CHAPITRE XIII

 

 

Un brouillard épais montait des champs en vagues cotonneuses pour se répandre sur la route. Les petites bâtisses du motel disparaissaient complètement derrière cet écran de vapeur fantomatique, et seuls leurs toits gris permettaient encore de les situer dans le paysage aboli, gommé.

Mathias traversa le parking en diagonale. Il grelottait. La rosée piquetait les carrosseries des véhicules prisonniers de l’enclos des bandes jaunes peintes sur l’asphalte. Il regarda sa montre. Elle marquait « jeudi », il y avait trois jours qu’il fuyait…

Il ouvrit la portière de sa grosse Studebaker, s’assit sur une fesse et alluma la radio. Le présentateur parlait bien sûr des gargouilles qui dérivaient à présent vers le sud. Il recommandait à la population des villes de ne faire montre d’aucune agressivité envers les animaux.

«… Évacuez les bâtiments, disait-il, mais ne tentez pas de vous opposer à l’avance des bêtes. Elles réagiraient de manière extrêmement violente comme le prouvent les événements qui ont ensanglanté la capitale…»

Fanning hocha la tête. Personne ne pouvait rien contre les gargouilles. On en était réduit à les laisser se promener au hasard, en espérant qu’elles feraient le moins de dégât possible.

«… Il faut prendre notre mal en patience, continuait le journaliste, les spécialistes pensent que les animaux atteindront la mer en moins d’une semaine. Selon eux cet obstacle ne les arrêtera pas, comme certains le prétendaient. Il n’y a donc pas à craindre que les gargouilles fassent demi-tour pour revenir à leur point de départ. Au contraire, il existe de fortes probabilités pour qu’elles plongent dans l’océan et se mettent à nager vers d’autres côtes…»

Mathias ricana. Beau cadeau en perspective pour les pays bordant le golfe ! La Terre entière allait se retrouver réduite à supporter la déambulation des monstres comme un fléau périodique. Faute de pouvoir détruire les affreuses productions des Laboratoires Mikofsky, on allait cohabiter. On s’enfuirait à leur approche, abandonnant villes et maisons. Les informations télévisées diffuseraient chaque jour un bulletin prévoyant les déplacements des coffres vivants au cours des prochaines vingt-quatre heures. Cela durerait jusqu’à ce que les animaux aient trouvé une autre cachette, une autre crypte proche d’une source d’alimentation énergétique. Un volcan en activité, peut-être ?

Mathias coupa la radio. La brume s’estompait. Au bout des champs se dressait la muraille feuillue d’une forêt.

Trois jours de fuite…

Il ne savait pas où il allait. En Afrique sans doute, ou aux Indes…

En rentrant chez lui il avait découvert Patricia endormie, totalement inconsciente du cauchemar qui déferlait sur la ville. Il l’avait arrachée du lit pour la porter sous le jet de la douche.

« — Il faut évacuer ! lui avait-il hurlé aux oreilles, vite. Habille-toi mais n’emporte rien, on achètera tout sur place…»

Abrutie par les somnifères, elle n’avait pas cherché à protester.

Pendant qu’elle s’habillait, Fanning avait fracturé la serrure du coffre et transvasé le trésor dans deux sacoches de cuir.

Les pierres précieuses et les écus roulèrent entre ses doigts. Il y avait là de quoi acheter la moitié du monde. C’était trop, beaucoup trop.

Lorsque Patricia émergea de la salle de bains, elle avait retrouvé en partie sa lucidité. Les flammes et les volutes de fumée qui montaient dans la nuit la firent courir à la fenêtre.

« — Qu’est-ce qui se passe ? balbutia-t-elle, c’est la guerre ? »

« — Non, un accident dans les locaux de la B.D.S. Il faut foutre le camp. Il y a des risques de contamination radio-active. »

Il savait que c’était le seul argument qui déciderait la jeune femme à partir sur-le-champ. Les radiations la terrifiaient.

Comme prévu, elle sursauta et se mit à chercher ses chaussures avec une ardeur nouvelle. C’est alors seulement qu’elle aperçut la fillette au regard vide assise sur l’unique fauteuil du salon.

« — Hé ! siffla-t-elle, d’où sort cette gamine ? Et… elle est toute nue ! »

« — Je l’ai tirée des décombres, sa famille a été tuée. Je crois qu’elle est choquée. On ne peut pas la laisser. Emmenons-la, on trouvera bien un hôpital sur la route…»

Il craignait la réaction de Patricia, mais elle se contenta de murmurer « Pauvre petite » en caressant les étranges cheveux de la créature.

Dix minutes plus tard, ils claquaient la portière de la voiture. Mathias choisit de se lancer dans le sillage des gargouilles, pensant qu’il éviterait ainsi la cohue que n’allait pas manquer d’engendrer l’exode. Aucun fuyard en effet n’aurait l’idée de courir derrière les monstres pour se mettre à l’abri !

De plus, grâce à ce subterfuge, on pouvait compter sur le désordre provoqué par le passage des monstres pour passer inaperçu. Ce n’était pas négligeable.

Depuis, ils roulaient d’un motel à un autre, traversant des villes désertes et des bourgades fantômes.

La nuit, Mathias dormait la nuque posée sur les sacs bruissants de pièces d’or. Il entrevoyait mal ce qui allait suivre. Lorsqu’il serait en lieu sûr, il ferait deux paquets qu’il placerait dans une consigne automatique, deux paquets contenant la part de ses complices. Il expédierait ensuite les clefs et les coordonnés des casiers à Sarah Muraille et Cornélius Vladewsky. Peut-être un jour les rencontrerait-il en Afrique, déguisés en potentats ou en propriétaires de plantation ? Qui sait ?

Il se redressa et ferma la portière. L’humidité de l’aube traversait sa chemise et hérissait sa peau. Il prit le chemin du bungalow.

Dans la baraque Patricia dormait, le visage enfoui dans un oreiller.

La fillette regardait la télévision dont elle avait coupé le son.

Elle était affublée d’un tricot rouge et d’un jean trop long achetés au drugstore d’une station service. Patricia avait insisté pour lui couper les cheveux en brosse.

« — Tu ne vois pas qu’elle a une maladie du cuir chevelu ? avait-elle argumenté. Ses mèches sont toutes gluantes. Il faudra la montrer à un docteur…»

La « fillette », elle, se laissait faire avec une totale indifférence. A chaque halte, elle se jetait sur le poste de télévision et fixait jusqu’à l’hypnose les images défilant sur l’écran. Mathias mit un certain temps à comprendre qu’elle étudiait les expressions des acteurs et s’entraînait à les reproduire. Peut-être espérait-elle, en singeant leurs mimiques, dissimuler sa nature inhumaine ?

Elle parlait peu, mais lorsqu’elle ouvrait la bouche elle bégayait effroyablement. Mathias commençait à se demander si le blocage mental, dont elle avait essayé de déjouer la vigilance, n’agissait pas à retardement ? Allait-elle perdre progressivement toutes ses facultés de communication pour sombrer dans une transe cataleptique dont rien ni personne ne pourrait plus la tirer ?

Ce n’était pas impossible. Fanning ne parvenait pas à déterminer s’il en était inquiet ou soulagé. « Ne te laisse pas duper, se répétait-il, il ne s’agit pas d’une petite fille mais d’un… organisme. Réagirais-tu de la même manière si on t’annonçait la mort prochaine d’une colonie de bactéries ? »

Il se promit d’observer l’enfant pour voir si le mal progressait. Si les difficultés d’élocution se doublaient d’une baisse d’acuité visuelle ou auditive, le diagnostic ne ferait plus aucun doute.

Il s’assit sur le lit. Il était ennuyé. Patricia semblait s’être attachée à l’étrange créature. L’exode brutal et l’arrivée de « l’enfant », l’avaient distraite de ses habituelles névroses. Désormais elle délaissait ses catalogues et ne parlait plus de scaphandre. A l’heure des repas elle entourait la fillette d’une foule d’attentions, lui parlant, la cajolant. Lui nettoyant la bouche avec un coin de serviette. La créature se laissait faire, avalant sans rechigner une nourriture dont elle n’avait nullement besoin. Mathias savait qu’à l’instar des gargouilles elle pouvait jeûner un an. En outre, si elle se sentait faible, elle avait toujours la possibilité de planter ses doigts mouillés de salive dans les trous d’une prise électrique pour se gaver de courant, telle une pile qu’on recharge.

Fanning se passa la main dans les cheveux. La « fillette » regardait un dessin animé en s’entraînant à reproduire les contractions faciales d’un quelconque canard habillé d’un costume de marin. Son « visage » s’agitait de manière grotesque, et, par moments, elle avait l’air d’un gnome ou d’un lutin possédé par le démon. Mathias soupira. Il ne savait pas ce qu’il allait faire d’elle. Elle ne pouvait pas grandir, son organisme modelé une fois pour toutes la condamnait à vivre éternellement dans la peau d’une petite fille. Mais quels étaient ses… « sentiments » vis-à-vis de la race humaine ? Fanning redoutait d’aborder ce sujet. Il devinait que la créature ne nourrissait aucune affection pour ceux qui l’avaient condamnée à vivre recluse au fond d’un estomac géant !

Avec le temps, le désir de survivre aidant, elle risquait de se muer en un redoutable prédateur. Fanning ne pouvait rien contre cela. L’enfant faisait partie du troupeau conçu par les savants du Groupe Mikofsky. Comme les gargouilles, elle était invulnérable à toute agression extérieure. La brûler vive, lui enfoncer un couteau entre les omoplates ou une hache au milieu du crâne n’aurait servi à rien, qu’à provoquer en elle un regain de haine.

« Seul le blocage mental peut la détruire, pensait Mathias ; le cerveau court-circuité, elle deviendra aussi inoffensive qu’une statue…»

Il se surprenait à souhaiter ce moment. Il avait libéré un monstre et il redoutait les conséquences d’un tel acte. Au fond de lui, il espérait que les symptômes catatoniques prendraient chaque jour un peu plus d’ampleur. Il savait qu’il ne retrouverait sa tranquillité d’esprit qu’une fois « l’enfant » réduite à l’état de mannequin… de poupée. Une poupée qu’il abandonnerait à la sollicitude de Patricia.

« Mon Dieu, gémit-il intérieurement, je suis horrible ! »

Il payait pour le crime commis, pour le hold-up, pour la ville détruite.

Les sacoches pleines d’or lui servaient d’oreiller, mais les oreillers, eux, ne lui étaient plus d’aucune utilité puisqu’il ne dormait plus…

Il s’allongea, calant sa nuque sur le tas de pierres précieuses. Le trésor, colossal, prenait une dimension irréelle. Il était là, mais Mathias n’arrivait pas à se persuader de son existence. Il se demandait de plus en plus s’il ne ferait pas mieux de prélever une demi-douzaine de diamants et de… jeter le reste au fond d’un fossé. Il n’avait pas besoin d’acheter la moitié de la Terre, il ne désirait qu’un peu d’argent pour recommencer une nouvelle vie dans un pays encore épargné par la peste cybernétique.

Mathias bâilla. Devant la télévision la petite fille grimaçait affreusement.