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Le samedi matin, Matt demanda à plusieurs de ses amis Explorateurs de lui rendre une visite virtuelle. Réunis dans son Ervé personnelle, tous étaient penchés au-dessus de la dalle flottante en marbre de son bureau pour examiner la boucle d’oreille que Caitlin Corrigan lui avait confiée la veille au soir.

« Enfin, t’auras au moins réussi à ramener un souvenir de ta soirée de pique-assiette, nota Andy. Tu crois que cette fille de sénateur en pince pour toi ?

– Là n’est pas la question, coupa David Gray. D’ordinaire, on ne peut pas extraire comme ça un fragment de réalité virtuelle et le voir survivre. Ce bijou aurait dû disparaître sitôt que Matt a coupé la connexion avec cette soirée. Comme ce n’est pas le cas, on est sûr que ce truc est pas aussi clair qu’il y paraît. »

Sans rien dire, Matt sélectionna l’icône d’un programme dans la collection posée sur son plan de travail en marbre – la loupe.

Quand David la fit passer au-dessus de la boucle d’oreille, de minuscules caractères se matérialisèrent devant eux – il y en avait des milliers de lignes. David tripota les commandes de la loupe, agrandit l’image holographique, puis fit défiler les lignes dans les deux sens. « Bien, conclut-il, satisfait. C’est un programme… un protocole de communication.

– Ça n’aurait pas été plus simple pour elle de te refiler son numéro de téléphone ? remarqua Andy.

– Peut-être, admit Matt. Mais n’oublie pas que c’est à des Lites qu’on a affaire. Des gosses de riche. Cela dit, ce qui m’intéresse, c’est les détails de programmation de ce truc. Et ça, les gars, c’est votre partie. » Même si Matt avait programmé la tache virtuelle qu’il avait jetée sur la robe de Lara Fortune, la conception de la surprise du bol de punch revenait à Andy. « Qu’est-ce que vous pouvez m’en dire ? »

Les deux garçons se mirent à éplucher les lignes de code.

« Très bon, malgré un côté frime, commenta David. Il permet de compresser une masse d’informations dans un objet aussi petit que celui-ci.

– Du travail de pro, ajouta Andy.

– Du travail de pro, comme on le dit d’un excellent amateur, ou bien est-ce l’œuvre d’un programmeur payé exprès ? insista Matt.

– Impossible que ce truc ait pu être bricolé sur un coin de table, dit Andy. Je note des mentions de copyright sur un certain nombre de sous-routines. C’est de la programmation tout ce qu’il y a de commercial… un truc de pointe, réalisé sur mesure. Ça a dû coûter un paquet.

– Donc, impossible que Caitlin ait pu l’écrire elle-même ? »

Andy lui lança un regard surpris. « Je savais pas que Caitlin Corrigan était une pirate.

– Moi non plus, admit Matt. Mais c’est ce que j’espère découvrir. Il a bien fallu quelqu’un pour écrire le code qui a permis aux vandales virtuels de s’emparer du système de simulation de l’ordinateur de Camden Yards, sans parler de ce bug de programmation qui permet à ces gamins de blesser les gens, même en réalité virtuelle. Appelons-le le Génie. D’après ce que tu dis, je peux déjà rayer Caitlin de ma liste de candidats au cerveau de la bande. Puisqu’elle ne programme pas elle-même. »

Andy lui jeta un regard matois : « T’es sûr que tu ne la mets pas de côté parce qu’elle t’a tapé dans l’œil ? »

Matt sentit la chaleur lui monter aux joues alors même qu’il tentait de se défendre. « Je ne pense pas. »

J’espère bien que non, songea-t-il.

« Que ce soit elle le Génie ou pas, Caitlin constitue mon lien avec les autres vandales virtuels, expliqua Matt. C’est là-dessus que je dois concentrer mon attention.

– D’accord. Andy le regarda avec un petit sourire en coin. Quoi que tu décides de faire, ne va pas surtout t’imaginer qu’elle a envie de te revoir. »

***

 « J’aurais pu tuer ce crétin », grommela Matt, de retour dans sa chambre, face à sa console informatique.

Andy Moore avait la sale manie de lâcher dans la conversation de petites bombes qui pouvaient péter quelques minutes, voire quelques heures après son départ – comme cette dernière pique sur Caitlin Corrigan.

C’était maintenant le début de l’après-midi et Andy l’avait quitté depuis déjà une éternité. Les parents étaient sortis faire les courses. Et Matt lorgnait son ordinateur sans le voir.

Ne va surtout pas t’imaginer… Les mots semblaient résonner encore dans sa tête.

Un vieux conte lu quand il était tout gamin lui revint en mémoire. Un homme souffrant d’une terrible maladie était allé consulter le Sage sur la Montagne pour avoir un remède. « C’est tout simple, lui avait répondu le Sage : tu dois passer une journée entière à ne pas penser aux éléphants. »

Évidemment, cela n’avait pas soulagé le malade. Comment passer une période de temps donnée sans penser à une chose qu’on cherche consciemment à éviter ? Elle ne cesse au contraire de revenir, agaçante comme une rage de dents.

Avec un soupir, Matt se laissa aller dans son fauteuil d’interface. Il se força à se relaxer, laissant les capteurs du siège se caler sur ses implants. Dire à la pensée de s’en aller semblait de peu de résultat. La réponse, c’était de faire quelque chose.

Et dans son cas, ce serait de rendre une visite virtuelle à Caitlin Corrigan.

Matt ouvrit les yeux et se retrouva en lévitation dans le crépuscule étoilé, devant la dalle de marbre suspendue dans le vide. Posée dessus, la boucle d’oreille se trouvait toujours là où il l’avait laissée. Matt avança la main, puis il la retira brusquement. Au lieu de prendre la boucle, il saisit le pion rouge fluorescent que lui avait confié Lief.

Baissant les yeux, il constata qu’il avait repris son aspect de bonhomme fil de fer. Ce n’est qu’après avoir endossé cet avatar qu’il ramassa la boucle d’oreille de Caitlin, puis l’éclair de son icône de télé connexion.

Un instant après, il traversait comme la foudre le paysage urbain de néon du Net. Il nota qu’il passait devant plusieurs programmes gouvernementaux. Rien de surprenant, vu que le père de Caitlin était sénateur.

Mais soudain, avant qu’il ne se soit avancé plus avant en territoire officiel, le protocole de communication le fit dévier vers l’équivalent d’un quartier huppé, tranquille, à la lisière des systèmes du pouvoir. Les maisons virtuelles étaient vastes, mais pas aussi tape-à-l’œil que les châteaux de vampires ou autres manoirs comme celui de chez Maxim’s.

Matt se rendit compte que sa course le menait vers une structure d’allure modeste décorée d’un porche à colonnes. Le bâtiment paraissait étrangement familier. Puis Matt le reconnut : il volait en direction d’une reproduction simplifiée de Mont Vernon, cette maison de planteurs du XVIIIe qui avait été la demeure de George Washington.

Mais il ne se dirigeait pas vers une porte ou une fenêtre : Matt fonçait vers un mur aveugle.

Un peu tard, il lui revint que la bande de Cat pouvait recourir à la technologie virtuelle pour agresser physiquement les gens.

Bien joué, songea-t-il. Ils pourraient m’aplatir comme une crêpe juste devant la baraque de Caitlin. Après mes petits numéros d’hier soir, qui va me croire quand je vais tenter de m’expliquer…

À la dernière seconde, Matt s’arrêta si brutalement que la décélération lui aurait retourné l’estomac dans la vie réelle. Il se retrouva le nez devant un mur de néon blanc.

D’accord. Manifestement, je suis censé faire quelque chose. Mais quoi ?

Cat ne lui avait pas donné de mot de passe. À moins que…

Il tendit la main virtuelle qui tenait la boucle d’oreille-bidule de Cat. Son poing s’enfonça dans le mur – et le reste de son corps suivit.

Un instant après, il se retrouva dans une Ervé – un paysage parfaitement plat, au sol recouvert d’un damier s’étendant à l’infini. Des plumets de nuages filaient au-dessus de lui, et dans l’intervalle, des constructions bizarrement tordues flottaient dans les airs.

Intéressant, songea-t-il en regardant alentour. Ça n’a pas dû être donné. Il reconnut dans l’une des constructions flottantes la version compressée d’un jeu virtuel fort coûteux. Mais dans l’ensemble, l’Ervé ne révélait pas particulièrement un génie de la programmation. Même le sien était plus personnalisé. Plus important encore, Matt nota un sérieux manque : Caitlin Corrigan n’était visible nulle part.

Il s’apprêtait à se retirer quand la fille apparut soudain. C’était une Caitlin qu’il n’avait encore jamais vue : en short et T-shirt, les cheveux blonds tout ébouriffés, juste retenus par un bandeau en éponge, et le visage en sueur.

« J’étais en salle de gym quand mon messager personnel a sonné… » commença-t-elle avant de se taire en découvrant l’avatar de Matt. « Eh bien… On peut dire que tu ne me vois pas à mon avantage. Le moins que tu puisses faire serait de laisser tomber ce stupide avatar et me montrer enfin de quoi tu as vraiment l’air.

– Je suis touché que tu n’aies pas jugé utile de te masquer en apprenant que j’étais ici, répondit Matt. Mais je me suis cassé le cul pour te repérer et il n’y a pas de raison que tu ne fasses pas toi aussi un petit effort pour me trouver.

– Mais enfin qui es-tu ? éclata Cat. Pourquoi est-ce que tu n’arrêtes pas de me coller au train ?

– Je m’intéresse à toi… et à tes copains… et à ce que vous avez fait tous les quatre, à Camden Yards. »

Le visage de Caitlin devint livide. Elle bafouilla : « Je… je ne vois pas de quoi tu veux parler.

– Caitlin, Caitlin, tu te choisis peut-être des avatars d’actrice, mais tu es une bien piètre comédienne. Ton expression vient de te trahir. »

Caitlin se mordilla la lèvre et Matt poursuivit : « Eh, je suis pas venu t’arrêter. Je suis un jeune, pas un flic. T’as pu voir ce dont j’étais capable à la soirée de Lara. En revanche, ce que vous pouvez faire, toi et tes copains… Ça m’a vraiment bluffé. Alors, j’aimerais rencontrer ces maîtres, c’est tout. »

Cat Corrigan le contempla un bon moment sans mot dire. Puis elle hocha la tête, nerveusement. « Bon, d’accord. Je vais voir ce que je peux faire. Attends-moi ici. Faut d’abord que j’en touche un mot aux autres. »

Elle s’évanouit, laissant Matt seul dans son grand terrain de jeu pour gosse de riche. Il y déambula, jouant les touristes, testant les diverses configurations flottantes. Toutes abritaient une variété de programmes fort coûteux, d’énormes logiciels habilement compressés pour être aisément accessibles.

Bref, le plus gros tas d’icônes que j’aie jamais vu, constata-t-il, un rien désappointé. Toute cette Ervé n’était qu’une configuration standard, coûteuse, certes, mais sans la moindre touche personnelle. Cat n’avait absolument pas cherché à l’adapter à sa personnalité propre.

Elle doit être à peu près totalement ignare en informatique, se dit Matt. Comment a-t-elle pu se retrouver embarquée avec les vandales virtuels ?

Il prit soudain conscience du temps qui passait. Où restait-elle ? Avait-elle décidé de se rafraîchir avant de contacter ses amis ? Ou peut-être s’était-elle éclipsée pour les avertir et ils étaient en train de décider de son sort. Pouvaient-ils chercher à le localiser sur le Net ? Peut-être s’arrangeaient-ils pour le piéger ici !

Matt était à deux doigts de rompre le contact quand Caitlin réintégra son Ervé. Elle essaya de garder des traits impassibles, mais Matt vit bien qu’elle était embêtée.

« Ils vont te parler, mais pas ici. » Cat brandit l’icône qu’elle tenait dans la main : un petit crâne noir.

Allons bon, se dit Matt. Mais il était allé trop loin désormais pour se laisser effrayer. Sans un mot, il tendit la main pour saisir celle de Caitlin.

Le transfert sur le Net fut bref mais déroutant. Ils l’avaient sans doute fait exprès, jugea Matt, pour ne pas qu’il puisse les repérer facilement.

Après avoir rebondi à toute vitesse de site en site, ils aboutirent dans une salle virtuelle déserte. Les murs étaient d’une blancheur à vous flanquer la migraine.

Mais Matt ne prêtait aucune attention aux murs.

Il était trop occupé à examiner les trois avatars qui les attendaient. Ils formaient un assortiment bizarre. Le colosse scintillant, M. Bijou, était là. De même que la fourmi d’un mètre quatre-vingts. Les accompagnait une silhouette qui ressemblait à un cow-boy de dessin animé.

« MM. Dillinger et Beatty, et le Dr Crippen, je présume, dit Matt, bien décidé à jouer crânement sa carte.

– Ouaip, tu sais, blanc-bec, qu’t’es v’nu fourrer ton nez dans des coins où t’aurais pas dû ? » dit le cow-boy avec un accent Far-west incroyablement outré. « On aurait dû t’apprendre qu’c’était dangereux. »

C’est alors que Matt nota une imperceptible hésitation entre les paroles du cow-boy et le mouvement de ses lèvres.

Mais il n’y avait pas la moindre lenteur quand celui-ci dégaina son pistolet de dessin animé pour le pointer sous le nez de Matt.

« Alors, p’tit gars, j’m’en vais t’filer une bonne leçon », annonça le cow-boy.