CHAPITRE VI

 

 

La carapace du monstre raclait les parois de la crypte, émiettant les rochers dans un bruit de tremblement de terre. Sa cuirasse osseuse semblait elle-même taillée dans la pierre la plus dure. Une pierre conçue pour moudre les murailles des forteresses, pour traverser l’espace sans souffrir du frottement de l’air. On la sentait capable de dévaler les pentes d’une éternelle avalanche sans jamais s’émousser ni rien perdre de ses aspérités. La bête tournait en rond dans les sous-sols de la banque, donnant des coups de tête dans les fondations du bâtiment. Et ces chocs sourds se répercutaient jusqu’en haut de la construction, faisant trembler les antennes de télévision plantées sur le toit. Aux étages supérieurs, les locataires se recroquevillaient un peu plus à chaque vibration. Les cuillères et les fourchettes cliquetaient au fond de leurs tiroirs, les lustres oscillaient, les parquets vibraient en gémissant. Toute la tour frémissait de l’impatience de la bête. On savait que cette nuit il faudrait dormir au milieu de ce tremblement général, de cette fibrillation des murs et des plafonds. En faisant semblant de ne rien remarquer « pour ne pas effrayer les enfants ». Mais on n’ignorait pas non plus qu’il y aurait toujours un gosse pour lancer d’une voix aigrelette :

« — Dis, maman, pourquoi la maison elle bouge ? C’est le dragon de la cave qui court encore derrière la petite fille pour la manger ? »

Alors les mères serreraient les enfants contre leurs seins en murmurant des mots incohérents destinés à chasser la peur. Alors les pères maudiraient une fois de plus la BDS en allumant nerveusement une cigarette. Le bâtiment n’était plus qu’un donjon érigé sur les profondeurs d’une terrifiante oubliette. Une tour lestée à sa base par un empilement de bombes et se tenant en équilibre sur la bulle creuse d’une carrière habitée par des gargouilles. De plus en plus fréquemment des scènes de ménage éclataient. Une femme se jetait contre son mari en lui martelant la poitrine. « Il faut déménager ! hurlait-elle, on ne peut pas vivre ici. Écoute donc ce bruit ! J’entends le cliquetis des fourchettes dans le tiroir du bahut, le tintement des pendeloques du lustre qui s’entrechoquent, et j’additionne les allers-retours de cette chose qui s’impatiente au fond de la terre ! Il faut partir, tu comprends ? Un jour elle en aura assez d’attendre, ELLE SORTIRA ! Tu veux que nous soyons là quand cela se produira ? »

Dans la crypte, la gargouille ouvrait lentement sa gueule reptilienne. Et cette brusque béance évoquait la fissure d’un pan de roche fracassé par un tremblement de terre. Son museau se changeait soudain en caverne vivante, en crevasse humide. Dans un concert de clapotis, la fillette aux yeux vides escaladait alors le tunnel élastique du tube digestif. Elle émergeait brusquement au fond du gosier, engluée de sécrétions, rampant sur le matelas de la grosse langue aux papilles érigées. Nue, le corps enduit de bave, elle progressait vers la barrière des dents sans manifester la moindre crainte. Elle habitait la bête, comme d’autres bêtes peuvent habiter un homme. Parasite minuscule, elle régnait sur l’empire organique de cette machine de destruction et d’horreur. Elle était le commandant de bord d’un véhicule fait de chair et d’humeurs. Elle vivait au centre d’un moteur grouillant comme un mécanicien qui habiterait au cœur d’une culasse. De temps à autre, elle activait une glande, elle tordait un nerf pour faire bouger le pachyderme et le préserver de l’ankylose. Elle s’amusait de sa démarche pataude qui faisait trembler le sol. Elle lui ordonnait de bâiller comme on commande à un sous-marin de faire surface. Alors elle remontait vers la lumière, rampant dans les coursives gluantes des entrailles et elle s’allongeait sur la langue de la bête telle une baigneuse vautrée sur un matelas pneumatique. Elle regardait la crypte, accoudée aux crocs du monstre comme à une balustrade. Elle contemplait l’univers carcéral de la carrière et rêvait d’espaces infinis. La chaleur montant de l’estomac de la bête caressait ses fesses et son dos nus d’un remugle de viscère béant. Cela sentait la boucherie, la tripaille brutalement dévoilée d’un coup de couteau fouailleur. Cela sentait l’intimité organique et le repli secret. Mais la fillette n’en éprouvait aucun dégoût. Elle s’agenouillait sur la langue de la gargouille tandis que la carapace dorsale de la créature émiettait les rochers limitant le périmètre de la carrière. Quelquefois, quand l’ennui faisait monter en elle des pulsions mauvaises, elle contraignait l’animal à donner des coups de tête dans la paroi, comme ça, pour faire trembler les murs, pour faire bouger la tour… Elle ricanait en songeant à ceux des étages supérieurs. Elle s’amusait de leur peur. Elle les imaginait, l’oreille tendue, collée aux cloisons, comptant les échos montant des profondeurs.

Boum… Boum…

La gargouille transformée en bélier frappait le roc, ébranlant la peau des trottoirs, faisant vibrer les réverbères et frissonner les vitrines.

Boum… Boum…

Un jour, au terme d’un après-midi plus interminable que les autres, elle déclencherait un tremblement de terre, pour se faire plaisir, pour écouter le bruit que ferait l’immeuble en s’effondrant. Ils croyaient tous qu’elle n’avait pas d’âme, que son cerveau ne contenait qu’une poignée de réflexes soigneusement conditionnés… Ils se trompaient. Elle pensait. Lentement, avec une ankylose due au manque d’habitude, soit, mais elle pensait. Elle éprouvait… des choses. Des vibrations internes, des mouvements incoercibles qui la rendaient triste ou mauvaise, selon l’heure.

Parfois elle se demandait si, à l’image de la gargouille, elle n’était pas elle-même habitée par un parasite, un être plus petit qui la manipulait en tordant ses nerfs ou en pressant ses glandes. Cela aurait été logique, non ? Cette idée l’obsédait des jours entiers. Elle ouvrait la bouche et explorait son palais du bout de l’index pour tenter de surprendre la créature venue prendre le frais. Elle habitait la gargouille, quelqu’un l’habitait… Ce parasite était peut-être lui-même habitée par un autre « conducteur » plus petit ? Comment savoir ? Le vertige la prenait toujours à cet endroit de sa réflexion. Ainsi la crypte, ce monde terriblement limité, s’ouvrait peut-être sur un univers d’emboîtements gigognes. En définitive, qui manipulait qui ? Le parasite du parasite du parasite du parasite du… !

A quel niveau de profondeur se situait donc le commencement de la chaîne ? Elle ne faisait sans doute qu’obéir à un gnome logeant à l’intérieur de son estomac comme la gargouille répondait elle-même à ses sollicitations. Elle n’était qu’une marionnette agitant une autre marionnette…

Tout cela était extrêmement compliqué. Trop compliqué pour son cerveau mal entraîné. Un jour, lorsqu’elle aurait l’habitude de réfléchir, elle essaierait de tirer la chose au clair mais pour l’instant elle ne pouvait guère penser plus d’une heure par jour sous peine d’endurer d’affreuses migraines. Elle ne s’autorisait une existence intérieure qu’au cours des brèves récréations qu’elle s’accordait dans la gueule du monstre. Là, accoudée à la balustrade des crocs brillants, elle s’entraînait à faire remuer cette chose grise qu’on lui avait logée dans le crâne. C’était le plus souvent extrêmement difficile car les circonvolutions de cette matière gluante ressemblaient davantage aux corridors d’un labyrinthe désert qu’aux méandres d’un cerveau en marche.

La fillette hésitait à aller plus avant. Elle piétinait à l’orée de sa conscience comme un gosse apeuré au seuil d’une immense caverne remplie d’échos. Le vide lui faisait peur. Elle se demandait si elle serait un jour capable de hurler assez fort pour que son cri emplisse tout l’espace de ce dôme inoccupé.

Elle se souvenait parfaitement de sa « naissance », aux laboratoires Mikofsky. Des visages penchés au-dessus du bac où elle commençait à palpiter, tas de gelée protoplasmique auquel on n’avait encore donné aucune forme définitive. Elle avait des yeux, un cerveau, mais pas de corps. Ces organes d’enregistrement flottaient dans l’épaisseur de la masse cellulaire en formation. Ils captaient déjà des images, essayant désespérément de les étiqueter. Les voix s’étaient gravées en elle comme sur une piste magnétique, et ce n’est que bien plus tard qu’elle avait pu donner un sens aux bribes de dialogues stockées dans l’un des tiroirs de ce qui lui tenait lieu de mémoire.

— Si on en faisait un personnage de bande dessinée ? disait un grand type mal rasé à la blouse blanche constellée de taches, ce serait marrant, non ? On livre les gargouilles avec un petit bonhomme plutôt drôle qui gommerait l’aspect horrifiant des coffres. Moi je trouve que c’est une bonne idée. 

— Les commerciaux ne veulent pas en entendre parler, répliquait alors un homme chauve à la lèvre supérieure barrée d’une énorme moustache noire. Ils craignent qu’une clef en forme de Mickey nuise au sérieux de l’opération. Nous fabriquons des coffres-forts pas des tirelires pour les gosses ! 

— Okay. Qu’est-ce qu’ils veulent alors ? Un monstre encore plus hideux que les gargouilles ?

— Non, je suis d’accord pour l’idée d’un contraste adoucissant. Quelque chose de plaisant à l’œil.

Ils avaient discuté ainsi durant une éternité. Certains penchaient pour un animal : un singe, par exemple. D’autres songeaient à un humanoïde stylisé à l’aspect rassurant.

— Non, avait tranché une femme aux lunettes énormes, surtout pas de personnages de dessin animé. On nous prendrait pour des loufoques. Pourquoi pas une petite fille ? Quelque chose qui tiendrait le milieu entre la sirène et l’elfe. Jolie à regarder mais un peu irréelle.

Ils s’étaient tous penchés sur le bac de gelée vivante.

— Tu crois qu’on peut transformer ce bifteck pensant en quelque chose de joli à regarder ? avait grogné l’un des hommes avec une vilaine grimace.

— Tu es dégueulasse, avait protesté la femme, tu parles d’un organisme que nous venons de faire naître.

— Tu tombes déjà dans le piège du romantisme, vociféra le garçon ; nous l’avons fabriqué, pas fait naître ! C’est comme si tu avais construit un moteur avec des tuyaux de chair et des boulons de cartilage. Ce n’est même pas un bifteck pensant, c’est un ordinateur bricolé avec de la viande ! Ce truc est totalement dépourvu d’affectivité.

La fillette réécoutait ces enregistrements comme on feuillette un vieil album de photos. Sa tête était un hangar encombré de meubles aux tiroirs vides. On lui avait appris à exécuter des gestes, à adopter certaines attitudes. On avait planifié sa vie en fonction du rôle qu’elle aurait à jouer dans le ventre de la bête, mais cela laissait encore beaucoup de placards inoccupés, beaucoup de cases blanches, d’alvéoles vierges…

Il y avait en elle un monstrueux appétit, une exigence qu’elle ne savait nommer. Un tourbillon agitait le centre de son crâne, un tourbillon aspirant le vide. Elle devinait que quelque chose de fondamental lui échappait. Quelque chose que LES AUTRES possédaient. Elle les jalousait, elle, l’ordinateur de chair. Elle les détestait. Ce sentiment lui tenait chaud parce qu’il prouvait sa capacité affective. Elle le cultivait avec soin, l’entretenait telle la flamme naissante d’un bivouac. Elle avait peur de le voir disparaître ou même s’atténuer. Elle existait par la haine et cela lui suffisait. Quand l’engourdissement mental s’emparait de son esprit, quand elle se sentait redevenir une machine et que sa tête s’emplissait d’un bruit blanc, elle réécoutait les enregistrements des conversations préludant à sa « naissance ». Elle s’imprégnait du mépris contenu dans chaque mot : Bifteck pensant… Machine de viande… Cette chose… Ce truc… 

Aujourd’hui elle existait en dépit d’eux, à leur insu ! Il lui fallait simplement du temps. Le temps d’apprendre à se servir de la boule grise qu’on lui avait fourré dans la tête. Et pour cela elle devait se maintenir en vie, sauvegarder l’étincelle de sentiment qui palpitait en elle. Elle savait que si ce lumignon s’éteignait, elle perdrait toute chance d’être autre chose qu’un tas de gélatine protoplasmique déguisée en petite fille.

Il fallait qu’elle s’applique à les haïr, à chaque instant, à chaque minute. Un jour ou l’autre elle découvrirait à quoi servait ce sentiment, pour le moment il palpitait en elle et la préservait du somnambulisme auquel on l’avait prédestinée.

Elle attendait, tapie dans le ventre de la bête. Recroquevillée sur elle-même, suçant son pouce pour ressembler à une vraie petite fille. Et la chose grandissait en elle. Une flamme rouge qui éclairait le hangar vide de son esprit. Un jour elle leur prouverait…

La fillette aux yeux vides se laissa glisser sur la langue du monstre pour gagner le fond du gosier. La salive de la bête facilitait la descente et elle tomba presque aussitôt dans le tunnel de l’œsophage. Ses glandes olfactives avaient été conçues de manière à ce qu’elle ne soit pas indisposée par l’épouvantable puanteur régnant dans le labyrinthe viscéral de la gargouille. Elle fila sur le toboggan du tunnel, au milieu des éclaboussures de salive. Le monstre referma les mâchoires et cela fit courir un écho sourd dans chacun des os de son squelette.

*

**

Mathias regardait dormir Patricia au milieu des catalogues froissés. Depuis la veille, une méchante idée lui trottait dans la tête. Une idée prénommée Cornélius Vladewsky. A présent il faisait nuit, et le nom continuait à courir en cercle dans son esprit : VladewskyVladewsky

Mathias était assis sur le matelas posé à même le sol. Et la lueur des néons éclairait le fouillis de la pièce de ses flashes bleuâtres. Fanning fixait le tuyau mou de son sexe entre ses jambes. Peut-être aurait-il dû se jeter sur la jeune femme pour oublier ce qui montait doucement en lui, peut-être aurait-il mieux fait de la clouer à grands coups de reins sur la paillasse qui leur tenait lieu de lit ? Oui, mais Patricia dormait du sommeil nauséeux qu’engendrent les narcotiques. Et l’idée tournait dans le crâne de Fanning comme un vautour décrivant des cercles de plus en plus étroits.

Il se redressa dans l’obscurité pour enfiler ses vêtements de prêcheur. Les étoffes glissaient mal sur sa peau humide de transpiration. Il se chaussa en titubant et sortit de l’appartement comme un voleur.

Dès qu’il fut dans la rue, il se mit à courir à perdre haleine. Il courait pour ne pas hurler. La tension nerveuse lui gonflait la poitrine d’un trop plein de vapeur frôlant l’explosion. Il s’engouffra sous les arcades en battant des bras pour maintenir son équilibre. Des voyous qui rôdaient prirent la fuite en l’apercevant, persuadés d’avoir vu un loup-garou en pleine transformation. Mathias s’effondra au bout de l’avenue, la bave aux lèvres. Il tenta de rafraîchir son front contre le marbre d’un monument aux morts, mais sa fièvre était telle qu’elle réchauffa la dalle.

Un peu plus loin, une unité de justice autonome poursuivait deux voleurs à moto. Le pilote de la machine zigzaguait entre les piliers des arcades pour échapper à la pince articulée du char mobile, mais le bras d’acier ne tenait pas compte de ces finasseries et coupait au plus court, brisant les fûts des colonnes, faisant éclater les vitrines. Mathias se recroquevilla contre le monument aux morts quand les chenillettes passèrent en grondant à quelques centimètres de son visage. La chaussée défoncée s’éparpillait en écailles squameuses. Le blindé fou hoquetait en répandant une odeur d’huile chaude. Les articulations de son bras d’intervention hurlaient à chaque mouvement et les mâchoires de la pince claquaient comme des cisailles, mordant indifféremment les trottoirs ou les voitures en stationnement.

Mathias se redressa et s’engouffra dans une ruelle. Le seul fait de courir le désignait comme cible aux unités de patrouille mais il ne pouvait s’en empêcher. Il finit par échouer dans le hall d’un immeuble lépreux. Une boîte aux lettres défoncée annonçait en lettres à demi effacées :

Cornélius VLADEWSKY. 2e étage.

Fanning s’accrocha à la rampe et se hissa sur la pente des marches grinçantes. Au deuxième il buta sur une porte blindée qui s’entrouvrit automatiquement à son approche.

— Je t’ai vu arriver par la fenêtre, fit une voix rauque à l’intérieur de l’appartement, entre et prends un marteau…

Mathias se glissa dans l’entrebâillement du panneau d’acier. Un homme maigre, décharné, se tenait à quatre pattes au milieu d’un tapis usé jusqu’à la corde. Il était en slip et tricot de corps, comme quelqu’un qui vient de sauter du lit. Ses longs cheveux gris pendaient sur son visage, masquant ses traits creusés. Il brandissait un marteau et semblait occupé à guetter quelque chose qui se cachait sous un bahut.

— Ces saloperies prolifèrent, grommela-t-il en guise de salut, pire que des cafards ou des punaises. J’aurais dû me méfier avant de les utiliser.

Fanning se laissa tomber sur une chaise. L’appartement ressemblait plus à un laboratoire qu’à un logement. Des bacs de gelée protoplasmique mangeaient tout l’espace. Cornélius Vladewsky avait disposé un peu partout des cuvettes émaillées remplies d’une confiture vivante qu’alimentaient de grosses bouteilles de glucose accrochées à des mâts.

Un lit de camp aux draps jaunis marquait le centre de ce dépotoir.

— Qu’est-ce que tu fais depuis qu’on t’a viré des laboratoires Mikofsky ? demanda Mathias en comprimant son cœur aux battements désordonnés.

— Je travaille pour des magazines de bandes dessinées, marmonna Cornélius. Je fabrique des personnages en gelée protoplasmique d’après des croquis qu’on m’envoie par la poste. Je bricole des souris qui sautent en l’air, des canards qui sourient, des vaches qui dansent… Tu n’as jamais feuilleté l’un de ces journaux pour crétins ?

— Si. Je croyais qu’on les concevait dans des ateliers aseptisés…

— Tu rigoles ? Ça coûterait trop cher. On nous fournit la gelée, c’est tout. A nous de nous débrouiller pour transformer ça en images qui remuent. En plus il faut que ça soit parfumé et que ça ait bon goût !

Cornélius abattit son marteau sur une forme minuscule qui rampait sur le tapis. Mathias eut le temps de distinguer une sorte de lion affublé d’un casque colonial et d’une culotte rouge. Le morceau de gelée éclata sous l’impact du marteau. Le choc débusqua d’autres lions pareillement attifés qui se dissimulaient dans les rainures du parquet. Ils s’éparpillèrent comme des insectes nocturnes surpris par la lumière. Cornélius les poursuivit en martelant le sol.

Fanning sentit l’impatience le gagner.

— Arrête ! hurla-t-il. Qu’est-ce que tu fous, bon Dieu ?

— C’est de ma faute, gémit l’homme aux cheveux gris. Pour gagner du temps j’ai voulu mettre au point une forme de protoplasme se reproduisant par scission, ça m’évitait de composer deux cents fois le même personnage, tu comprends ? L’ennui, c’est que je n’arrive plus à les empêcher de se reproduire, je suis littéralement envahi par le héros d’une bande dessinée totalement débile : Fanouk, le lion explorateur… Il y en a partout, dans chaque fissure, derrière les meubles. Dès que j’éteins la lumière ils se mettent à courir à travers l’appartement et me grimpent dessus.

— Ils se reproduisent ?

— Oui. En se scindant par le milieu, comme des amibes. Au début c’était pratique, je gagnais un temps fou. On me payait pour composer cent cinquante Fanouk tirant au revolver, et je n’en faisais qu’un. Les suivants se fabriquaient d’eux-mêmes… Mais j’ai été débordé. Écoute, prends un marteau, aide-moi !

Mathias obéit. Un petit lion rampait près de son soulier gauche. Il l’écrasa. Le personnage explosa aussitôt pour se changer en un crachat gluant dépourvu de couleur.

— C’est vrai qu’on va te foutre en prison ? murmura soudain Cornélius d’une voix curieusement chuintante.

Fanning frémit. Le vieux fou continuait à traquer les bêtes de gelée sur l’étendue du tapis rapiécé.

— Je sais pourquoi tu es là, reprit-il sans regarder son interlocuteur, ce n’est pas trop compliqué à deviner. Je vais te dire ce que tu veux entendre : FAIS-LE !

— De quoi parles-tu ?

— Du hold-up, lança Cornélius en se redressant. Je te dis : Fais-le.

— Tu es dingue !

— Et toi hypocrite. Je sais que les laboratoires du père Mikofsky ont livré quatre coffres vivants à la B.D.S. On m’a aussi raconté que tu étais allé « expertiser » ces foutus coffiots… Les expertises, ça donne toujours des idées. Je te le répète : Fais-le. Tu es venu pour que je te parle des gargouilles, non ?

Mathias se redressa. La sueur lui coulait sur le front, débordait ses sourcils. Il arpenta la pièce en zigzaguant entre les cuvettes de protoplasme. Ses pas furieux ébranlèrent les bouteilles de glucose au bout de leurs mâts. Il s’immobilisa enfin. Vingt ou trente Fanouk grouillaient sur la table, grignotant un trognon de pomme et des rognures de fromage.

— Ne te traumatise pas avec des problèmes de conscience, lâcha Cornélius en introduisant une main dans son slip pour se gratter les testicules. Si tu respectes la règle du jeu, tu es foutu. Tu finiras en taule et Casque d’os embarquera ta gosse pour la coller dans un quelconque bordel. Il y a de quoi acheter la moitié de la Terre dans les coffres de la Banque des Dépôts Spéciaux…

— C’est du délire, balbutia Fanning, personne ne peut monter un coup comme ça ! Ce serait un véritable suicide…

Cornélius hoqueta d’un rire asthmatique qui fit siffler ses bronches goudronneuses.

— Fais pas ta pucelle ! ricana-t-il. Si tu es ici, c’est que tu as déjà une idée, pas vrai ? Tu as gambergé et une petite lumière s’est allumée dans ta tête. Tu as trouvé le moyen de plonger ta main dans la culotte de la B.D.S., j’en suis sûr. Accouche !

Mathias s’épongea le front d’un revers de manche. Il hésitait. Cornélius Vladewsky avait déjà été vidé des laboratoires Mikofsky parce qu’il s’était intéressé de beaucoup trop près au système des coffres vivants. On murmurait même qu’il avait imaginé un certain nombre de parades et « d’antidotes » mettant en péril la fiabilité des écrins de synthèse. On ne le lui avait pas pardonné.

— Premier point, attaqua-t-il, comment feras-tu pour t’introduire dans la banque ? Les halls, les bureaux et les ascenseurs sont bien évidemment sous surveillance électronique. Pénétrer par effraction dans les locaux de la B.D.S. déclencherait aussitôt dix signaux d’alarme. Or tu n’ignores pas que ce secteur est quadrillé par plusieurs unités de justice autonome. Tu serais repéré et appréhendé avant même d’avoir pu te glisser dans l’ascenseur menant à la crypte…

Fanning hocha la tête.

— Je sais, je ne pensais pas à envahir les locaux en cachette par la fenêtre des chiottes ou autre combine vaseuse. Je crois qu’il existe une astuce pour entrer sans risque et à l’insu de tous dans les sous-sols de la banque.

— Ah, oui ? Vas-y, j’adore ce genre d’histoires, raconte ! Tu sais que toute la surface du plancher est équipé de détecteurs de poids et que des faisceaux électroniques balaient l’espace des locaux pour repérer la moindre variation volumétrique ?

— Oui, grogna Mathias, mais je te le répète : pas question d’entrer par effraction. Je me ferai livrer…

— Livrer ?

Cornélius avait sursauté. Ainsi accoutré : en slip, son marteau à la main, il offrait une image pitoyable et ridicule.

— Tu sais comment ils nourrissent les gargouilles ? reprit Fanning.

— Avec des décharges énergétiques.

— Exact. Cette énergie, il l’obtiennent en bombardant la crypte depuis les sous-sols de la banque.

— Et alors ?

— Alors ils n’auscultent sans doute pas les bombes qu’ils achètent à l’arsenal. Quelqu’un qui se dissimulerait au creux de l’une de ces charges serait automatiquement descendu à l’intérieur de la soute de largage. Il n’aurait donc qu’à attendre patiemment que vienne son tour d’être jeté en pâture aux fauves.

— Holà ! Attends ! Et comment le type survivrait à une chute de quarante mètres ? Tu crois qu’on peut sauter du haut de la trappe de largage et se recevoir au sol en faisant un simple roulé-boulé ? Tu comptes descendre avec un parachute ?

— Non. Je descendrai avec la bombe. Mais auparavant j’aurai enfilé un scaphandre de protection urbaine. Un scaphandre muni d’un compensateur de chocs et capable d’encaisser les préjudices les plus extrêmes.

Cornélius se gratta la barbe, perplexe.

— Sacrédieu, souffla-t-il, il faudrait que tu aies sous la main un super-modèle. Une armure de premier choix. Je suppose qu’ensuite tu te laisseras avaler par l’une des gargouilles ?

— Oui. Je descendrai dans son estomac, et je m’installerai dans la caverne d’Ali-Baba, au milieu des cassettes remplies d’or. J’attendrai le jour. Quand on désactivera les systèmes de sécurité, je sortirai de la bête par son sphincter anal et je gagnerai l’ascenseur. Je m’y connais assez en électronique pour shunter le circuit et me faire amener jusqu’au rez-de-chaussée. Je n’aurai ensuite qu’à me mêler aux employés et aux clients. J’ai étudié leurs plans. Ils ont tellement confiance dans leurs bestioles qu’ils n’ont pas envisagé l’hypothèse que quelqu’un puisse remonter de la crypte en plein jour. Le directeur m’a dit lui-même que l’ascenseur n’était défendu que par un code fort banal.

On peut facilement sortir de la banque parce qu’il est impossible d’y entrer… du moins dans leur esprit.

— Attends, intervint Cornélius, il y a beaucoup de choses qui ne vont pas dans ton raisonnement. Si tu te fais avaler par la bête, tu seras automatiquement digéré par les sucs gastriques que sécrète son estomac. Aucun scaphandre, même le plus perfectionné, ne résistera à l’agression des diastases au-delà de trente minutes. Il est hors de question que tu attendes tranquillement l’ouverture des bureaux pour quitter ton abri. A cette heure-là, ton scaphandre sera complètement dissous par les substances corrosives qui l’imprégneront.

Mathias cilla.

— Mais je croyais les armures quasiment invincibles ?

— Tu te laisses intoxiquer par la publicité. Chaque agression encaissée abrège d’autant la durée de vie et l’efficacité d’une cuirasse. Un scaphandre, c’est comme une corde d’alpinisme : elle résiste à une chute, deux chutes puis… elle casse. De plus, on a conçu ces protections pour des citadins, pas pour des combattants. Une armure portée par un homme normal n’encaissera pas en dix existences ce que tu lui feras subir en une heure. Il faut te mettre ça dans la tête : chaque fois qu’elle enregistrera une nouvelle agression, elle se « fragilisera » un peu plus. En partant avec un très bon scaphandre, tu as des chances de pouvoir tenir trois quarts d’heure. Et c’est un maximum. Le pire, ce sont les sucs gastriques, ils vont bouffer ta cuirasse en un temps record. Tu la verras devenir molle, se dissoudre, et tu te retrouveras nu dans l’estomac du monstre. Non. C’est impossible, tu ne peux pas attendre le moment où l’on débranchera les systèmes de sécurité. A quelle heure s’effectue le bombardement nutritif ?

— A minuit.

— Neuf ou dix heures à passer dans le ventre d’une gargouille ! C’est du délire. Non, c’est impossible.

— Et si je ressortais le plus vite possible du monstre pour courir vers l’ascenseur ? Je me cacherais dans une infractuostté de la roche après m’être débarrassé du scaphandre dissous ?

— Non. La bête te traquera sans relâche. Tu ne la tiendras pas en échec jusqu’à l’heure d’ouverture des bureaux, il ne faut pas rêver. Et puis, si tu dois shunter le verrouillage électronique de l’ascenseur, il faudra que tu t’exposes au moins dix minutes, elle aura tout le temps de te dévorer. Si tu ne portes plus de cuirasse, tu n’auras pas cette fois l’occasion de t’échapper par le trou de son cul ! Tu seras digéré en moins de soixante secondes ! Non, ton plan est bancal. Le coup de la bombe est génial, mais tu te plantes sur la procédure de sortie.

— Tu vois une solution ?

— On ne peut pas retarder l’action des sucs digestifs. Il faudrait que tu puisses manipuler la bête de l’intérieur en agissant sur ses glandes, c’est très compliqué ; tu as des connaissances en physiologie ?

— Un peu. A quoi penses-tu ?

— A la possibilité de provoquer une crise cardiaque chez les gargouilles.

— Une grenade ne suffirait pas ? Si elle explose dans le ventre de la bête, il me semble que…

— Non ! Ces saloperies se nourrissent d’énergie pure. Le souffle de ta grenade sera aussitôt digéré comme un amuse-gueule. Le seul moyen, c’est d’intervenir directement sur l’anatomie de l’animal, de pianoter sur ses glandes la formule qui la tuera « naturellement ».

— Mais il y a quatre gargouilles… Si j’en tue une, les autres seront toujours là pour me courir au cul !

— Non, pas si tu t’attaques tout de suite au monstre qui commande le troupeau. Le leader mort, les autres seront totalement perturbés. Il leur faudra un bon bout de temps pour se reconstituer en clan, ça te laissera le loisir de faire tes paquets.

— Tu es sûr de ta théorie ?

— Comme on peut l’être de toute théorie non vérifiée par l’expérimentation. Tu seras cette expérimentation !

— Tu crois que j’aurai le temps de provoquer un infarctus chez un monstre pareil en moins de trente minutes ?

— C’est possible si tu apprends bien ta leçon.

— Mais comment reconnaître le leader du troupeau ?

— Ne t’en fais pas. C’est toujours le chef qui attaque en premier. Tu n’auras qu’à attendre de te faire bouffer.

Mathias arpentait nerveusement l’appartement. L’odeur de la gelée protoplasmique lui levait le cœur.

— Il y a encore un os, remarqua-t-il. A l’intérieur de la gargouille principale il y a cette créature qu’ils appellent « la bergère »… Comment réagira-t-elle à mon intrusion ?

— Elle ne réagira pas, c’est un tas de viande sans intelligence, tout juste programmé pour accomplir un certain nombre de gestes. Elle te regardera probablement bouche bée, comme une idiote de village. Ce que tu vas faire ne correspond à aucun des schémas implantés dans son cerveau. Ne t’occupe pas d’elle. Le seul vrai problème, c’est ce que tu me donneras pour les cours de physiologie que je vais devoir te dispenser. Je veux dix pour cent du magot. Et c’est donné. Personne ne pourra te refiler de pareils tuyaux. Il faut avoir bossé durant des années sur les écrins vivants pour connaître la géographie de leurs boyaux !

— Cinq pour cent, lâcha Mathias. Moi je prends tous les risques.

— Okay, capitula Cornélius, je n’ai jamais su mener une négociation. Je vais faire du café. Avant toute chose, es-tu sûr de pouvoir te procurer un excellent scaphandre de protection urbaine ? Il faut vraiment du top-niveau, pas de la cuirasse de ménagère…

— Ça ira, confirma Fanning, j’en ai un sous la main.

Vladewsky réapparut au bout de quelques minutes, portant une énorme cafetière fumante et deux tasses.

— Il faut que tu réussisses ton coup, soupira-t-il en s’installant, c’est notre dernière chance de filer de ce pays pourri avant que les robots se mettent à nous promener en laisse comme des caniches.

— Où iras-tu ?

— En Afrique, aux Indes. Là-bas, on peut encore chier sans qu’une machine vienne aussitôt vous torcher le cul avec un aérosol bactéricide.

Il versa le café dans les tasses et partit fouiller dans les rayons de sa bibliothèque. Il déplaçait les livres en ahanant, comme s’il s’était agi de grosses briques empilées en catastrophe. Chaque fois qu’il bougeait un volume, une nuée de petits lions explorateurs s’éparpillaient au long des étagères. Mais il ne les remarquait plus.

— Écoute, dit-il, je ne veux pas te berlurer. Je n’ai pas travaillé sur le projet des gargouilles, mais j’ai composé assez d’animaux synthétiques pour savoir que leur physiologie est presque toujours calquée sur le même schéma. Ceci posé, il y a bien sûr un risque. Les gars des labos ont pu procéder à des innovations. Cela fait tout de même un an qu’on m’a viré. C’est à toi de voir si tu acceptes la part de flou artistique que comporteront mes explications…

— Je n’ai pas le choix, coupa Fanning, dépêche-toi.

Cornélius s’approcha enfin, les bras chargés de livres, de brochures et de vues en coupe qu’il étala sur le tapis. Un paysage de glandes, de nerfs, de veines, envahit peu à peu le plancher. Vladewsky parlait d’une voix monocorde de conférencier fatigué. Ses doigts couraient sur le trajet des artères, indiquaient les zones stratégiques. Mathias avait l’impression de contempler un plan de métro aux embranchements extraordinairement complexes.

— Ce n’est pas réellement compliqué, commentait Cornélius, on peut apprendre à piloter un animal synthétique en un week-end. Je ne vais pas entrer dans les détails ; pour simplifier, imagine que l’anatomie de la bête est un gigantesque piano. Un piano de viande dont les cordes sont faites de veines et de muscles. Les nerfs sont comme les touches d’un clavier. Si tu sais frapper au bon endroit, tu obtiendras la bonne réaction. Tu dois apprendre un certain nombre d’accords physiologiques. Ces accords vont gouverner la gargouille en intervenant directement sur ses sécrétions hormonales…

La voix de Vladewsky ronronnait aux oreilles de Fanning comme un chat qui s’endort. L’index jauni de nicotine courait sur les cartes, les plans. Les animaux écorchés se succédaient, ignobles dépouilles jetées sur l’étal d’une boucherie titanesque. Mathias luttait contre la fatigue. Maintenant qu’il avait admis le principe du hold-up, la tension nerveuse retombait d’un coup, le laissant mou, flottant, faible comme un convalescent qui quitte son lit au terme d’une interminable fièvre.

Cornélius jouait au guide dans une architecture à la chair tourmentée. Il chuchotait, adoptant sans s’en rendre compte l’attitude d’un conspirateur d’opérette. Il signalait les nerfs dissimulés sous la graisse :

— Là, il te faudra creuser, insistait-il. En pinçant le nerf, tu provoqueras une décharge réflexe qui…

Au fur et à mesure que le vieil homme avançait dans l’exposé de sa stratégie mortelle, Fanning réalisait combien il était difficile de faire mourir une gargouille.

— Tu vas emmener tout ça avec toi, conclut Vladewsky, révise, comme un potache qui prépare un examen. Si tu as besoin d’une explication, je suis là. Dis-toi que ce n’est pas plus difficile que de conduire un gros camion ou un char d’assaut. La seule différence, c’est qu’ici le tableau de bord est vivant et que tu ne disposeras que de trente minutes pour faire crever cette baleine. Si les chercheurs du labo ont procédé à des modifications physiologiques, tu devras tâtonner un peu…

— Okay, soupira Mathias, entasse-moi toute cette littérature dans un sac. Je vais m’y mettre dès demain. Auparavant, il faut que je m’empare du scaphandre. Sans lui, rien n’est possible.

— Tu vas dévaliser la boutique d’un revendeur ? Méfie-toi, elles sont surveillées par les unités de justice autonome…

— Non, j’ai un autre moyen. Je connais une fille qui possède une cuirasse top-niveau dont elle ne se sert pas. Je vais la lui emprunter pour quelques jours.

— Et l’arsenal, les bombes ? Tu y as pensé ?

— Oui. Je connais bien le dispositif de sécurité. En tant que flic, j’ai eu le dossier en mains. De ce côté-là, pas de problème.

Ils se redressèrent et demeurèrent face à face. Le silence s’était tout à coup épaissi. Sur le parquet, les personnages protoplasmiques grouillaient et se faufilaient entre les livres épars.

— Tu peux encore renoncer, dit doucement Cornélius, c’est la phrase rituelle qu’on prononce dans ces cas-là, non ?

— Tu sais bien que je n’ai pas le choix. D’ailleurs tu n’as aucune envie que je laisse tomber.

— C’est vrai, admit le vieil homme.

Il se baissa pour entasser la documentation dans un sac de toile. Lorsque Fanning quitta l’immeuble, la nuit commençait à se dissoudre au-dessus des toits. Il songea à Sarah Muraille, à l’histoire qu’il avait préparée : « Vous comprenez, c’est Patricia, ma femme, elle est atteinte du syndrome de la tortue, il lui faut à tout prix un scaphandre. Si je ne lui en trouve pas un dans les quarante-huit heures, elle est capable de se suicider. Elle est en train de devenir folle. Prêtez-moi le vôtre… Vous n’en faites rien. Je vous revaudrai ça…» 

Était-ce crédible ? Oui, peut-être, s’il débarquait en catastrophe et savait jouer son rôle.

Il prit la direction du métro. La fatigue et l’énervement avaient déposé sur sa peau un film gluant. Il lui fallut vingt minutes pour émerger au bas de l’immeuble où logeait la grande femme rousse. Une effroyable migraine lui sciait le crâne au-dessus des sourcils. Il pressa la touche d’appel de l’interphone et s’identifia. Sarah ne parut pas surprise de l’entendre. Elle libéra la porte d’entrée et déverrouilla l’ascenseur.

Mathias entra dans la cabine, l’estomac serré, répétant mentalement son texte. L’épuisement nerveux lui composait un visage de circonstance mais il craignait de parler faux. Il débarqua sur le palier. Sarah Muraille l’attendait au seuil de l’appartement, seulement vêtue d’un peignoir de soie. Sans maquillage, ses traits accusaient la première fatigue de la quarantaine. Elle avait les yeux cernés et les joues moites, comme quelqu’un qui n’a pas dormi. Fanning eut soudain la certitude que la bouche de la rouquine empestait le tabac et l’alcool.

— Excusez-moi de vous faire lever à cette heure, attaqua-t-il, mais j’ai un problème. Patricia, ma femme…

— Entrez, coupa Sarah en s’effaçant.

L’appartement était plongé dans l’obscurité. Seule une veilleuse dispensait une lueur bleuâtre.

— Je ne dormais pas, murmura la grande femme rousse d’une voix rauque. Je me demandais quand vous alliez vous décider à passer…

Fanning déglutit avec peine. Ses yeux ne pouvaient se détacher du scaphandre dont il devinait la silhouette dans l’entrebâillement du placard.

— Je sais ce que vous êtes venu chercher, dit Sarah. Je sais aussi à quoi vous pensez.

Mathias pivota sur lui-même. La femme fît un pas en avant. Elle titubait légèrement. Il comprit qu’elle avait passé la nuit à boire. Ses seins trop lourds montaient et descendaient au rythme de sa respiration précipitée.

— Vous aussi ça vous travaille, ricana-t-elle, ça tourne dans votre cervelle comme un poisson rouge qui devient fou à force de chercher la sortie de son bocal…

— De quoi parlez-vous ? hasarda Fanning subitement mal à l’aise.

— De la B.D.S., siffla Sarah, ne faites pas l’innocent. La maladie vous a frappé au beau milieu de la crypte, l’autre jour. Vous vous êtes dit « Et s’il y avait une faille ? ». Ne me racontez pas d’histoire ! Je n’ai pas cessé d’y penser. J’ai regardé les plans, j’ai bâti des hypothèses… Vous avez trouvé un moyen, c’est pour ça que vous avez besoin du scaphandre, je me trompe ?

Mathias hésita. Sarah le regardait avec une sorte de méchanceté avide. Son déshabillé s’était entrouvert et l’on distinguait nettement la touffe de ses poils pubiens à la croisée de ses cuisses. Elle paraissait s’en moquer totalement.

— Je veux ma part, lâcha-t-elle d’une voix coupante ; si vous pillez ces salopards, je veux en retirer un bénéfice. C’est moi qui vous ai introduit là-bas. C’est de MON scaphandre qu’il s’agit.

Elle s’approche de Mathias, à le toucher, et il sentit déferler sur lui l’odeur de cette femme inquiète, aux aisselles moites et à la bouche pâteuse.

— J’ai compris qu’il fallait le faire, reprit-elle en le fixant d’un air halluciné. C’est une perche que nous tend le destin, et l’occasion ne se représentera pas. Si nous devenons riches, nous pourrons filer vers les pays du tiers monde. Nous recommencerons une nouvelle vie loin de tout ce foutoir informatique, de ces robots qui nous parqueront bientôt dans les cages d’un zoo… Vous allez descendre dans la crypte, Mathias, vous allez éventrer ces monstres pour leur faire cracher les diamants qu’on a entassés dans leur estomac…

Elle se cramponnait aux revers de Fanning. Son déshabillé avait glissé et elle était nue, plaquée contre le blouson de cuir du policier. Sa chair avait quelque chose d’atrocement fragile, une sorte de maturité déjà proche de l’affaissement. Mathias la saisit doucement aux épaules. Elle pleurait silencieusement, la bouche ouverte.

— Il nous reste si peu de temps, gémit-elle, nous sommes en train de nous effacer. Vous n’avez pas l’impression que les heures coulent de plus en plus vite, que les journées rétrécissent, que les années se recroquevillent ? Il faut faire vite. Prenez le scaphandre. Vous me donnerez vingt pour cent de ce que vous ramènerez. Ce sera le prix de ma collaboration et de mon silence. Si vous vous faites prendre, je dirai que vous m’avez volé la cuirasse.

— Si j’échoue, on ne me retrouvera pas, dit sèchement Mathias, ni moi ni l’armure. Les gargouilles nous auront digérés sans laisser la moindre trace.

Sarah se blottit contre lui sans cesser de hoqueter. Ils restèrent ainsi un long moment tandis que grandissait la lumière du jour.