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« Qu’est-ce qu’il y a ? » siffla Caitlin en voyant Matt se précipiter… et la repousser sans ménagement. « M’enfin, qu’est-ce qui te prend ? » Elle semblait plus effrayée que fâchée.

Il n’y prêta aucune attention, grattant frénétiquement le mur avec ses ongles rongés virtuels. Rien ! l’autocollant qu’il avait vu Cat plaquer sur la peinture verte n’avait laissé aucune trace.

Rectificatif : aucune trace visible. Le satané bidule s’était d’une manière ou d’une autre intégré à cette pièce virtuelle. Oh, il était toujours possible que la programmation due aux informaticiens irlandais ait purement et simplement effacé un élément étranger à l’environnement. Mais c’est des vandales virtuels qu’il s’agit, songea Matt. Qui que soit le Génie inconnu derrière eux, il est difficile d’imaginer qu’une de ses créations puisse être éliminée aussi aisément. Sauf si elle avait été prévue pour.

Il tourna un regard glacial vers Caitlin Corrigan. « Cet autocollant avec lequel tu jouais… c’est une icône de programme, n’est-ce pas ? Le retrait du papier protecteur le lance automatiquement. À présent, il est en train de s’infiltrer dans le code de cette simulation… et sans doute de l’ensemble de cette Ervé. »

Il décela l’éclair de terreur dans ses yeux. Mais tout en se demandant pourquoi diable elle semblait si contrariée qu’il ait déjoué son petit jeu, il lança sa main en avant pour lui saisir le bras.

Réflexe salutaire : à l’instant même où il établissait le contact avec elle, Cat s’éclipsa de la conférence de presse.

Comme il s’était accroché à elle, Matt la suivit dans ses pérégrinations virevoltantes sur le Net.

Caitlin essaya de se débarrasser de lui, l’entraînant à travers des flots rugissants d’échanges de données. Malgré la flexibilité du temps de travail, la tranche neuf heures-dix-sept heures demeurait la plus encombrée pour le passage de l’information.

Matt s’accrocha de toutes ses forces alors qu’il rebondissait comme une boule de flipper propulsée à la vitesse de la lumière. À présent, il avait deux questions dont il brûlait d’avoir la réponse. Quel était cet étrange programme-étiquette qu’elle avait laissé dans l’Ervé de Sean McArdle ? Et pourquoi le simple fait de l’avoir interrogée dessus avait déclenché chez elle ce réflexe de fuite éperdue ?

Cat respirait comme si elle avait couru sur des kilomètres… ou bien est-ce qu’elle sanglotait ? Finalement, ils déboulèrent dans un décor familier.

Ils étaient revenus au labo de chimie virtuel de Bradford.

« Tu sais, dit Matt, mon binôme en TP de chimie avait réussi un jour à faire une erreur qui, dans la réalité, nous aurait tous fait sauter. Au lieu de cela, on s’est retrouvés avec un plantage général du système suivi du retrait de tous nos produits chimiques de la simulation. Il marqua un temps. Et bien entendu, le reste de la classe s’est foutu de nous, eux, ils avaient vu le gros message d’alerte : DECLENCHEMENT REACTION INSTABLE s’inscrire en rouge à ce moment. Pendant des semaines, on est devenus les Instable Boys, jusqu’à ce qu’un autre se fasse renvoyer du cours virtuel après avoir renversé de l’acide chlorhydrique sur le devant de sa chemise… finalement, on a eu de la chance. »

Caitlin avait posé la tête sur une des paillasses, ses yeux étaient clos. « Lâche-moi le bras, veux-tu ? Laisse-moi tranquille ! » fit-elle, implorante.

« Si je t’ai raconté ça, c’est pour te prouver que tout le monde peut commettre des erreurs, dit Matt, d’une voix douce. Tu t’imaginais que je ne te poserais pas de questions sur ce programme adhésif si je te voyais l’utiliser ? Il est sacrément ingénieux, après tout. Subtil, même. Pas exactement dans le style de ton pote couvert de cristaux ou de l’autre cow-boy de bande dessinée, si tu veux mon avis. Est-ce qu’il n’aurait pas été concocté par le type qui s’est mué de grenouille géante en chevalier d’opérette ? »

La joue toujours posée sur le carrelage froid de la paillasse, Caitlin le fixa, les yeux exorbités. « Je peux pas te le dire ! Je-ne-peux-pas !

– Parce que mademoiselle doit d’abord en discuter avec ses copains ? Je peux attendre.

– Je te dis de me ficher la paix ! » Les larmes scintillèrent dans ses yeux et bientôt elles ruisselaient sur sa joue.

Matt ne pouvait pas supporter de voir une fille pleurer. Il lui lâcha le bras.

Instantanément, elle disparut.

Bien joué, se dit-il, amer. Ça fait deux expériences que tu loupes ici. Encore heureux que le programme de surveillance ne soit pas activé, sinon tu serais déjà entouré de grosses lettres rouges. Il imaginait d’ici le message d’erreur : CONNARD SENTIMENTAL.

* * *

Matt s’éclipsa vite fait du labo de chimie virtuel– l’accès en était interdit en dehors des heures de cours. Il risquait un tas d’emmerdes s’il se faisait pincer ici. Jouant toujours la prudence, il refît un crochet par un autre serveur surchargé avant de regagner son Ervé personnelle.

Plus il y réfléchissait, et plus il était convaincu qu’il y avait un grand manitou derrière les vandales virtuels qu’il avait vus. Qui que puisse être ce génie, il avait réussi à flanquer une trouille bleue à Caitlin Corrigan. En comparaison, elle avait affiché un calme olympien quand ses potes avaient menacé de faire taire définitivement Matt. Elle était même restée plutôt relax quand M. Bijou – Gerry le Sauvage

– l’avait de toute sa hauteur menacée de lui flanquer une raclée.

Qu’avait donc de spécial le créateur de leurs programmes ? Pourquoi cet individu emplissait-il Caitlin d’une frayeur telle qu’elle n’avait qu’une envie : détaler ?

Matt ne pouvait pas être sûr à cent pour cent de ses soupçons. Il allait devoir creuser un peu plus la biographie de Gerald Savage, découvrir le niveau de connaissance en programmation du jeune anglais. D’une manière ou d’une autre, il allait également devoir démasquer les autres personnages et faire de même avec eux. C’était un peu au flan qu’il avait dit que le programme adhésif semblait trop subtil, comparé aux avatars employés par les trois garçons.

Mais d’un autre côté, quelqu’un de vraiment subtil devrait être capable de se planquer derrière un masque trop évident…

Matt réintégra son Ervé personnelle, coupa la connexion, et se retrouva avachi dans son siège d’interface. Il pouvait jouer à ce petit jeu des et-si et des peut-être jusqu’à la saint-glinglin. Ce que voulait la Net Force, c’était détenir un minimum d’éléments sur la programmation de l’adversaire.

Il quitta son siège, se rendit au téléphone, réussit juste à temps à intercepter le capitaine Winters. Celui-ci ne se montra pas vraiment ravi d’avoir de ses nouvelles. « Es-tu en train de me suggérer à présent que le fils de l’ambassadeur d’Irlande pourrait être en cheville avec cette bande ?

– Non, mon capitaine. Je crois au contraire qu’il pourrait être une cible. On entre dans son Ervé comme dans un moulin. Il s’en sert pour organiser des mini conférences de presse pour la jeunesse…

– Et il est protégé par l’immunité diplomatique, le coupa Winters.

– Je crois bien que son programme a pu être corrompu, poursuivit Matt. Peut-être que vous pourriez tenter une approche non officielle… leur dire que vous avez entendu parler de ces conférences de presse, et manifester de l’intérêt pour la programmation de ces événements. Ils distribuent gratuitement des exemplaires du programme. Si vous leur demandez des enregistrements des dernières conférences, vous pourriez récupérer une copie des lignes de code modifiées. »

Le capitaine Winters bougonna, irrité, puis admit :

« Ça pourrait valoir le coup… Je vais établir le contact, et voir ce que ça donne. »

***

Le téléphone sonna au moment où la famille Hunter passait à table. La mère de Matt répondit depuis le poste de la cuisine, après avoir posé le plat de protéines-burgers qu’elle avait préparé. « Allô ? Oh, oui, capitaine. Il est ici. »

Elle passa l’appareil à Matt, puis indiqua le plateau.

Matt saisit le message. « Allô, capitaine Winters. On commençait juste de dîner…

– Alors, je serai bref, dit le capitaine, d’un ton brusque. Il semblerait que t’aies eu raison, pour l’altération du programme. J’en ai récupéré une copie auprès de l’ambassade d’Irlande que j’ai transférée à Quantico. Nos techniciens ont découvert une section entière de code qui n’appartient pas au programme originel. Ça ressemble à une bonne vieille trappe d’accès, un logiciel permettant d’accéder à la simulation et de piloter le matériel de l’extérieur.

– Vraiment ? s’étonna Matt. Mais je pensais que les méthodes modernes de programmation avaient interdit les routines de ce genre.

– Plus maintenant, répondit le capitaine, avec une note amère. L’idée date peut-être, mais l’inconnu qui a concocté ce truc a réussi à déjouer les procédures de sécurité les plus récentes… Il marqua un temps. Il y a des tas de gens à la Net Force qui aimeraient beaucoup pouvoir discuter avec ce bonhomme.

– Si je découvre quoi que ce soit, mon capitaine, je vous le ferai savoir, ne craignez rien. »

Le capitaine émit un borborygme suggérant qu’il était pour le moins dubitatif. Puis il conclut. « Enfin, j’espère qu’on ne peut pas demander plus. Bonne nuit, Matt.

– Bonne nuit, mon capitaine. » Matt raccrocha le téléphone puis se mit à grignoter son dîner, jusqu’au moment où son père débarrassa et partit faire la vaisselle. Matt l’essuya, puis regagna sa chambre et son fauteuil d’interface.

***

Une fois encore, Matt attendit d’avoir atteint un nœud de communications encombré avant de revêtir l’avatar de Lief Anderson. Puis il activa le protocole de communication de Cat Corrigan et traversa comme une flèche le pays enchanté de néon. Oui, il fonçait vers le secteur des serveurs gouvernementaux. Puis il obliqua vers le quartier plus calme des familles au compte en banque et au carnet d’adresses bien remplis.

Une version radieuse du Mont Vernon se dressait devant lui. Il fila droit sur le mur lumineux… et s’y écrasa.

Tassé sur les coussins de son siège d’interface, Matt se tenait la tête comme s’il redoutait qu’elle se détachât. Il serrait les dents si fort qu’il en avait des crampes aux mâchoires. Mais il ne voulait pas crier, craignant d’attirer ses parents.

La douleur semblait marteler chacun de ses neurones. Il avait déjà subi des plantages de système, et ce n’était pas pire que ceux qu’il avait déjà connus.

Sans aucun doute était-il déjà mieux loti que Lief Anderson après avoir reçu sa balle virtuelle.

Matt était conscient, il respirait… et il sentait le moindre élancement parcourir son système nerveux. Il savait que la douleur cuisante finirait par s’atténuer et disparaître. Quand il s’éveillerait, demain matin, il ne lui en resterait plus qu’une sourde migraine.

Non, ce qui faisait le plus mal, c’était la manière dont il s’était fait jeter par Caitlin Corrigan.

Bon sang, songea Matt. Quand mademoiselle n’a pas envie de répondre à vos questions, sûr qu’elle vous le fait savoir !