CHAPITRE IV
Mathias avait l’impression d’être un poisson vêtu de ses seules écailles. Un animal nu et fragile se déplaçant au milieu d’une armée de scaphandriers. La perspective de l’avenue Saint-Amar était pleine d’armures de protection urbaine. Dans ce quartier chic, la nouvelle mode avait fait des ravages. Fanning, vêtu d’un jean, d’un tee-shirt et d’un blouson de cuir, éprouvait un étrange sentiment de vulnérabilité. A l’intérieur de ce périmètre privilégié, être normalement habillé frisait l’attentat à la pudeur.
Il avançait, les yeux écarquillés. Autour de lui des scaphandriers faisaient du lèche-vitrine, sortaient des pâtisseries un paquet de gâteaux à la main. A la terrasse des cafés, d’énormes armures de couleurs vives buvaient du chocolat au moyen d’une « paille » télescopique jaillissant du bocal qui leur servait de heaume. Les bibendums d’acier devisaient au moyen d’un haut-parleur fiché au sommet de leur casque tel un plumet. Pour les conversations intimes, on s’isolait au moyen d’un cordon audio qui raccordait les deux scaphandres aussi facilement que les différents éléments d’une chaîne stéréo.
Mathias regarda l’heure. Sarah Muraille lui avait donné rendez-vous au numéro 23 de l’avenue Saint-Amar.
« — C’est le siège de la compagnie, avait-elle précisé, donnez mon nom au portier, je viendrai vous chercher sinon on ne vous laissera pas entrer même si vous exhibez votre carte d’officier de police. »
De telles précisions exaspéraient Fanning, elles lui faisaient comprendre à quel point sa fonction avait cessé d’impressionner les gens. Privés de leurs armes, les flics n’étaient plus que des chiens édentés dont les aboiements n’effrayaient plus personne. A la hauteur du 23 il repéra un alignement de lettres chromées qui formait les mots : SWEETON ET SWEET. Assurances.
Il poussa la porte de verre blindé et entra dans le hall.
Un gardien habillé en amiral de la flotte se précipita à sa rencontre avec l’intention évidente de le refouler. Mathias lui tendit la carte de Sarah Muraille et partit s’asseoir dans l’un des fauteuils réservés aux visiteurs. La moitié du hall était occupée par un « vestiaire » destiné aux armures de protection urbaine. Les scaphandres, alignés le long du mur, étaient maintenus en position verticale par un système d’accrochage muni d’une fermeture à combinaison. Cette concentration de cuirasses vides n’était pas sans évoquer la galerie d’exposition d’un quelconque musée militaire. Tandis que le gardien téléphonait, Fanning attrapa un magazine sur la table basse. C’était l’un de ces illustrés protoplasmiques qu’on essayait de lancer sur le marché. Les images constituées de bactéries colorées avaient été groupées en colonies spécialisées de manière à reproduire perpétuellement le même mouvement. Les personnages enfermés dans les cases de la bande dessinée répétaient ainsi le même geste pendant toute la durée de vie du journal. Cet apparent prodige reposait simplement sur l’utilisation des réflexes rudimentaires constatés chez certains protoplasmes mis en présence d’une source de lumière. Il suffisait de sélectionner les gelées en fonction du mouvement désiré : translation de droite à gauche, de gauche à droite, étirement, rétrécissement, changement de couleur, etc. Le résultat était surprenant. La lumière d’une ampoule de soixante watts suffisait à animer l’ensemble, les héros commençaient alors à bouger, à remuer les bras, les oiseaux battaient des ailes, les…
Mais de tels magazines n’avaient qu’une existence éphémère. Très vite les colonies bactériennes commençaient à proliférer, affligeant les personnages de déformations monstrueuses. Les gelées colloïdales enflaient comme des champignons et débordaient des cases. Parvenues au stade ultime de mûrissement, ces excroissances éclataient en laissant sourdre un liquide vineux au parfum effroyablement sucré. Les enfants raffolaient de cette substance, et il n’était pas rare qu’ils se mettent à dévorer en cachette magazines et albums ! Les associations de consommateurs s’étaient émues de cette pratique sans pouvoir rien prouver quant à la nocivité des composantes protoplasmiques. Les journaux n’avaient donc eu à souffrir d’aucune censure ou interdiction de vente. La législation les avait simplement obligés à afficher nettement la date de péremption du produit, ainsi que sa composition. Mathias caressa les images du bout des doigts. Elles avaient la consistance des crèmes desserts à base d’algues et une certaine brillance évoquant la peau de grenouille humide.
LES AVENTURES DU CULTURISTE FOU, annonçait le titre. En dessous on pouvait lire : Ce journal doit être consommé avant la fin de la semaine ! Les images en sont parfumées à la vanille de synthèse. Sachez apprécier avec modération. Fanning pressa sur la tête d’un héros avec l’ongle de son index. C’était un peu comme s’il avait tenté de crever un gros bouton purulent. La couleur du protoplasme maltraité vira au rouge.
— Moi, il m’arrive de les brûler avec une cigarette, fit une voix féminine extrêmement rauque dans son dos.
Une femme rousse se tenait derrière lui. Grande, la quarantaine. Sa bouche épaisse avait été teinte en bleu au moyen d’une encre à tatouage. L’inflammation due aux milliers de piqûres avait fini par donner à ses lèvres une configuration négroïde violemment sensuelle. Mathias se leva. Elle était belle, épanouie. Encore en équilibre au sommet du mauvais versant de la vie. Fanning la détailla. Elle portait un tee-shirt de cuir noir et une combinaison de mécano en léopard mort-né. La tenue à la mode dans les milieux intellectuels. Le style « prolo de luxe » qui faisait fureur dans les salons. Sur son bras nu un tatouage adhésif proclamait « NI DIEU NI MAITRE ». Du folklore de bourgeoise encanaillée… Mathias ne put déterminer s’il avait envie de lui cracher au visage ou de la baiser, là, au milieu des illustrés bourgeonnants.
— Je suis Sarah Adélina Muraille, dit-elle en s’asseyant. « S.A. Muraille » comme l’indique ma carte. Mes collègues m’ont surnommée Samouraï, c’est plutôt con, vous ne trouvez pas ?
Elle s’assit à côté de la table supportant les journaux, et Fanning comprit qu’elle n’avait pas l’intention de le faire monter dans son bureau. Était-ce une manière de lui faire comprendre qu’il n’était qu’un solliciteur et ne méritait aucun égard ? Peut-être voulait-elle éprouver sa docilité… Voir s’il était conscient de sa position précaire ?
— Alors c’est vous, le « gynécologue des coffres-forts », ricana-t-elle. C’est un pseudo de truand, ça.
— Dans notre métier, la frontière, est souvent poreuse, marmonna Mathias. Pour combattre le mal il faut apprendre toutes les stratégies du virus. J’ai eu l’occasion d’approcher les plus grands « accoucheurs de coffres » des vingt dernières années.
— Accoucheurs ? On ne dit plus « perceurs » ?
— Non. On ne perce plus les coffres. Ce serait d’ailleurs plutôt eux qui auraient tendance à percer les casseurs incompétents.
— Êtes-vous familiarisé avec les modèles de pointe ?
Mathias avait l’impression de passer un examen à l’école de police. La colère faisait rougir ses oreilles et sa langue devenait chaque seconde de plus en plus sèche. Il se força à rester calme.
— Je me suis maintenu en forme, dit-il à la manière d’un ancien athlète qui essaye de se faire engager comme videur dans un pince-fesses de troisième ordre.
L’humilité lui ravageait l’estomac.
« Je vais t’enlever ton foutu treillis léopard, pensait-il, et je t’arracherai les poils du con avec mes dents. Je te mettrai sur le ventre, salope, et je t’enculerai si profond que tu auras des hémorroïdes pour tout le restant de tes jours ! » Mais il parvint à refouler le délire rouge qui enflait son cerveau. Ses mains tordirent la BD protoplasmique dont les personnages éclatèrent comme des furoncles mûrs.
— Je peux vous parler de la nouvelle génération des coffres vivants, s’entendit-il réciter, ce sont pour la plupart des animaux de synthèse créés en laboratoire. On s’est aperçu qu’à la différence des boîtiers « inertes » de jadis, ces organismes défendaient leur intégrité viscérale avec une férocité sans égale. J’ai pu approcher des coffres protoplasmiques constitués d’une gelée digestive qui dévorait toute substance organique passant à sa portée. Il suffisait d’y noyer une malle étanche contenant le butin à protéger pour être à l’abri des cambrioleurs. Lorsqu’on désirait récupérer ses biens on dissolvait la diastase à l’aide d’une certaine bactérie, et le tour était joué.
« J’ai vu également des coffres gourmands, ne daignant ouvrir les mâchoires qu’une fois mis en présence d’un aliment déterminé, et le plus souvent extrêmement insolite ! Je peux vous parler des coffres reproducteurs qu’on doit engrosser avec une liqueur séminale spéciale pour qu’ils accouchent au bout de trente minutes de la clef hormonale donnant accès au réceptacle organique dans lequel on a dissimulé le butin qu’on veut préserver… Les variantes sont infinies. L’avantage principal de cette technique de mise à l’abri réside dans la grande résistance aux agressions de ces organismes, et dans l’extrême agressivité qu’ils déploient dès qu’on fait mine de les violenter. Aucune effraction n’est possible. Si l’on tente de tuer l’animal-écrin il se met aussitôt à hurler et à sécréter des substances corrosives, urticantes ou vénéneuses. Il finit par mourir, certes, mais au milieu d’un tel tumulte et en occasionnant un tel gâchis qu’aucun casse ne peut passer inaperçu. Ces animaux ont, le reste du temps, une vie parfaitement végétative. Pour les « percer », comme l’on disait jadis, il ne s’agit plus seulement de manier le chalumeau et le burin. Il faut être un parfait chimiste, avoir d’énormes connaissances en biologie, disposer d’un laboratoire portatif… et jouir de plusieurs années de tranquillité pour étudier un spécimen à loisir. »
La grande femme rousse hocha la tête, visiblement satisfaite.
— Vous avez l’air de savoir de quoi vous parlez, observa-t-elle en commençant à se rouler une cigarette.
Mathias reprit son souffle. Sarah puisait le tabac dans une petite blague en lamé, et les feuilles de papiers maïs dans un étui de platine.
— Il y a toutefois un os, observa-t-il, les gens ont peur de cette nouvelle technique. On colporte d’horribles histoires de financiers dévorés par leur coffre-fort, cela nuit à l’extension du marché.
— C’est vrai, approuva Sarah, mais il y a eu effectivement des cas de dévoration accidentelle dus à une fausse manœuvre. Et puis certains animaux défectueux ont digéré le trésor qu’ils étaient chargés de protéger, ça a fait mauvaise impression.
— Pourquoi me posez-vous toutes ces questions ?
— Parce que la Banque des Dépôts Spéciaux veut se faire assurer chez nous, et qu’elle compte faire avaler son butin par un troupeau de coffres vivants. Je veux l’avis d’un spécialiste avant de rédiger la moindre ligne du contrat. Mais je ne voudrais pas que l’affaire me passe sous le nez. Si nous couvrons la BDS, tous les organismes employant des animaux-écrins viendront signer avec nous ! C’est une grosse affaire. Je vous propose de m’assister au cours de la visite d’auscultation. Vous me direz franchement ce que vous pensez des bêtes qu’ils utilisent.
Elle entreprit d’allumer sa cigarette baveuse qui grésilla en laissant pleuvoir des brins de tabac enflammés.
— Venez, conclut-elle, allons discuter de ça chez moi. Je me méfie de mes collègues. Ils rêvent tous de me piquer le contrat.
Elle se redressa et marcha vers la sortie. Mathias, étonné, jeta un rapide coup d’œil aux scaphandres alignés le long du mur.
— Oh ! s’exclama Sarah en remarquant son hésitation, vous avez peur que j’oublie mon vestiaire ? Je n’en porte pas, merci bien !
— Ah, s’étonna Fanning, je pensais le quartier uniquement peuplé de scaphandriers !
— C’est bien le cas, mais je suis allergique à ce genre d’armure. On doit appeler ça de la claustrophobie. La compagnie de Protection Civile m’a fait don de son dernier modèle, le plus cher, le plus performant, pour me remercier d’avoir validé positivement l’expertise, mais je suis incapable de l’enfiler. Je l’ai relégué au fond d’un placard. Quand je rentre là-dedans, j’ai l’impression de m’allonger dans un sarcophage. C’est affreux. Vous savez que dans certains pays le port des armures de sécurité urbaine a entraîné une baisse radicale de la natalité ?
— Syndrome de la tortue ?
— Exact. Ils n’en sortent plus, ni pour se laver ni pour baiser. Dès qu’ils passent deux minutes hors du scaphandre ils se mettent à paniquer. En Allemagne on pense déjà à instaurer une fécondation obligatoire par tirage au sort. On prélèvera le sperme des gars, et les filles seront inséminées sans qu’on leur demande leur avis. Du coup les fabricants étudient des scaphandres pour femme enceinte, et des armures à deux places pour jeune maman. Le délire !
— Je crois que la même chose va se passer ici. Ce n’est qu’une question de prix. Dès que la fabrication en série aura fait baisser les coûts, on assistera à une envolée de la demande.
Sarah se pencha pour ouvrir la portière d’une longue voiture noire au profil de requin d’asphalte.
— Montez, ordonna-t-elle, je préfère ne pas trop me déplacer à pied. Vous avez vu comme on nous regarde ? Nous nous promènerions entièrement nus que le scandale ne serait pas plus grand !
Mathias obéit. Sarah Muraille se glissa derrière le volant. De profil, ses lèvres paraissaient encore plus épaisses.
— C’est vrai ce que dit Juvia, interrogea-t-elle en démarrant, vous n’avez plus de futur dans la police ?
— J’ai refusé d’être un eunuque. On veut me le faire payer.
Sarah éclata d’un rire rauque.
— Dans le temps on disait que les flics trimbalaient leur bite dans leur holster ! lança-t-elle. Vous avez effectivement l’air d’avoir pris le désarmement général comme une mesure de castration ! Vous ne bandez plus depuis qu’on vous a confisqué votre flingue ? C’est ça ?
— D’où sortez-vous ces conneries ? rugit Mathias. Et vous, vous deviendrez frigide quand des robots effectueront les expertises à votre place ? Ils procèdent déjà aux tests de solidité, à ce que je sais, et aux calculs de probabilités, et aux simulations d’accidents. Les mauvaises langues prétendent que les assureurs ne servent qu’à apposer des signatures au bas de contrats eux-mêmes rédigés par des machines. Qu’est-ce que vous en pensez ? Moi, je crois que la notion de « spécialiste » appliquée à un être humain est en train d’en prendre un sérieux coup dans l’aile.
La grande femme rousse grimaça.
— Touchée, avoua-t-elle. Certains veulent remplacer les expertises humaines par des séries de tests électroniques. Quelques compagnies ont déjà recours au diagnostic robotisé.
Mathias émit un ricanement déplaisant.
— Je vous trouve brusquement un air d’espèce en voie de disparition, lâcha-t-il, et ça malgré vos tee-shirts de cuir et vos salopettes en léopard.
Sarah donna un brusque coup de volant pour quitter l’avenue.
— Vous êtes un salaud, Fanning, décréta-t-elle, mais vous avez la vue perçante. Il est tout à fait exact que du train où vont les choses la superstructure cybernétique que nous avons créée nous mettra en tutelle avant cinq ans.
— Quelle solution préconisez-vous ?
— Amasser le maximum de fric et filer dans un pays sous-développé, là où ces saloperies de machines n’existent pas encore. Vous savez que pas mal d’intellectuels ont déjà levé les voiles en direction du tiers monde ?
Mathias s’enfonça dans son siège. Il aimait l’odeur du cuir. La voiture filait au ras du bitume sans qu’on perçoive les trépidations du moteur.
— Parlez-moi de la BDS, dit-il pour combattre l’impression d’irréalité qui le gagnait à la manière d’une sourde torpeur.
— La Banque des Dépôts Spéciaux stocke du fric puant, murmura Sarah, elle est connue pour servir d’abri aux trésors des monarques en fuite. Tous les tyrans qui ont levé le camp, une révolution aux fesses, viennent y planquer leurs lingots. Les caves de la boîte contiennent plus d’or que la caverne d’Ali Baba. C’est pour ça que le directeur veut se couvrir et réduire les risques de hold-up en utilisant la nouvelle génération des coffres-forts vivants. Il nous attend demain matin pour la visite inaugurale…
— En quoi consistera notre boulot ?
— A jouer les parfaits touristes et à poser le maximum de questions. C’est vous le spécialiste, ouvrez l’œil. Sincèrement, vous croyez ces coffres réellement sûrs ?
— Un coffre n’est jamais sûr à cent pour cent. Il n’est là qu’en tant qu’obstacle. Il existe toujours un moyen de le contourner, mais ce moyen doit être si compliqué et si dangereux qu’il décourage le casseur d’aller plus avant. Les coffres vivants sont des monstruosités qui font parfois dresser les cheveux sur la tête. J’en ai vu qui, après avoir encaissé trois salves de bazookas, défendaient encore le magot enfoui dans leurs entrailles. Ils mettent un temps infini à crever, et même leur mort est une calamité pour le cambrioleur car elle s’accompagne de sécrétions ignobles, de pourrissements accélérés aussi efficaces qu’un jet de gaz cyanhydrique.
— C’est cela même qui m’effraie. Ne risquent-ils pas d’échapper à tout contrôle ?
— Je ne suis pas biologiste. Les laboratoires qui fabriquent ces monstres doivent obéir à des normes de contrôle. Les « coffres » ne sont pas mis sur le marché au petit bonheur. Ils sont garantis. A quel type appartiennent donc ceux de la BDS ?
— Aucune idée. Le secret a été bien gardé.
— Lorsqu’il s’agit de planquer un trésor de guerre, on sort généralement l’artillerie lourde. On n’a pas besoin d’une procédure rapide, style « tiroir-caisse ». La BDS a dû se payer un troupeau de monstres absolument effroyables.
Sarah engagea la voiture sous un porche et freina dans une cour intérieure envahie par une étrange végétation noire.
— On y est, dit-elle. A propos, Juvia m’a appelée ce matin. Il parait qu’un certain Armless a déposé une plainte contre vous. Par téléphone. Sa voix a été authentifiée par les décodeurs et ses doléances enregistrées…
Mathias se crispa.
— Et… de quoi se plaignait-il, ce tendre agneau ?.
Il essayait de crâner mais sa respiration sifflait blanche.
— De violences illégitimes, répondit Sarah en regardant droit devant elle ; il vous a accusé d’avoir mené contre lui une entreprise de justice solitaire et d’avoir tenté de vous substituer aux unités autonomes. Votre mise à pied prendra effet à midi. Il est probable qu’une action pénale va être lancée contre vous dans les semaines qui viennent. Vous êtes en sursis.
Elle se tourna vers Fanning et lui posa la main sur le genou.
— Mathias, dit-elle, je comprends ce que vous ressentez. Votre procès n’aura pas lieu avant deux ou trois mois. Profitez de ce délai pour vous faire un maximum de fric avec les expertises et fichez le camp à l’étranger. Vous réalisez qu’il existe encore des pays où l’on attrape la malaria et où l’on se déplace en pousse-pousse !
— C’est ce que vous comptez faire ?
— Parfaitement ! Il est hors de question que j’attende ma mise en tutelle les bras croisés. Les gens d’ici sont en pleine régression infantile. Ils ne veulent plus courir le risque de se tromper. L’arbitrage des machines soit-disant infaillibles est réclamé partout. Bientôt nous serons environnés de nourrices cybernétiques qui nous assureront la plus insupportable des sécurités. Je préfère partir vivre au milieu des singes en écoutant la musique des moustiques !
Ils descendirent du véhicule. Sarah Muraille paraissait un peu lasse.
— Allons chez moi, fit-elle, je vais vous montrer les plans de la banque. Il faut que vous connaissiez parfaitement la disposition des différents locaux pour pouvoir juger des risques.
Elle pianota un code sur une porte blindée coulissante et l’invita à pénétrer dans un immense loft peint en noir. Un squelette de marbre signé Kivalopoulos montait la garde dans l’entrée. Le reste se réduisait à un immense territoire de cuir sombre et de tubes nickelés. Cela créait une curieuse ambiance, quelque chose à mi-chemin entre le penthouse et la salle d’examen gynécologique… Un grand placard bâillait telle une niche funéraire sur un scaphandre bardé de chromes et d’antennes. Dans la lumière rare qui filtrait des épais rideaux rouges masquant les fenêtres, l’armure avait l’air d’un sarcophage pour extra-terrestre.
— Ah, ricana Sarah, vous regardez l’engin ? C’est le dernier enfant des ateliers de protection civile. Parfaitement étanche, il vous assure deux semaines d’oxygène. Ce qui peut être très utile en cas de naufrage, de fuite de gaz ou d’émanations toxiques industrielles. Sa « peau » est bien sûr à l’épreuve des balles et des explosions. Le casque est muni d’une mini-vidéo contenant deux cent soixante films préenregistrés. Les haut-parleurs diffusent en hi-fi une discothèque miniaturisée de deux mille 33 tours. Une réserve de tablettes nutritives/hydratantes permet de vivre en autarcie pendant trente jours. Le capitonnage interne antibactérien assure la dissolution des déjections naturelles : sueur, urine, merde. Un compensateur de choc vous autorise à recevoir un autobus dans le ventre ou un avion sur la tête sans que votre colonne vertébrale s’éparpille aussitôt.
— Si je vous écoutais en fermant les yeux, j’aurais l’impression d’entendre un agent immobilier faisant visiter un appartement.
— C’est presque ça. Les scaphandres vont peu à peu devenir des maisons individuelles munies de bras et de jambes. On inventera mille bonnes raisons pour ne pas en sortir. On parlera de la nécessité de se protéger des agressions, de la pollution. On vivra sur Terre comme Sur une planète à l’atmosphère non respirable. Il est possible qu’au bout d’un certain temps on cesse même de bâtir des maisons… Les scaphandres suffiront. On m’a dit qu’en Allemagne les gens ne prenaient plus la peine de rentrer chez eux pour dormir. Ils opacifient leur casque pour s’isoler, et s’allongent n’importe où : dans une ruelle, sur un banc de square. Ils n’ont plus peur d’être attaqués. Ils jouissent de ce sentiment de sécurité comme des chats repus.
Mathias tendit la main pour effleurer la carcasse coincée dans le placard. Le contact évoquait davantage le plastique que l’acier.
— Un truand ainsi équipé deviendrait invulnérable, remarqua-t-il, les unités de justice autonome ne pourraient plus le faire cuire dans leur caisson d’exécution.
— C’est vrai, approuva Sarah, mais elles pourraient toujours les immobiliser à l’aide de leur pince articulée. Les exo-squelettes des scaphandres ne peuvent pas lutter contre la force d’une mâchoire d’intervention. Une armure est un moyen de défense passif. Si dans certains cas elle décuple votre force à l’aide d’un jeu d’engrenages, c’est uniquement pour vous permettre le cas échéant de vous dégager d’un éboulement. De toute manière, aucune cuirasse ne peut soutenir un effort violent plus d’un quart d’heure. La législation a tenu à établir une limite entre la puissance de sauvegarde et la puissance destructrice.
Elle soupira.
— Allez, conclut-elle, assez philosophé sur l’avenir, venez examiner ces plans. Nous n’aurons pas trop de tout l’après-midi pour venir à bout de ce dédale.