhistorique, songea-t-il soudain. Sauf qu’ils chercheraient sans doute à vous entuber.

Ils traversèrent cahin-caha le parking défoncé jusqu’à ce que Willy les gare tout à côté d’une berline en piteux état.

Pas facile de savoir sa couleur d’origine : elle avait une portière gris-bleu, une aile verte. Le reste semblait plutôt beige, à l’exception des taches gris lépreux de mastic à carrosserie.

« Tout le monde descend », ordonna Willy.

Il bondit de derrière le volant et saisit avec fermeté le bras de Caitlin. Dans l’autre main, il avait un cran d’arrêt qu’il s’empressa de montrer à Matt, avant de le plaquer contre sa jambe, où il serait à peu près invisible d’éventuels passants.

« Juste pour t’éviter de faire une connerie », expliqua le garçon de son accent traînant.

Ng tenait lui aussi le pistolet contre sa jambe même si Matt savait qu’il pouvait le brandir et tirer en une fraction de seconde. Quelque part, il était sidéré de voir ces types exhiber leurs armes aussi ouvertement. Mais là encore, ils ne faisaient rien pour attirer l’attention. Ils se contentaient de passer d’une voiture dernier modèle à une vieille guimbarde cabossée.

Ils reprirent les mêmes places. Matt à l’arrière, en sandwich entre Ng et Mustafa, toujours assis sur les mains. Il se demanda s’il n’allait pas finir par avoir des fourmis.

Quand Willy s’installa au volant, son couteau avait disparu aussi miraculeusement qu’il avait surgi dans sa main. Caitlin avait repris la place de droite, devant le pistolet de Ng.

Une place qu’on continuait d’appeler la place du mort, se souvint brusquement Matt. Il essaya d’écarter cette pensée.

Willy démarra et l’épave s’ébranla dans un nuage de fumée bleue. « Tu fais gaffe avec ce flingue, t’entends ? ordonna-t-il à Ng. J’ai pas envie que tu fasses inutilement des trous dans c’te siège. Quand on aura fini, j’vais récupérer cette bagnole. »

Matt se tortilla pour regarder, par la lunette arrière crasseuse, la voiture de Cat. On aurait dit un papillon dans une fourmilière.

« J’ai laissé les clés sur le siège avant, dit Willy. Quelqu’un va venir la déplacer d’une seconde à l’autre. »

Ils remontèrent sur le périphérique et rebroussèrent chemin, sans doute pour déjouer d’éventuels poursuivants qui auraient pu filer la voiture de Caitlin, comprit Matt.

Leur trajet en sens inverse leur fit traverser le Potomac au-dessus des quartiers nord-ouest de la capitale, contourner la moitié du District fédéral, puis traverser de nouveau le fleuve, bien plus large ici, au sud de la ville, par le pont Woodrow Wilson.

Ils quittèrent l’autoroute à la première sortie après le pont, entrant dans le sud-ouest de Washington. Ce quartier aussi était en déclin. Willy obliqua dans une station-service anonyme et s’engagea directement dans l’atelier de mécanique. Un homme était en train de passer un chiffon sur une fourgonnette. En voyant les nouveaux arrivants, il s’éloigna tranquillement.

« Nouveau changement de partenaire, annonça Willy. Toi, tu montes t’asseoir derrière avec ton pote, dit-il à Caitlin. Et avec les miens », ajouta-t-il.

Matt dut admettre que l’arrière de la fourgonnette était un peu plus spacieux. Caitlin et lui s’assirent côte à côte, Ng et Mustafa en face d’eux. L’Asiatique les tenait toujours en respect avec le pistolet de Willy.

Ce qui embêtait le plus Matt était de ne plus pouvoir voir où ils allaient : l’arrière du fourgon était entièrement tôlé. Ils se retrouvaient dans une boîte noire, filant Dieu sait où. À en juger par leur vitesse, ils avaient dû reprendre l’autoroute.

Mais bientôt ils en ressortirent, tournèrent plusieurs fois, s’arrêtèrent enfin. Willy ouvrit la porte arrière. Matt nota qu’il avait de nouveau son couteau à la main. « Terminus, tout le monde descend », annonça le blond.

Willy tira dehors Caitlin, en l’attrapant par le poignet. Puis ce fut au tour de Matt. Il sentait toujours le pistolet de Ng dans son dos. Il essaya de se repérer, mais ne put apercevoir brièvement qu’un pan de mur en brique avant que Willy ne lui donne un petit coup sec sur la tête avec le manche de son couteau.

« T’es pas ici pour jouer les touristes. Regarde juste où tu mets les pieds. Allons-y. »

On les poussa sans ménagement vers une porte en bois couverte de cicatrices qui s’entrouvrit au moment même où ils arrivaient. À l’intérieur les attendait un comité d’accueil : un autre trio de loubards, tous équipés de fusils de l’armée.

Matt s’arrêta sur le seuil, fronçant le nez en décelant ce mélange de sueur, de bière, de moisi et de bois vermoulu. Mustafa le poussa à l’intérieur.

« Tout s’est passé comme sur des roulettes, annonça Willy. On l’a récupérée sans problème, et celui-ci était avec elle. Il indiqua Matt. Veine que Rob nous ait montré des photos de tous ces connards. »

Il fit disparaître son couteau mais ne lâcha pas le bras de Caitlin. « Allez, en avant. On a des gens qui veulent vous voir. »

Les deux prisonniers furent introduits dans ce qui avait dû être un petit salon, un siècle et demi plus tôt. À présent, ce n’était plus qu’une ruine. Des lambeaux de papier peint pendaient encore aux murs, révélant le plâtre écaillé. Deux gros meubles que personne n’avait pris la peine de déménager finissaient de pourrir contre les murs. On les y avait poussés pour laisser de la place au milieu, où trônaient deux tables encombrées de cartes, de papiers et d’un assortiment de vieux ordinateurs dépareillés.

Deux personnages se tenaient dans ce poste de commandement improvisé – la configuration avait aussitôt parue évidente à Matt. Puis il nota que l’un des membres de la bande ne lui était pas inconnu.

Rob Falk était un peu plus grand que dans son souvenir. Sa silhouette maigre s’était un peu remplumée. Son torse était plus épais et Matt nota les tendons saillant sur ses bras nus.

« Un peu différent du gringalet de Bradford, hein ? Falk adressa aux deux jeunes gens un sourire méprisant. C’est ce qui arrive quand on se retrouve coincé du mauvais côté du Périphérique. Pendant un moment, j’ai zoné ici et là. Et puis j’ai rencontré James…

– Pas de noms propres », gronda le grand Noir qui se tenait à ses côtés. Il était bâti comme un lutteur, avec des bras gros comme les cuisses de la plupart des gens. Sous son crâne rasé, ses yeux noirs avaient un regard intense, presque éblouissant.

« James est le chef des Busards, l’une des nombreuses… euh, associations de volontaires ouvertes à la jeunesse de banlieue. Rob retroussa les lèvres. Ouais, je sais, l’union des nouvelles technologies et de la rénovation urbaine était censée mettre fin aux gangs de rue du passé. Ben non. Quand les gens se sont retrouvés déplacés de leur quartier vers les banlieues, ils ont découvert un mélange explosif, formé de toutes sortes d’immigrés, légaux ou clandestins. Salvadoriens, Mexicains, Cubains, Nigérians, Jordaniens, Pakistanais, réfugiés des Balkans. Plus tous les provinciaux attirés par la grande ville.

T’as vu Willy ? Ses parents ont grandi dans une cité minière des Appalaches – jusqu’à ce que le charbon s’épuise. Des tas de gens sont venus dans ce pays – dans cette ville – pour y trouver une vie meilleure. Il rit. Je cause comme un bon Dieu de politicien, pas vrai ? Mais le rire disparut bien vite. Au lieu de cela, ils se sont tous retrouvés coincés le long du Périph’. Aucun n’avait réussi à trouver sa place dans votre meilleur des mondes… mais ils en ont trouvé une chez les Busards – un chouette gang dont la tradition remonte à trois-quarts de siècle, à présent.

– Et les Busards t’ont trouvé », ajouta Matt.

Rob lui jeta le même regard que M. Fairlie lorsqu’on lui donnait la bonne réponse. « Tout juste. »

Il s’adressa au grand Noir à côté de lui. « James a vu que je pigeais les nouvelles technologies et pouvais m’en servir. On a eu du mal au début pour arriver à rassembler le matos nécessaire. Au bout du compte, on a fini par cambrioler deux ou trois de ces ronflantes boutiques d’électroniques.

– On en a profité pour s’étouffer une paire d’holochaînes sympa, ajouta Willy.

– Tout ça, c’est de la daube, bien sûr, comparé aux systèmes auxquels t’es habitué, poursuivit Rob. Mais j’ai fait avec. J’ai quand même réussi à compiler deux ou trois programmes sympas, non ? Son sourire devint féroce. Assez bons en tout cas pour intéresser la grande Cat Corrigan et ses copains cosmopolites. »

Il regarda Matt, hochant la tête et agitant le doigt, comme on tance un garnement. « J’arrive pas à piger comment t’as pu t’embringuer dans cette histoire, Hunter. D’aussi loin que je me souvienne, tu m’as toujours fait l’effet d’un type plutôt sain d’esprit, équilibré, limite ennuyeux. Mais enfin (il se retourna vers Caitlin), j’imagine que tu seras pas le premier à t’être laissé embobiner par un joli minois.

– Pourquoi nous avoir traînés ici ? coupa Cat.

– Tu m’avais l’air prête à lâcher le morceau, dit Rob. Et on n’avait pas envie que t’ailles raconter ce qu’on préparait.

– C’est toi qui as tué Jeremy ? »

Matt lui jeta un coup d’œil en douce. Quand on se retrouvait comme eux des prisonniers impuissants, il était peut-être malvenu d’aller titiller des mecs comme Rob et son copain James.

« Le mec était devenu ingérable, intervint sèchement le chef de gang. Son numéro avec l’Irlandais risquait d’avoir attiré une attention malsaine.

– Je pensais que tu t’inquiéterais plus de notre tentative pour éliminer ton nouveau copain », reprit Rob, en indiquant Matt d’un signe de tête. « J’avoue que t’as réussi à t’en sortir habilement, Hunter. Évidemment, quand on est obligé de travailler indirectement à partir de ce tas de… » Il marqua une pause, reprit. « Si j’avais eu un système de première bourre, ils seraient encore en train de ramasser ta cervelle à la petite cuillère, au labo d’Ervé numéro six ! »

Matt haussa les épaules. « Ouais, ben, à chacun ses petites déceptions, j’imagine. Vrai, je crois que t’as légèrement pété les plombs. Jusqu’ici, j’arrivais pas à saisir ce que tu faisais. Et d’après leur façon d’agir, Caitlin et les autres étaient dans le noir, eux aussi.

– Peut-être pas tant que ça… Peut-être qu’ils auraient pu refiler un indice à certains, si jamais ils leur avaient passé la liste complète des sites qu’ils avaient visités. Rob soupira. J’ai vraiment cru qu’ils se calmeraient et parviendraient à la boucler jusqu’à ce qu’on soit complètement prêts. Tu sais à quel point ces gens-là tiennent à leur réputation. Mais voilà, t’as débarqué et t’as commencé à foutre ta merde. Savage s’est mis à faire le con, et les autres sont devenus… peu fiables. Il a fallu précipiter l’emploi du temps, et clore le bec à certains…

– Votre emploi du temps ? » Matt essayait de jeter un œil à la carte scotchée sur la nappe. Il la voyait à l’envers, mais il apercevait une péninsule en saillie, au confluent de deux fleuves. Le site lui évoquait quelque chose, mais sans qu’il puisse le situer. Il reprit : « Tu m’excuseras, mais je pige toujours rien à ce que tu racontes. Que faisaient pour toi les vandales virtuels, à part semer la confusion ? »

Rob Falk lui servit de nouveau son sourire carnassier. « Si tu trouves qu’ils ont semé la confusion, alors, ils ont parfaitement accompli leur tâche. Cat et ses copains pas si diplomates étaient censés foutre une belle pagaille pour détourner sur eux l’attention de la police. » Il marqua une pause, écrasa le poing sur la table. « Pendant que dans le même temps, ils nous ouvraient une voie royale pour nous introduire dans les Jardins de Carrollsburg. »