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Même une nuit de sommeil n’avait pas totalement effacé la migraine de Matt, consécutive à son crash (littéral et figuré) avec le système de Cat Corrigan. Rêvassant dans le bus le menant au lycée, il se voyait faire face à la jeune fille, l’attraper, la secouer comme un prunier. Ne comprenait-elle donc pas qu’il essayait de l’aider ?

Embêté, Matt secoua la tête – et le regretta aussitôt. Évidemment, qu’elle ne comprenait pas qu’il essayait de l’aider. D’abord, ce n’était même pas vrai. Il essayait surtout de traquer les vandales virtuels qui avaient provoqué tout ce chaos et blessé Lief Anderson. Est-ce qu’il se laissait distraire parce que l’un de ces vandales s’avérait être une fille, jolie et… terrorisée ?

Du reste, il était impossible d’affronter Caitlin sans aussitôt dévoiler son identité. Et sans donner une nouvelle cible à cette bande de cinglés capables de flinguer les gens en holoprésence.

Mais, avec Caitlin qui l’évitait, voilà qu’il avait perdu toute chance de démasquer les autres membres du groupe.

À moins que ?

L’heure d’études lui parut plus bruyante que d’habitude, à cause de sa migraine tenace. Mais faisant fi de la douleur, il appela ses deux copains Andy Moore et David Gray.

« Bande d’idiots », grommelait Andy. Son visage brûlé par le soleil s’était mis à peler et il appréciait assez peu de se faire appeler "la croûte" par certains de ses camarades. Coup de soleil plus colère : il était plus rouge que jamais.

« Continue comme ça, et ils font finir par t’appeler "tomate pelée", l’avertit David. D’abord, c’est toi qui as la manie d’affubler les gens de sobriquets. À force de distribuer les compliments…

– Ouais, ouais, je sais, j’ai que ce que je mérite, grommela Andy. Mais ça ne veut pas dire que je suis forcé d’apprécier. »

Il sourit à Matt. « Bon, alors comment se présente ta grande enquête ? J’imagine que c’est de ça que tu veux nous causer… d’autant qu’on a quasiment plus eu de tes nouvelles depuis samedi. T’as passé tout ce temps avec ta… Caitlin ? »

Andy fit sonner le prénom d’une manière incroyablement sirupeuse, en terminant par un soupir énamouré.

Matt ne savait s’il devait être gêné ou furieux. « Arrête ton char ! coupa-t-il. J’essaye de mettre le grappin sur les trois types qui étaient dans le groupe.

– Tu veux dire que Caitlin ne t’a pas encore craché le morceau ? » demanda Andy, d’un air entendu.

« Et si tu nous lâchais un peu la grappe, la croûte ? » dit David. Puis, ignorant Andy, il se tourna vers Matt : « Bon, alors qu’est-ce que je peux faire pour t’aider ?

– Hé, arrête un peu, s’empressa de protester Andy. Moi aussi, je veux l’aider… »

Matt sortit de son cartable deux plaques-mémoire. Chacune contenait des copies du fichier que Matt avait récupéré sur les ordinateurs de la Net Force : la liste des fils de diplomates qui avaient été en contact avec Cat Corrigan.

« J’ai deux listes – l’une recense deux cents étrangers qui ont été vus avec Caitlin Corrigan. L’autre, les dix premiers fils de diplomates qui la connaissent. Ce que j’aimerais savoir, c’est combien dans le lot peuvent mériter le nom de pirates. »

Il fit une grimace, puis enchaîna. « Il faut bien que quelqu’un ait écrit les programmes qui permettent aux vandales virtuels de réaliser leurs exploits. Ils ne se les sont pas procurés dans la première boutique micro venue… »

Les sourcils d’Andy se haussèrent jusqu’à la racine de ses cheveux. « Alors comme ça, tu penses que ce programme d’éjection musclée aurait été développé par un mauvais génie au fond d’une ambassade ?

– Je n’en sais rien, admit Matt. Mais ce que je sais, c’est que les autres vandales semblent bien être des étrangers. L’un est anglais, un autre s’exprime avec une espèce d’accent d’Europe continentale. Quant au troisième, il ne semble même pas connaître la langue de Shakespeare. Donc, j’ai deux types de tri à effectuer…

– Je prends la vérification des langues ! s’empressa de dire Andy. Je parie qu’il n’y a pas des masses de gens dans le milieu diplomatique d’aujourd’hui qui ne savent pas l’anglais. C’est devenu la langue internationale dans le milieu des affaires et de la politique. Qui voudrait d’un ambassadeur obligé de rester muet ?

– T’imagines que ce genre de diplomate… ferait tache ? » s’enquit David.

Andy acquiesça, l’air suffisant.

« Évidemment, avec un tel handicap, un ambassadeur chercherait à garder le secret sur son ignorance », poursuivit David.

Andy parut soudain nerveux.

« D’un autre côté, ses diplômes ou le cursus informatique qu’il a suivi devraient être du domaine public. » David gratifia son copain d’un grand sourire chaleureux. « Ben merde, je suis content qu’on m’ait proposé le boulot facile… »

Matt rigolait encore alors qu’il gagnait la salle de classe pour sa première heure de cours.

***

Il n’eut guère d’autres occasions de se réjouir durant la journée. Avec toutes les enquêtes qu’il menait, son travail de classe avait souffert. C’était à croire que tout le monde s’était donné le mot sur le réseau d’enseignement télématique, car chaque tuteur semblait prendre un malin plaisir à le cuisiner.

Au déjeuner, Sandy Braxton marqua sa compassion. « M. Fairlie t’avait vraiment dans le nez, aujourd’hui. Moi qui croyais qu’il ne réservait ce genre de crasse qu’à moi seul. » Sandy se mit à rire mais il s’arrêta brusquement. « J’espère que ce n’est pas notre mémoire qui te perturbe trop… »

Plus probablement, il s’inquiète surtout de me voir foutre en l’air tout ce dont il n’est pas chargé.

Quoiqu’il en soit de ses inquiétudes, Sandy parut les oublier dès qu’il aborda un truc découvert au cours de ses recherches sur la bataille de Gettysburg.

Il s’avéra qu’un de ses ancêtres y avait combattu. « Mon amère-arrière-arrière-arrière-arrière-grand-père s’est engagé dans le régiment de Virginie et s’est battu jusqu’à Gettysburg, expliqua Sandy. Où un boulet lui a emporté un bras.

– Ça s’est produit durant la charge de Pickett ? » demanda Matt. Si ses souvenirs étaient exacts, le général avait mené les troupes de Virginiens lors de cette attaque funeste.

« Pas du tout. Arrière-je-ne-sais-combien-grand-papa a été touché le premier jour de la bataille.

– Oh. » Il était facile de voir comment Sandy pouvait tomber aisément dans le côté anecdotique de l’Histoire. Peut-être que les ragots mondains l’intéressaient également ?

Matt décida de voir. « Dis donc, Sandy, j’ai entendu des rumeurs concernant de drôles de trucs dans le milieu des fils de diplomates de la capitale. T’es au courant ? »

L’autre se contenta de hausser les épaules et de hocher la tête. « Ma famille ne fréquente pas des masses le milieu diplomatique, expliqua-t-il. Excepté que mon vieux s’est fait un paquet de fric grâce à plusieurs d’entre eux. Il est le promoteur d’une nouvelle zone résidentielle au bord de l’Anacostia. Il s’était dit qu’un certain nombre de personnalités et de hauts fonctionnaires viendraient s’y installer. Au lieu de cela, c’est devenu un repaire d’ambassadeurs… Cela dit, il n’y voit pas d’inconvénient. Sandy lui adressa un grand sourire. L’argent

n’a pas d’odeur, quel que soit son pays d’origine. »

Rentré du lycée, Matt essaya de bosser un peu au mémoire qu’il rédigeait avec Sandy. Mais il ne cessait de repenser à la liste de fils d’ambassadeurs, comme si un examen plus attentif lui permettrait d’en extraire quelque secret caché.

Un détail qu’il releva fut que les adresses semblaient se concentrer sur deux groupes, le premier avec un code postal au nord-ouest de Washington, l’autre au sud-ouest de la capitale.

Matt savait que la majorité des ambassades se regroupaient au nord-ouest du district fédéral. Toutes les adresses situées au sud-ouest pouvaient-elles représenter les familles d’étrangers qui seraient allées s’installer dans la zone résidentielle dont avait parlé Sandy ?

Après avoir lancé un moteur de recherche sur la question, Matt fut quelque peu surpris devant le nombre de corrélations qui apparurent. Il en demanda un survol, et un article intitulé « Transferts démographiques – Washington D. C. » apparut en holoformat au-dessus de sa console d’ordinateur. En le parcourant, Matt apprit comment le gouvernement fédéral et les promoteurs immobiliers avaient modifié le visage de la cité au cours des années. L’un des trucs qui le surprit le plus était une vieille photo 2D prise moins d’un siècle auparavant. Elle montrait le dôme du Capitole dominant la buanderie installée au fond de la cour d’une baraque en bois qui semblait tout droit sortie de quelque comédie provinciale.

Matt ne pouvait pas croire qu’on ait pu tolérer une telle horreur esthétique sur la colline du Capitole. Le site était aujourd’hui occupé par un vieil immeuble de bureaux et un parking souterrain. Et pourtant, les quartiers au sud-ouest du Capitole accueillaient toujours des populations déshéritées cinquante ans après qu’on eut pris le cliché. Des poches de misère subsistaient encore à l’aube du troisième millénaire.

L’article montrait même des photos de la nouvelle opération immobilière, une zone protégée baptisée Marina Point, d’après le nom d’un ancien port de plaisance situé sur la côte. Matt ne put s’empêcher de rire en découvrant qu’en ses jours de misère, l’endroit s’appelait Buzzard Point – Le promontoire des Busards…

Il referma l’article et reprit sa contemplation de la liste de noms quand son ordinateur se mit à biper – un transfert de fichier était en cours.

C’était David, qui rendait compte. Sa recherche de sorciers de l’informatique chez les fils de diplomate n’avait donné qu’un nombre fort réduit de candidats parmi les relations de Cat Corrigan. Venant en tête de sa liste des as de la bidouille, David avait relevé Sean McArdle, le fils de l’ambassadeur d’Irlande. Matt nota qu’il vivait à Marina Point.

Mais il semblait bien que Caitlin n’ait pas d’attirance particulière pour le genre pirate informatique.

Sans doute à ses yeux ne sont-ils que des branques, se dit Matt en parcourant la liste. Il n’y avait en effet que deux noms, dont aucun parmi les dix premiers.

David ajoutait un fichier précisant que Gerald Savage se vantait d’être à peu près nul en informatique. Apparemment, c’était une gifle pour tous les programmeurs irlandais qui avaient envahi le marché de l’emploi britannique. David avait trouvé ça plutôt drôle, mais Matt n’avait pas envie de rire – ce côté ignare, et le fait d’en être fier, collait tout à fait au personnage de Gerry le Sauvage.

Matt fronça les sourcils en continuant d’étudier les deux listes, auxquelles il avait ajouté l’extrait de bio et la trombine de Gerald Savage.

« Ordinateur, dit-il soudain. Préparer moteur de recherche Infos-Pointer. Rechercher dans les bases de données publiques des médias toutes les références à des associés de Gerald Savage. Affiner avec les mots-clés violence et canular. Trier par fréquence de référence. Puis comparer avec les listes déjà chargées. »

Avec un soupir, Matt ordonna ensuite à la machine d’opérer en tâche de fond tandis qu’il projetait la plaque-mémoire que lui avait donnée Sandy Braxton. Autant lire un peu en attendant, se dit Matt. Tout ce travail de recherche et de tri risque de prendre un moment.

Il était donc retourné à son travail scolaire quand l’ordinateur se manifesta de nouveau. Le boulot n’était pas terminé : en fait, c’était Andy Moore qui lui envoyait un courrier électronique. Sans surprise, le rapport d’Andy était beaucoup plus décontracté que celui de David.

‘Lut, Matt !

D. G. avait raison. Les ambassadeurs ont le plus grand mal à admettre qu’ils ignorent l’anglais.

Mais il y a deux exceptions du côté des fils de diplos : des gars qu’on pourrait raisonnablement s’attendre à voir recourir à l’Idiome Savant.

Au temps lointain où le smash-dancing faisait fureur, Cat sortait avec un Allemand du nom de Gunther Mohler. Le partenaire idéal quand on pratique un truc qui tient à la fois de la danse et du karaté. Il est bâti comme un croisement entre un secondeur2 de foot et un bulldozer.

Semblerait que sa veuve de mère l’ait élevé pour devenir un « Allemand authentique », c’est pour cela qu’il ne parle que la langue de ses ancêtres. Ce doit être plutôt gênant pour son beau-père qui est attaché commercial à l’ambassade.

Nous avons ensuite Serge Woronov, dont le père est ambassadeur du Slobodan Narodniy, le nouvel État libre des Balkans. Tu sais à quel point ils ont le nationalisme exacerbé dans ce coin-là. Les langues étrangères y sont strictement zabranjeno – interdites, surtout pour un individu qui nourrit des ambitions politiques.

Ce sont les deux seuls que j’ai pu trouver. J’espère que ça t’aidera.

Matt riait sous cape en secouant la tête, quand l’ordinateur bipa pour la troisième fois.

Un bref coup d’œil à l’affichage holographique lui indiqua que sa recherche était achevée.

« Très bien, marmonna-t-il. On va comparer maintenant toutes ces listes. »

C’était comme les diagrammes de Venn en cours de maths : alors que chaque suspect pouvait avoir un large cercle d’amis, Matt ne s’intéressait qu’aux intersections desdits cercles. Cela faisait encore pas mal de monde, mais quand même nettement moins.

Il fit la grimace. La liste d’Andy ne se révélait pas d’un grand secours, en fin de compte. Tant Gunther Mohler que Serge Woronov apparaissaient sur les deux tableaux des copains de Corrigan et du Sauvage.

Un autre nom commun aux deux listes attira toutefois son attention. Il semblait curieusement familier. « Ordinateur, commanda-t-il. Sujet Lucien Valéry. Références média récentes. »

L’hologramme clignota, puis afficha une brève sur un canular ayant eu pour victime un professeur d’escrime de la région. Celui-ci avait pénalisé un escrimeur français – Lucien Valéry – lors d’une compétition qu’il arbitrait. Alors qu’il rentrait chez lui en voiture, l’officiel s’était retrouvé maculé de bleu-blanc-rouge par une bombe de teinture.

Valéry avait été soupçonné d’avoir monté le coup, car il n’en était pas à son premier tour pendable. Mais on n’avait rien pu prouver – peut-être parce qu’il était le fils d’un diplomate français. Quoi qu’il en soit, sa blague s’était retournée contre lui, puisque Lucien Valéry avait perdu une chance de représenter son pays dans l’équipe olympique d’escrime.

Un Français, réfléchit Matt. Quand on voulait se moquer d’eux, on les traitait de mangeurs de grenouilles…

Immédiatement, il songea à la grenouille de deux mètres qu’il avait découverte en face de lui en rencontrant les vandales virtuels.

Et si… ? Quand même pas !

Mais d’un autre côté, Lucien Valéry s’était révélé avoir un curieux sens de l’humour. Quand la grenouille avait voulu le menacer, elle s’était muée en mousquetaire du temps jadis… or, Lucien Valéry savait manier l’épée.

Matt essaya de se remémorer les paroles de l’homme à l’épée. S’était-il exprimé avec un accent français ? De fait, Matt n’arrivait pas à se souvenir.

Il avait été trop distrait par le contact de la lame contre sa gorge et le six-coups de dessin animé braqué sur sa tête.

Enfin, ça lui faisait toujours quelques suspects de plus à traquer.

Il lui vint également une nouvelle idée. Il se leva d’un bond pour décrocher le téléphone. Peut-être pourrait-il intercepter le capitaine Winters avant qu’il ne quitte son bureau.

« Winters », dit la voix du capitaine dès que Matt eut composé son numéro.

« Mon capitaine, c’est encore Matt Hunter. Je réfléchissais au programme trappe d’accès que vous avez trouvé. Je suis sûr que vous avez dû le faire décortiquer pour voir au juste comment il fonctionnait. Contenait-il des éléments qu’on pourrait qualifier… disons, d’étrangers ?

– Toujours adepte de cette théorie de nos farceurs liés au milieu diplomatique, hein, Hunter ? » Le capitaine semblait de bien meilleure humeur que lors de leur dernière conversation. « Ma foi, tu risques d’être un peu déçu par ce que m’ont révélé les techniciens. La trappe d’accès que nous avons récupérée au sein du programme de conférence de presse a été développée sur une machine d’entrée de gamme achetée au rabais, et à l’aide d’outils de programmation totalement dépassés. Ça ne colle pas vraiment avec ton scénario de fils de diplomates riches et privilégiés, n’est-ce pas ?

– Euh… j’imagine que non, admit Matt.

– Non, hein ? » Puis Winters poursuivit, sur un ton un peu moins satisfait. « Je te parie tout ce que tu veux que ce programme vient d’un Américain travaillant sur une antiquité d’entrée de gamme. »