3
Sitôt rentré à la maison, Matt fila dans sa chambre. Il lança sur son bureau une plaque-mémoire de deux pouces. Sa matrice mémorielle contenait plusieurs giga-octets d’informations – toutes les données téléchargées par Sandy Braxton sur les deux généraux de la guerre de Sécession : Hancock et Armistead. Le bruit parut résonner plus fort que d’habitude dans la maison déserte. Son père avait une réunion d’enseignants et sa mère ne rentrerait pas avant une heure et demie de son boulot au ministère de la Défense.
Matt avait donc largement le temps de faire ce qu’il avait prévu avant de se consacrer à ses devoirs.
Il s’installa dans le fauteuil à lien électronique devant son bureau, cala sa nuque contre l’appui-tête. Durant un bref instant, il perçut une sorte de bourdonnement d’oreille, le temps que les récepteurs intégrés au siège s’accordent à l’implant inséré sous sa peau. Puis le bureau s’évanouit devant ses yeux alors qu’il pénétrait dans son Ervé, la version personnalisée du système d’exploitation de son ordinateur.
Matt dérivait, assis en tailleur, au milieu d’un ciel étoilé. Devant lui flottait une dalle de marbre, décorée de petits objets lumineux : les icônes qui symbolisaient les divers programmes chargés sur sa machine.
Matt tendit le doigt pour effleurer le téléphone bleu fluo haut de deux centimètres, tout en pensant au numéro de télécom de Lief Anderson. Une seconde plus tard, il ressentit le chatouillement de la connexion. Matt composa un message mental :
Lief, c’est Matt. Je peux te rendre une visite virtuelle ?
Des lettres de flammes se matérialisèrent dans les airs : Bien sûr, je t’attends !
Matt quitta le minuscule téléphone pour saisir un petit éclair doré, son icône d’interconnexion. Il visualisa de nouveau mentalement le numéro de Lief, et l’univers devint légèrement flou lorsqu’il se transféra vers le réseau.
À présent, Matt avait l’impression de survoler une vaste cité de lumière. D’immenses gratte-ciel de couleurs vives marquaient les nœuds de connexion des principaux serveurs. D’autres bâtiments virtuels étaient gris, mais chacune de leurs fenêtres brillait d’une couleur différente : les sites de PME ou de particuliers, avec leur boîte aux lettres. D’autres formes encore flottaient dans le ciel anthracite. Matt les dépassa à toute vitesse, car sa destination était déjà arrêtée.
Il fila au travers du paysage virtuel pour déboucher devant un édifice argenté, puis fonça vers un niveau entièrement occupé par des fenêtres teintes en rouge : la suite familiale des Anderson.
Dès qu’il parvint devant la fenêtre virtuelle qu’il recherchait, Matt plissa les paupières – et se retrouva aussitôt debout dans la chambre de Lief.
Il plissa de nouveau les yeux, désarçonné. Il avait cru déboucher dans l’Ervé personnelle de son ami, pas dans le monde réel en holoprésence. Il hocha la tête. « Je savais pas que t’avais une chambre équipée pour une holoprojection grandeur nature !
– Oh, c’est le truc complètement tendance, enfin, si t’as les moyens pour. » Lief aurait été plus à l’aise s’il avait pu se dissimuler derrière un masque virtuel. Son teint était pâle et son visage semblait déformé par la douleur, même s’il était installé dans un fauteuil vaste et confortable. Il était en pyjama et robe de chambre.
« Pas encore complètement remis, hein ? »
Lief acquiesça, et fit la grimace. « Tu t’es déjà trouvé coincé en Ervé lorsqu’un programme plante sans crier gare ?
– Ben, comme tout le monde. En général, on s’en tire avec une mégamigraine.
– Tu la multiplies par cent et t’auras une petite idée de ce que je peux ressentir. Bah ! Rien que de m’entendre parler, ça me flanque le bourdon… »
Lief soupira, puis, avec précaution, il laissa reposer sa tête contre le dossier du fauteuil. « Mon implant est okay et les toubibs disent que les nerfs n’ont pas été endommagés… juste hypersensibilisés. » Ses lèvres grimacèrent un demi-sourire. « Plus d’Ervé pour moi jusqu’à ce que les neurones se soient calmés. Et ici, dans la réalité normale, je dois dire que mes vieux sont ravis : pas de hard-rock, pas d’holos d’action avec sirènes, poursuites en voiture et explosions dans tous les sens… bref, interdit de s’amuser pendant un bout de temps… » Il lança à son ami un regard inquisiteur. « Dis donc, HoloNet n’a pas raconté grand-chose sur les événements de Camden Yards. J’ai du mal à croire que les flics n’ont pas d’indices. La Net Force a déjà mis le grappin sur l’affaire ? C’étaient qui, ces mecs ? Des terroristes ?
– Des jeunes, répondit Matt. Les flics… et la Net Force ne savent rien de plus. »
Et il entreprit de lui expliquer ce que lui avait dit le capitaine Winters.
Lief fronça les sourcils. « Quel genre de malades pourrait avoir l’idée d’aller dézinguer dans un stade de base-ball deux équipes entières de joueurs holographiques ? » Puis il répondit lui-même à la question. « Des petits cons de fils à papa, trop gâtés, qui s’amusent à emmerder les gens, pour rien, juste pour le plaisir.
– Ça pourrait être des types qui détestent le base-ball, suggéra Matt.
– Tu veux dire, le genre de ringards qu’on ne choisit jamais de prendre dans son équipe ? » Lief s’avança dans son fauteuil. « Non, faut chercher du côté du fric et des cerveaux. Si c’est des jeunes friqués qui vivent à Washington, je devrais les connaître… ou du moins connaître des gens qui les connaissent. »
Il se laissa retomber contre le dossier, ferma les yeux, soupira. « Tu sais, je pourrais être le candidat idéal pour pister ces vandales virtuels… si seulement je pouvais accéder au Net… »
Nouveau regard insistant en direction de Matt. « C’est toi qui es sur le coup, pas vrai ? »
Matt acquiesça. « J’essaye, mais je vais peut-être avoir besoin d’un coup de main.
– Je veux bien te croire. » Lief fronçait toujours les sourcils, mais cette fois parce qu’il était pensif. « Cela va t’obliger à côtoyer une faune à laquelle t’es pas habitué, même si monsieur fréquente les mêmes bancs que les gosses de riches… »
Matt rigola. « Comment dit-on, déjà ? "Les riches ne sont pas comme tout le monde" ? »
Mais Lief n’avait pas le cœur à rire. « Dans ce milieu, le seul truc qui les intéresse, c’est de savoir lequel a le plus de fric ou d’influence. D’où le succès des diplomates… en général, ceux-là possèdent les deux. En plus, qu’ils montent une farce stupide, et les Affaires étrangères s’empresseront d’étouffer l’affaire.
– Tu crois que certains de ces vandales pourraient être des fils de diplomates ?
– C’est possible. Rien de tel qu’une bonne petite immunité diplomatique pour vous rendre totalement irresponsable. » Il regarda Matt. « Mais c’est pas ça qui va t’aider à te faire admettre. Les gosses de riches sont toujours prêts à t’exploiter… »
Matt se prit soudain à songer à Sandy Bradford et au genre d’« aide » qu’il allait pouvoir obtenir…
« À moins que tu réussisses à les intéresser – ce qui n’est jamais qu’une autre forme d’exploitation – pour se distraire…
– Eh, t’es un fils de riche, toi aussi, objecta Matt. T’es plutôt dur avec les gens de ton milieu…
– J’ai eu ma dose de snobs et d’exploiteurs, coupa Lief, assez sèchement. Je les connais bien. Et pour reprendre un vieux dicton : "La familiarité nourrit le mépris". » Il réfléchit quelques secondes puis lança : « Ordinateur ! Identification en commande vocale.
– Voix identifiée comme celle de Lief Anderson. » La voix de la machine était douce mais semblait emplir toute la pièce.
« Transfert de fichier. Avatar, entrée, Maxim’s point com. Réduire en icône. » Lief se tourna vers Matt. « File ta main, vieux… »
Alors que Matt tendait sa main en holoprésence, une petite pièce d’échec se matérialisa sur sa paume. C’était un pion, haut de trois centimètres à peine, formé d’un tourbillon de feu rougeoyant.
« C’est un programme que tu pourras garder sur toi en surfant sur le Net, expliqua Lief. Charge-le sur ton ordinateur et tu obtiendras les coordonnées d’accès et un mot de passe pour un site très particulier… un forum de discussion virtuel.
– Oh, super… grommela Matt.
– Je t’ai dit qu’il était très particulier, insista Lief. C’est un forum réservé aux jeunes oisifs fortunés. Personne ne s’y présente sous son vrai visage. Tout le monde recourt à des avatars – plus ils sont déjantés, mieux c’est. » Il marqua une brève pause. « C’est ce qui constitue le reste du programme. Je me suis développé un nouveau type d’avatar, un truc propre à attirer l’attention des gens qui vont zoner là-bas. »
Matt dévisagea son copain. « Parce que tu vas te balader sur ce forum ? »
Rire de Lief, mais il n’y avait pas la moindre trace d’humour quand il reprit : « Ben ouais. Moi aussi, j’adore traîner avec les gosses de riches. Même si cela veut dire que je dois les intéresser et les distraire. »
* * *
Après être revenu chez lui par le Net, Matt termina ses devoirs, puis il dîna. Ce n’est qu’ensuite qu’il se reconnecta à son ordinateur et saisit le pion rouge tournoyant. Sitôt le programme générateur d’avatar activé, Matt appela un miroir virtuel pour vérifier son aspect.
C’était une blague ou quoi ? Le programme de Lief l’avait transformé en bonhomme fil-de-fer animé – une espèce de dessin à main levé, avec deux points pour les yeux et une simple ligne à la place de la bouche. Alors même que Matt regardait, la figure se mit à rougir – d’embarras.
Lief avait-il eu réellement l’intention de participer à ce forum sous ces airs de bonhomme-têtard ambulant ?
Puis Matt réfléchit quelques instants. Ce personnage ridicule offrait bel et bien le déguisement parfait. Et si Lief avait vu juste, on ne manquerait pas de le remarquer. Matt décida de tenter le coup. Et même, s’il finissait par se sentir l’air idiot ? Il pourrait toujours se déconnecter et personne ne saurait jamais que Matt Hunter était passé par là.
Matt baissa les yeux et constata qu’il n’était plus rouge. Il tendit une main filiforme pour toucher son icône en forme d’éclair. De l’autre, il tenait toujours le pion rouge contenant sa destination et son mot de passe.
Et c’est parti !
Matt virevolta follement dans le dédale de la ville de néon du Net, s’enfonçant dans des secteurs qu’il n’avait encore jamais explorés. Par ici, nota-t-il, les constructions virtuelles étaient plus espacées. Puis il comprit : c’étaient des zones de sécurité. Pour les concevoir, les développeurs s’étaient visiblement lâchés encore plus que d’habitude : il passa devant ce qui ressemblait à un cimetière de néon, puis une réplique fluorescente du château de Dracula, avant de s’immobiliser enfin devant un imposant portail rouge et or.
Une imposante silhouette sans visage lui barrait le passage. Matt s’empressa de lui présenter le mot de passe qu’on lui avait donné. Il n’avait pas franchement envie de savoir ce que cette créature de lumière peu amène faisait subir aux intrus.
Le portier scintillant disparut dans un éclair, pour se transformer en un homme grand et mince vêtu d’un smoking démodé – caricature de maître d’hôtel d’un resto hyper luxe.
« Veuillez me suivre, je vous prie, monsieur ou madame. » Il avait un accent. Français, réalisa Matt.
Il franchit le seuil et se retrouva dans un décor comme il n’en avait vu que dans les holos. Il se tenait dans une vaste salle décorée dans le style des années 90 – 1890. Tout semblait rouge ou or : murs tendus de satin rouge, tentures et fauteuils d’épais velours rouge. Des colonnettes de cuivre doré soutenaient un plafond qui semblait plaqué à la feuille d’or. Des balcons privés étaient ceints de moulures dorées. Jusqu’aux flammes des antiques becs de gaz qui avaient un reflet jaune d’or.
Une partie de la salle était aménagée en restaurant, et des serveurs vêtus de noir s’empressaient entre les tables. Une autre était réservée à un casino, offrant de nombreux jeux de hasard. Un petit orchestre jouait des vieilleries devant la piste de danse presque déserte.
Mais l’essentiel de cet espace immense était vide, avec juste un vaste tapis rouge et or sur lequel déambulaient toutes sortes de personnages, passant en silence ou parfois devisant entre eux.
Matt regardait tout cela, les yeux ronds. Un peu à l’écart, se tenait un immense robot rouge et or dont la tête touchait presque le plafond pourtant haut de quinze mètres. Des gens bavardaient, tranquillement installés dans sa paume tendue. Un super héros passa en roulant des mécaniques, révélant chacun de ses muscles sous son uniforme collant. Derrière lui sautillait une grenouille d’allure parfaitement naturelle – sauf que si elle s’était dressée, elle aurait bien fait un mètre quatre-vingts de haut.
Une autre silhouette passa – que Matt reconnut aussitôt comme un des personnages du dessin animé qu’il suivait le samedi matin. Derrière, vision encore plus étrange, c’était un crâne humain entouré d’un halo de feu, qui flottait dans les airs à hauteur d’œil.
Eh bien, se dit Matt, j’imagine que je n’ai pas à me soucier de faire tache…
« C’est la première fois que tu viens chez Maxim’s ? » demanda une voix féminine dans son dos.
Il se retourna pour découvrir une jeune femme blonde qui paraissait, ma foi, normale… hormis le fait qu’elle était très belle.
« Euh… ouais, admit Matt.
– Mais tu rougis ! rit-elle. Comme c’est chou !
– Je crois que c’est dû à un défaut du programme, bégaya Matt.
– Non, c’est super, insista la fille. C’est quoi, le nom de ton avatar ?
– Je n’ai… commença Matt.
– On t’appellera… M. Baguette, coupa la fille. Au fait, moi, c’est Ci-Ci.
– Ravi de te connaître, Ci-Ci. » Matt était conscient de la dévisager, mais cette femme avait quelque chose de familier. Puis il percuta : C’était la star d’un soap sur HoloNet, Courtney Vance !
Ou plutôt, se corrigea-t-il, elle était l’image de Courtney Vance. Qui pouvait dire qui se cachait sous le masque ?
« À voir ton air blasé, j’imagine que tu dois venir ici assez souvent », observa Matt.
Ci-Ci rit, en enroulant ses longues boucles blondes autour de ses doigts parfaitement manucurés. « Tu veux dire que je ne fais même pas l’effort de me déguiser ? »
Effectivement, comparés aux tenues élaborées de la plupart des hôtes de Maxim’s, ses vêtements étaient d’une banalité revigorante : jean et gros chandail.
Puis Matt se surprit encore à la reluquer. Il aurait juré que le pull de Ci-Ci était violet. Or, voilà qu’il semblait outremer. Non, plutôt bleu ciel, un bleu qui tirait maintenant sur le vert. « Est-ce que tes fringues parcourent ainsi tout le spectre ? » s’enquit-il.
La fille se remit à rire. « C’est le design d’un pull tout à fait réel. Une histoire de microfibres optiques et de décharge en phase…
– Et qu’est-ce qui se passe quand ses piles sont mortes ? »
Ci-Ci le regarda. « J’en sais rien, avoua-t-elle. Peut-être qu’il devient transparent !
– Alors, tu fais peut-être bien de ne le porter qu’en virtuel, observa Matt. Le pire qui puisse t’arriver, ce serait de te retrouver interdite aux moins de 16 ans…
– Aucun risque, c’est un truc qui ne se porte qu’une fois, M. Baguette, rétorqua Ci-Ci. Tu te pointes ici toujours avec le même avatar, les gens finissent par deviner qui t’es. » D’un signe de tête, elle lui indiqua un imposant colosse barbare vêtu d’une peau de bête. « Par exemple, ça, c’est Walton Wheatley.
– Walt l’Échalas ? » Matt n’en revenait pas. Dans la vie, le gars était maigre et dégingandé.
« Tu connais Walt ? Tu vas à Bradford, toi aussi ? »
Matt se maudit en silence : T’es censé venir ici pour en apprendre plus sur ces gens. Pas pour leur fournir des renseignements sur toi.
« Un point pour toi, admit-il.
– Il y a des tas d’élèves de Bradford, ici, poursuivit Ci-Ci. Même si tous voudraient faire croire qu’ils sont à la fac – ou même plus vieux. » L’air méprisant, elle indiqua du pouce une grande rousse avec des yeux bleu vif et pas grand-chose d’autre. Curieusement, presque tous les avatars paraissaient l’éviter. « Elle te racontera sans doute qu’elle travaille dans la compagnie de courtage familiale, mais en réalité, elle est dans ma classe. C’est Pat Twonky. »
Non contente d’être affligée d’un nom ridicule, Pat était un vrai boudin, et aimable comme une mégère. Matt comprenait mieux pourquoi elle faisait le vide autour d’elle.
Il réalisa dans le même temps que Ci-Ci venait de lui confirmer qu’elle fréquentait le lycée de Bradford.
« J’imagine que je devrais te remercier pour la mise en garde. Mais s’amuser à démasquer les gens est un passe-temps risqué. Voilà maintenant que je me pose des questions sur toi… Est-ce que je me contente d’accompagner la superbe blonde pulpeuse que j’ai devant moi, ou est-ce que je devrais pas essayer de gratter sous le vernis ? Peut-être que t’es qu’une fausse blonde – qu’en fait, t’es une affreuse brune maigrichonne aux cheveux brun sale…
– Beuârk ! » s’exclama Ci-Ci. Deux mèches roulées à son doigt se détachèrent. Machinalement, elle s’amusa à les nouer en formant une faveur. « Quelle horreur me racontes-tu là !
– Ou peut-être que tu n’es qu’une tarée d’informatique, dont le seul plaisir est de venir voir comment vit l’autre moitié de l’humanité…
– Ce serait plus proche de dix pour cent, rectifia-t-elle. Et toi, c’est pour ça que t’es ici ? »
Matt ignora le piège. Il poursuivit : « Imaginons même que tu n’existes même pas ! Tu pourrais n’être qu’une sim informatique, chargée de briefer les nouveaux venus chez Maxim’s… »
Ci-Ci dut pincer les lèvres, mais elles se retroussèrent délicieusement. Matt entendit à peine son rire. « T’es vraiment terrible, l’accusa-t-elle. Et parano, en plus, si tu commences à t’inquiéter de flirter avec une sim.,
– Ça m’aide à garder les pieds sur terre, rétorqua Matt. Que puis-je faire d’autre quand je fais connaissance d’une fille toujours parfaite, quelle que soit la couleur de son pull ? »
Là, t’es en train de te laisser distraire, l’avertit une petite voix au fond de sa tête. Il était en train de lui débiter des trucs qu’en temps normal il n’aurait jamais osé dire à une fille. Mais, en sécurité derrière son avatar, c’était si facile de se laisser aller, de jouer le jeu.
Derrière le visage souriant de Ci-Ci, un nouveau personnage se matérialisa – un autre visiteur débarquant chez Maxim’s : une haute silhouette féminine, entièrement drapée de mousseline vaporeuse.
La femme voilée leur passa devant quand soudain elle pivota pour dévisager Ci-Ci. « Eh ! s’exclama-t-elle avec colère. Je croyais que les joueurs étaient censés venir avec des avatars, pas des copies.
– Le règlement dit simplement de venir comme on le sent, répliqua Ci-Ci, d’un ton aigre.
– Nous avons sans doute affaire à quelque petite lycéenne boutonneuse qui voudrait bien savoir comment ça fait d’être jolie… » Matt n’arrivait pas à croire que l’inconnue puisse charger d’un tel mépris ce simple terme. « Ça ne suffit pas de devoir bosser dès avant l’aube, d’avoir à passer le plus clair de son temps à apprendre des répliques ineptes, et de voir des flopées de petites idiotes copier votre coiffure. Mais que des minettes huppées viennent me piquer mon visage, alors là, je dis non ! »
Matt regarda tour à tour les deux jeunes femmes. Ce devait être la vraie Courtney Vance – et bon sang, c’est qu’elle était vraiment de sale humeur !
Ci-Ci était rouge de honte – et de colère. « Je dirais plutôt, vous l’emprunter pour un soir. Et d’abord, ce n’était même pas le vôtre, mais celui d’Alicia Fieldston. »
C’était le rôle qu’incarnait Courtney, Matt se souvint.
« Vous savez bien, poursuivit Ci-Ci, le personnage pourvu des améliorations apportées par le studio, histoire de lui éviter de ressembler à ça… » Soudain, les sourcils de Ci-Ci étaient devenus épais et touffus. « Ou à ça… » Son nez parfait dévia légèrement.
« Oh ! Espèce de petite… ! » gronda la vraie Courtney Vance.
Mais la fille grimée en copie virtuelle en avait assez entendu. Ci-Ci se retourna soudain, et son poing cueillit la silhouette voilée en pleine pommette.
Matt grimaça en entendant l’impact des phalanges contre la chair et l’os. Ça avait dû faire mal !
La vraie Courtney Vance s’évanouit comme une bulle de savon qui éclate.
Matt resta planté là, entendant sa réflexion résonner encore dans sa tête. Ça avait dû faire mal ! Ci-Ci avait touché Courtney Vance avec une attaque virtuelle. Ci-Ci devait faire partie de la bande des quatre qu’il recherchait !
Il se retourna vers la fille qui était encore en train de remuer le poing.
Mais avant qu’il ait pu dire quoi que ce soit, ils avaient été rejoints par un personnage qui les dominait l’un et l’autre de toute sa taille. Il avait vaguement forme humaine, si un homme pouvait mesurer deux mètres soixante-dix et être intégralement bâti en cristaux scintillants. Aussitôt, Matt décida de baptiser l’intrus M. Bijou.
Le personnage de cristal se tourna vers Ci-Ci. « On peut pas te laisser la bride sur le cou, même rien que deux minutes, n’est-ce pas ? »
La voix était censée résonner comme un carillon éolien. Mais la colère lui donnait un son de crécelle.
Une main se referma sur le bras de Ci-Ci. Malgré leur doux éclat, Matt sentit que ces doigts cristallins devaient être durs comme la pierre. Ci-Ci se contenta de dévisager M. Bijou en silence, mais son visage était un masque de terreur – et de souffrance.
Il faut que je fasse quelque chose, se dit Matt, tout en se demandant comment son corps filiforme pourrait survivre au piétinement sous ces monstrueux pieds rocheux.
Mais avant qu’il ait pu esquisser un geste, Ci-Ci et son gros ami rocailleux s’étaient évanouis de la salle de chez Maxim’s.