CHAPITRE III
Le commissariat général occupait quatre corps de bâtiment. C’était un gigantesque hangar de béton aux pistes huileuses sur lesquelles manœuvraient pesamment les unités de justice autonome. L’écho des chenillettes rendait toute conversation impossible, et les vrombissements des moteurs qu’on réglait achevaient de donner à ce lieu l’aspect d’un garage pour chars d’assaut.
Mathias ne s’engageait jamais sur l’aire de manœuvre sans une certaine appréhension. Les flaques irisées qui stagnaient sur le sol, les grandes flèches délimitant les parkings, ces grondements soudains de mécaniques en maraude, faisaient naître chez lui un inexplicable sentiment d’insécurité.
« — C’est comme si je me promenais en pyjama sur la piste d’envol d’un 747, disait-il souvent à Patricia, j’ai peur de me retrouver subitement entre les roues d’un bombardier ou de me faire griller la gueule par le réacteur d’un F15. »
En fait, il redoutait le côtoiement des unités mobiles. Il se déplaçait entre les masses métalliques des machines d’intervention comme un chasseur évoluant au milieu d’un troupeau d’éléphants. Il avançait en surveillant les pinces articulées, jetait de fréquents coups d’œil par-dessus son épaule…
Les robots patrouilleurs avaient chassé les flics de leur territoire, les reléguant au fond d’obscurs bureaux situés à l’arrière du bâtiment. Les machines régnaient sur l’immensité des garages comme des mastodontes ruminant au centre d’une plaine. Le petit peuple des mécaniciens vivait dans leur ombre, servile, la burette à la main, la clef à molette toujours brandie. Les mécanos riaient des flics déchus et lançaient sur leur passage des quolibets incompréhensibles parce que proférés dans l’argot des garages. Pour eux, les anciens soldats de goudron n’étaient plus que des comptables égrenant la monnaie des amendes et des parcmètres. Des chiens à truffe molle qu’on sortait du chenil pour qu’ils ouvrent la piste aux grands chars de justice. Des anachronismes vivants qu’on gardait par charité. Des bons à rien que la confiscation de leur arme de service avait transformés en châtrés. Les mécaniciens se savaient importants. Les machines avaient besoin d’eux. Ils vivaient entre les pattes des monstres d’acier comme des poux dans la crinière d’un lion.
Mathias louvoyait entre les flaques d’huile de vidange, attentif aux embardées des chars de patrouille convergeant vers la sortie. L’entrée du bureau des inspecteurs se trouvait tout au bord de la piste. Le grondement des trains chenillés faisait vibrer la maçonnerie comme si les caves du commissariat abritaient un colossal vibromasseur.
Mathias grimpa rapidement les trois marches le séparant du hall insonorisé. Winnie, une auxiliaire brune et osseuse, l’accueillit d’une grimace maussade. Elle flottait dans un uniforme froissé, blanchi par l’usure à la hauteur des fesses.
— Qu’est-ce qui pue comme ça ? s’exclama Fanning, frappé par l’odeur de pourriture qui flottait dans la salle.
— La machine à café, répondit Winnie, c’est comme ça depuis hier. A croire qu’elle puise directement l’eau des chiottes.
— Hé ! Fanning, grasseya Goobble, un gros inspecteur à la face couperosée, tu le prends comment ton crème ? Avec un étron, ou deux ?
Mathias fit mine de ricaner. Les inspecteurs détestaient qu’on ne rie pas de leurs plaisanteries.
— Fanning, maugréa Winnie, un ton plus bas, la mère Juvia veut te voir. Je crois que ça va barder pour ton matricule.
— Ouais, renchérit Goobble, elle va se faire un hamburger avec tes couilles !
Mathias avala sa salive. Il n’était pas vraiment surpris, tout allait si mal depuis quelques mois… Il marcha vers la porte vitrée et cogna de l’index au-dessous de l’inscription : CAPITAINE JUVIA TRENT. 6e District.
— Entrez ! vociféra une voix de femme épaissie par la fumée des cigares.
Mathias obéit. Juvia Trent était belle… mais obèse. Les deux termes apparemment inconciliables s’étaient unis chez elle pour former une curieuse synthèse. Blonde, les cheveux roulés en chignon, elle devait peser quatre-vingt-dix kilos, mais sa chair était ferme comme un pneu bien gonflé. Elle était grasse, adipeuse, mais ses bourrelets ne tremblotaient pas tels des paquets de gelée, ils offraient au contraire un aspect solide assez stupéfiant. En fait, Juvia Trent paraissait sculptée dans un bloc de gomme rose. On avait l’impression que les balles devaient rebondir sur sa peau sans y laisser le moindre bleu. Les petits malins racontaient qu’elle avait servi de garde du corps à un quelconque député mais qu’en se couchant sur lui pour le protéger, lors d’un attentat, elle l’avait écrasé, ce qui lui avait valu d’être rétrogradée au sixième district. L’anecdote était probablement fausse. D’autres voix « bien informées » chuchotaient qu’elle s’était jadis portée volontaire pour participer à de curieuses expériences biochimiques patronnées par le ministère de la Défense, et que son métabolisme en avait subi le contrecoup. « Elle a grossi de quarante kilos en l’espace d’une seule nuit ! murmurait-on, vous vous rendez compte ? Le soir en se couchant elle était belle, dix heures après elle se réveillait changée en baleine ! » Mathias ignorait complètement quelle part de vérité contenaient ces ragots. Juvia Trent le fascinait. Parfois, lorsqu’il était très fatigué, il aurait voulu dormir entre ses seins.
La grosse femme jouait nerveusement avec un crayon. Un tas de listings froissés encombrait son bureau.
— Fanning, attaqua-t-elle, vos états de service puent autant que le café de cette foutue boîte. J’ai deux plaintes contre vous. Deux portraits robots sont tombés des téléscripteurs, et on les avait décalqués sur votre petite gueule. Vous avez attaqué des loubards dans le métro, paraît-il ? Et une heure avant vous vous seriez livré à des voies de fait sur la personne du dénommé Armless ? Des témoins vous ont vu lui jeter une lame à la face. C’est une chance que vous l’ayez raté, sinon vous étiez bon pour le caisson d’incinération.
— Bon Dieu ! Capitaine ! rugit sourdement Mathias, vous réalisez que nous obéissons à une règle du jeu totalement absurde ? J’essaye d’arrêter un criminel, et je deviens aux yeux de la loi encore plus dangereux que lui ?
Juvia se renversa dans son fauteuil. Son visage de poupée bouffie avait quelque chose d’insolite, d’irréel. Un mélange de beauté et de laideur totalement fascinant. Ses mains froissèrent nerveusement les listings.
— Je n’ignore rien de tout ça, Fanning, murmura-t-elle, mais la population ne veut pas courir le risque d’une nouvelle épidémie de Self-Justice, rappelez-vous tous ces gens qui se tiraient dessus au fusil à pompe pour des histoires de chat pissant dans les escaliers ou de voiture mal garée. On ne vend plus d’armes de nos jours. Pour chasser le lièvre ou la perdrix, il faut au préalable subir une analyse psychanalytique. Le rôle répressif a été totalement dévolu aux machines, nous n’avons plus le droit d’avoir du sang sur les mains. Notre seule défense doit être passive.
— C’est un catéchisme de moutons. Si le vigile qui a tenté de ceinturer Casque d’os, avait été armé il n’aurait pas eu la figure défoncée.
— Allons, toutes ces mesures ne sont pas négatives. Les truands souffrent aussi de la disparition des armes.
— Vous savez bien qu’ils se débrouillent autrement. En engageant des types comme Armless, par exemple. De plus j’ai entendu dire qu’on installait des ateliers clandestins destinés à produire des revolvers et des fusils d’assaut.
— Cela n’a aucune importance. Ces petites tricheries seront bientôt totalement anachroniques. Quand tout le monde sera auto-protégé, personne ne craindra plus d’être la cible éventuelle d’une arme à feu. Le département de protection civile travaille à mettre au point un scaphandre résistant à tous les types d’explosions. Le but de cette campagne est d’aboutir dans les années qui viennent à généraliser le port des cuirasses urbaines.
— Je sais, grogna amèrement Mathias. Bientôt tout le monde vivra en autarcie. Ces foutus scaphandres serviront tout à la fois de vêtement, de maison, de lit et de cercueil. On n’en sortira plus ne serait-ce que pour baiser ! Est-ce que les ingénieurs ont prévu d’équiper le dernier modèle d’un vibromasseur ? Nous assistons à la naissance d’une psychose collective, capitaine ! Dans trois ans les rues seront pleines de scaphandriers défonçant l’asphalte avec leurs semelles de plomb !
Juvia Trent secoua négativement la tête.
— Vous refusez de vous adapter, Fanning. Vous restez accroché à vos souvenirs. Le temps des super-flics bardés de .357 magnum est révolu. Nous sommes inefficaces depuis deux siècles, comment voulez-vous persuader les contribuables de ne pas chercher à se débrouiller par eux-mêmes alors que nous sommes incapables de retrouver les auteurs d’un cambriolage ? Il y a eu l’époque de la justice personnelle, nous entrons aujourd’hui dans l’ère de la défense passive. J’espère qu’elle fera moins de dégâts.
— Cap, vous savez bien que la défense passive est un mythe. Les truands achèteront eux aussi des scaphandres, ils les bricoleront pour leur adjoindre des canons sans recul, ou des mitrailleuses…
— Non. Les revêtements des armures de pointe ne craignent aucun impact. Se transformer en char d’assaut ne servirait à rien. Mathias, je ne suis pas là pour polémiquer. La situation est simple : vous êtes grillé. Dans deux jours vous aurez les chiens de la police des polices au cul. Cette fois vous êtes allé trop loin, ils vont réclamer votre peau. Je vais vous mettre au vert en essayant de plaider votre cause. Cessez de vous balader déguisé en prédicateur. J’ai une mission à vous confier, un truc simple qui ne vous donnera pas l’occasion de faire de la casse. Une amie qui fait des inspections pour une compagnie d’assurances cherche un flic compétent pour ausculter le système de sécurité d’une banque privée. C’était votre truc, ça, dans le temps. On ne vous surnommait pas « le gynécologue du coffre-fort » ? Accompagnez-la et souriez-lui de toutes vos dents. Si vous êtes sacqué, elle acceptera peut-être de vous trouver un boulot dans sa boîte.
Elle fouilla dans l’une des poches de sa vareuse et en tira une carte de visite tordue.
— Elle s’appelle Muraille, Sarah Muraille. Appelez-la le plus tôt possible. Il s’agira de planter votre doigt dans le cul de la Banque de Dépôts Spéciaux. Une boîte plutôt fermée. Défoncez-vous, mon petit vieux, vous n’avez plus de futur dans la police, c’est pour vous l’occasion de sauter en marche au bon moment.
Fanning s’empara du carton. Il avait un goût de vase dans la bouche. Comme s’il venait de se rincer les dents avec une décoction de nénuphars.
« Cette fois c’est fini », pensa-t-il en marchant vers la porte.
— Bonne chance, fit sourdement Juvia Trent.
Mathias s’accrocha à la poignée. Le capitaine l’observait, avec, dans les yeux, le vague à l’âme d’une baleine nostalgique. Il ouvrit la porte pour retrouver la puanteur du hall d’accueil.
— C’est la merde ! hurlait Goobble, le café du distributeur est tellement chaud qu’il fait fondre les gobelets en plastique. Personne n’a une tasse ou un verre ?
Fanning s’assit derrière une machine à écrire et posa ses pieds sur le clavier. Il avait besoin de réfléchir. Le hall commençait à se remplir. Les banquettes débordaient de voyous venus se constituer prisonniers pour échapper aux unités de justice autonome. C’était une vieille astuce juridique que tous les loubards apprenaient au berceau. Quand une unité robotisée vous coinçait au terme d’une poursuite mouvementée, réduisant votre voiture en cube d’acier compressé, il fallait s’échapper en cassant le pare-brise et courir vers le commissariat central pour réclamer le droit d’asile. Tous les jours on assistait à des irruptions en forme de boulet de canon propulsant sur le carrelage de la salle d’accueil un type en loques, hirsute, dégoulinant de sueur qui levait les bras en bégayant :
« — Je me constitue ! Je me constitue ! Asile ! Asile ! »
C’était la phrase clef. La suprême habileté. Se constituer prisonnier vous soustrayait automatiquement à la procédure d’exécution des flagrants délits. Bénéficiant des circonstances atténuantes, vous aviez droit à un véritable procès. Cette jonglerie juridique imaginée par les législateurs avait en fait pour unique fonction de ne pas laisser les avocats mourir de faim, mais il était toujours cocasse d’assister à l’arrivée d’un truand à bout de souffle qui vous suppliait de lui passer les menottes tandis que l’unité mobile s’engouffrait dans le garage à sa poursuite, la pince érigée, prête à se saisir du délinquant pour le fourrer de force dans sa marmite justicière ! « Asile ! Asile ! » braillaient les petits margoulins, sentant les vibrations du char d’assaut leur grimper dans les chevilles. Ils plongeaient la tête la première, comme les tire-laine du Moyen Age cherchant refuge dans l’enceinte sacrée d’une église pour échapper aux archers du roi.
Parfois cependant l’unité de patrouille refusait d’abandonner la chasse. Le bras articulé enfonçait la baie vitrée, semant la panique dans le hall d’accueil. Les auxiliaires féminines s’enfuyaient en hurlant, la jupe d’uniforme retroussée sur les cuisses pour courir plus vite. Les voyous filaient à quatre pattes s’enfermer au fond des toilettes. La pince, elle, dévastait les bureaux, émiettait les machines à écrire, lacérait les dossiers. Au bout du compte, ne sachant qui attraper, elle s’emparait du distributeur de café qu’elle arrachait de son socle dans un geyser d’éclaboussures brunâtres. Une pluie de sucre et de lait en poudre submergeait les lieux tandis que les loubards, recroquevillés derrière les trônes d’émail, glapissaient : « Asile ! Asile ! » en se suspendant à la chaîne des chasses d’eau.
Il fallait faire appel aux mécaniciens pour que cesse le carnage. Les gnomes huileux du hangar arrivaient alors, la figure fendue de sourires sardoniques. « C’est pas bien compliqué, rigolaient-ils, vous n’aviez qu’à appuyer sur le bouton B 23, là, sous le sixième tableau. Et puis de toute manière votre annihilateur de poursuite n’était pas branché. Comment voulez-vous dans ce cas que l’unité sache qu’elle entre en zone protégée ? Faut être sérieux ! »
Ils cajolaient le robot bourdonnant, le caressaient dans le sens du métal, lui marmonnaient des paroles apaisantes en langage machine. Les inspecteurs se sentaient idiots, les filles du bureau d’accueil rougissaient de honte en réalisant qu’elles avaient mouillé leur culotte. Peu à peu l’unité mobile reculait, son bras se repliait, lâchant le distributeur de café tordu qui roulait sur le carrelage, agonisant dans une dernière hémorragie d’arabica.
Mathias soupira. Il savait que Julia Trent ne parlait jamais pour ne rien dire. Si elle actionnait le signal d’alarme, c’est qu’elle entendait déjà siffler la bombe. Il regarda la petite carte froissée et lut à nouveau : S.A. MURAILLE. Expertises. Contrôles de sécurité.
Fallait-il vraiment sourire à cette bonne femme pour qu’elle daigne lui trouver une place de planton dans le hall d’une compagnie d’assurances ? Il songea que Patricia allait très mal accueillir la nouvelle de son licenciement. « Sans ton statut de fonctionnaire on n’obtiendra jamais de crédit, pleurnicherait-elle, jamais on ne pourra acheter un scaphandre décent ! Jamais ! »
Mathias se redressa, cherchant à se rappeler ce qu’il savait de la Banque des Dépôts Spéciaux. C’était un organisme privé assurant la mise à l’abri des trésors en tous genres : bijoux, pierres précieuses, œuvres d’art. Les magnats de la finance, les dictateurs en fuite, les rois en exil avaient régulièrement recours à ses services. Jamais on n’avait entendu parler de la moindre tentative de hold-up. La BDS louait des coffres inviolables dont les modèles étaient tenus secrets. Les clients n’étaient acceptés qu’à partir d’un compte plancher d’un milliard… Mathias sifflota entre ses dents.
Le hall s’emplissait de voyous en quête d’asile. Winnie les accueillait en maugréant et leur passait stoïquement des menottes qu’elle puisait, paire après paire, dans une grande boîte disposée près de la porte. Les petits truands se laissaient faire de bonne grâce, offrant leurs poignets comme on tend son assiette à la cantine. Toutes les corporations se trouvaient représentées : les crocheteurs de sacs à main, les pickpockets, les détrousseurs de stations service. Mais aussi les exhibitionnistes de la gonflette, qui – nus sous leur imperméable – arboraient des organes génitaux monstrueux parce qu’artificiellement développés au moyen de piqûres hormonales. Sans compter les putains truquées aux anatomies délirantes, des filles qui – pour attirer les clients blasés – s’étaient fait greffer deux ou trois paires de seins artificiels dont la superposition les affublait de mamelles de chienne en mal d’allaitement. Depuis quelque temps la chirurgie plastique faisait des ravages sur le plan sexuel. Les nouveaux sérums anti-rejet permettaient aujourd’hui les facéties les plus douteuses : on implantait un nez juste au-dessus d’un pénis, comme ça « pour rigoler ! », on se faisait coudre une petite bouche sur le mont de Vénus ou une oreille sur la fesse gauche, parce que la mode était à la monstruosité. Les organes greffés s’atrophiaient généralement au bout d’un mois, puis se résorbaient pour finir par disparaître complètement sans laisser de cicatrice.
Mathias jugeait ces travestissements ignobles, mais les chirurgiens « esthétiques » y trouvaient leur avantage et aucune loi n’interdisait ce genre de « personnalisation » à partir du moment où les organes greffés provenaient uniquement de modelages protoplasmiques. Des collègues de la brigade des mœurs prétendaient avoir rencontré dans une maison de passes une femme au vagin denté, ainsi qu’une prostituée dont la toison pubienne avait été remplacée par de la fourrure de panthère !
Fanning ignorait s’il s’agissait des contes à dormir debout ou de faits réels. Il haussa les épaules et posa la carte de visite devant le téléphone. S.A. MURAILLE… Le nom avait quelque chose d’étrange, de granitique.
Mathias forma le numéro indiqué en lettres gothiques au bas du carton. Le sort en était jeté.