CHAPITRE X

 

 

Au commissariat central, la grosse Juvia Trent gesticulait dans son uniforme taché de sueur. Rigolards et impuissants, les inspecteurs assistaient, le nez collé aux baies vitrées, à la débâcle des mécanos qui s’éparpillaient au long des pistes comme des fourmis prises de panique. Faute d’une stratégie adaptée, on avait battu le rappel de toutes les unités de justice autonome parquées dans les hangars. Les machines s’élançaient en vrombissement, la pince à demi levée, les chenillettes cliquetantes. Elles défilaient au milieu des flaques d’huile bleutées, emplissant le garage de leur vacarme de Panzer montant en première ligne.

— C’est idiot, observa Goobble en écrasant son gobelet de café entre ses doigts, les unités de patrouille n’ont légalement aucune raison d’interpeller les coffres échappés de la B.D.S… Et même si elles s’y risquaient, comment s’y prendraient-elles ? Vous croyez qu’elles vont essayer d’enfourner les pachydermes dans leur caisson d’incinération ?

Les rires fusèrent, acides. Les anciens soldats de goudron se réjouissaient de l’inévitable déconfiture des unités robotisées. Il paraissait évident que les machines allaient se couvrir de ridicule. On se passait de main en main les photos des gargouilles qu’on s’était procurées auprès des laboratoires Mikofsky.

— Arrêtez de ricaner comme des gosses ! aboya Juvia. Je viens de lire le compte rendu technique, ces bestiaux sont pratiquement invulnérables. Je ne sais absolument pas comment reprendre le contrôle du troupeau. Le directeur de la B.D.S. habitait avec ses cadres d’état-major au-dessus de l’établissement. Ils sont tous morts à l’heure actuelle. Personne n’a la moindre idée du code qui leur permettait d’entrer en contact avec les coffres. Les gargouilles vont déambuler à travers la ville en semant une panique monstre.

— Qu’est-ce qu’on peut faire ? répéta Goobble. On n’a même pas un fusil de chasse sous la main…

— Vous allez partir là-bas, dans le sillage des unités, ordonna Juvia Trent, il faut que les chars de patrouille encadrent le troupeau comme des chiens de berger, vous comprenez ? Qu’elles n’essayent surtout pas d’attaquer les gargouilles, ces animaux disposent d’un potentiel défensif qui ferait pâlir la marine de guerre.

— Pourquoi l’immeuble s’est effondré ? demanda quelqu’un. C’était une tour toute neuve. Un truc super-luxueux…

— La B.D.S. stockait un arsenal dans ses caves, répondit brièvement Juvia, je pense qu’un détonateur défectueux a mis le feu aux poudres. Effrayés par l’explosion, les coffres vivants se sont éparpillés. Il faut les encadrer et les conduire au jardin zoologique. J’ai prévenu le directeur, il tient à notre disposition plusieurs fosses désaffectées. Si nous procédons discrètement, tout se passera bien. Ces bêtes ne doivent à aucun moment avoir l’impression qu’elles sont victimes d’un hold-up ou d’une tentative d’effraction… car elles se défendraient. Goobble, filez avenue centrale et débrouillez-vous avec les mécanos pour qu’ils réduisent les capacités offensives des unités autonomes.

Goobble ramassa son manteau de cuir et sortit sur l’aire de manœuvre. Juvia serra les mâchoires, elle sentait venir la catastrophe. Les unités cybernétiques n’avaient pas assez de doigté pour mener cette opération à bien. Leur pratique de la justice expéditive allait se révéler un handicap insurmontable. Cette fois malheureusement il ne s’agissait plus de saisir un petit voleur au collet pour le passer à la rôtissoire. Les monstres qui descendaient en ce moment même de l’artère la plus cotée de la capitale ignoraient la peur. Ils défendraient jusqu’au bout les trésors ballottant au creux de leur estomac.

La grosse femme essuya d’un revers de main la sueur qui perlait à son front. Il suffisait d’un simple faux pas pour que la ville entière bascule dans le cauchemar et la destruction. Le téléphone sonna à nouveau. Le capitaine marcha vers son bureau d’un pas pesant. La pendule affichait : zéro heure trente quatre.

*

**

La voiture de service remontait l’avenue, zigzaguant entre les chicanes et les barrières mobiles installées par les pompiers. Les gyrophares coiffant les différents véhicules d’intervention clignotaient dans la nuit en jetant des flashes bleus et rouges qui allumaient de curieux reflets sur les casques de chrome des sauveteurs. Goobble n’avait plus envie de rire. Le spectacle de la tour couchée de tout son long en travers de la rue, et des immeubles environnants réduits à l’état de monceaux de briques fumants, lui paraissait soudain dépourvu de tout pouvoir hilarant.

Dix unités autonomes progressaient vers la place Verneuve, là où les gargouilles se trouvaient actuellement rassemblées. Au fur et à mesure que la distance d’approche rétrécissait, Goobble devenait nerveux. Il pianotait anxieusement sur le tableau de bord en regardant les pompiers courir entre les blocs de béton encastrés dans l’asphalte. L’avenue semblait avoir été victime d’un tremblement de terre. Le sol disparaissait sous le verre brisé provenant de l’éclatement des fenêtres et l’on butait à tout moment sur des objets incongrus : une baignoire couronnant une cabine téléphonique, des meubles entassés en vrac dans une bouche de métro, des vêtements recouvrant l’étendue des trottoirs.

Les cadavres, ou du moins ce qu’on avait réussi à en extraire des décombres, reposaient sous des bâches plastifiées. Les bosses irrégulières qu’ils dressaient sous la toile permettaient de réaliser à quel point ils étaient en mauvais état. Une odeur de poudre brûlée flottait dans l’air et le vent rabattait des bouffées de suie qui maculaient les autopompes d’une chevrotine de taches noires.

Goobble s’agita sur son siège. A côté de lui, le mécano de la brigade de nuit essuyait la sueur qui lui coulait sur le visage à l’aide d’un chiffon graisseux.

— Bon sang ! jura l’inspecteur, tu as bien réglé les unités de justice au seuil d’agressivité minimum ?

— Oui, grommela le mécano, mais ne vous faites pas trop d’illusion. Ces réglages, c’est du bidon. Les chars d’intervention ont tendance à réagir en fonction de la taille de la cible. Elles s’adaptent, quoi ! La masse des gargouilles risque de perturber leurs circuits de détection. Si elles se sentent menacées, elles attaqueront d’emblée pour décontenancer l’adversaire.

— Quel merdier ! rugit Goobble, il ne manquerait plus que ces foutus robots essayent de les faire entrer de force dans leur caisson d’incinération !

L’image paraissait tellement grotesque que les deux hommes éclatèrent d’un rire nerveux. Cinq minutes plus tard ils apercevaient les silhouettes effrayantes des coffres vivants rassemblés au centre de la place. Les monstres semblaient dans l’expectative, perturbés par l’espace infini qui s’ouvrait devant eux. Ils avaient instinctivement adopté une disposition en cercle leur permettant de faire face à une éventuelle agression.

Les unités d’intervention ralentirent en cliquetant, tels des tanks ajustant leur ligne de tir, puis elles montèrent à l’assaut, la pince levée.

« On dirait des pelleteuses se préparant à déblayer des gravats », songea l’inspecteur. Et il sentit que les choses allaient mal se passer. Très mal…

Les chars de patrouilles se ruèrent vers les animaux comme s’il s’agissait de simples chiens enragés qu’on pouvait soulever par la peau du dos ! Les pinces s’abattirent sur l’échiné des gargouilles sans parvenir à mordre la corne composant les carapaces. Goobble vit distinctement fuser des étincelles entre les doigts métalliques raclant l’armure granitique enrobant les monstres. II jura. Comme il l’avait prévu, les unités avaient toutes ouvert le capot de leur caisson d’incinération, témoignant de leur désir d’en finir avec ces crapauds troublant l’ordre public.

— Bordel ! souffla l’inspecteur, c’est comme si elles essayaient de faire entrer un éléphant dans une cocotte minute !

Ses jambes tremblaient. Il chercha fébrilement le micro de sa radio.

— Capitaine ! Capitaine ! haleta-t-il, ça va très mal ! Les robots veulent faire rôtir les bêtes ! Qu’est-ce qu’on fait ?

Délaissant les carapaces, les bras articulés s’en prenaient maintenant aux parties molles de l’anatomie des coffres vivants. Les mains d’acier se refermaient à présent sur les cuisses ou les pattes antérieures dont elles pinçaient la peau écailleuse avec l’intention bien arrêtée de la déchirer.

Inamovibles, les gargouilles commençaient toutefois à montrer des signes d’impatience. La lézarde de leur gueule s’entrouvrait lentement au milieu de leur mufle ravagé. Les chars de justice, eux, s’entêtaient à dépecer sur pied ce gibier capturé en flagrant délit de vagabondage. Les pinces crissaient, s’acharnant à arracher des fragments de viande pour les jeter dans les caissons d’incinération.

« Puisque ces contrevenants sont trop gros, semblait avoir décrété l’ordinateur de sanction, nous allons les brûler morceau par morceau ! »

Les unités robots s’agitaient en cliquetant, déconcertées par la résistance de cette chair élastique mais inentamable. Certaines d’entre elles, suspendue au cou des bêtes comme des belettes à la gorge d’un lapin, ne touchaient plus le sol. C’en était trop. Les gargouilles passèrent à l’attaque. Goobble vit s’ouvrir les gueules les plus effrayantes qu’il lui ait jamais été donné de voir. Ces crevasses hérissées de crocs s’abattirent sur les chars robotisés et les broyèrent avec la même efficacité qu’une presse hydraulique. Les tôles hurlèrent en se tordant, les caissons d’incinération éclatèrent, vomissant leurs entrailles chauffées à blanc. Les gargouilles mâchaient l’acier comme des fauves dépècent une proie. Les boulons coulaient entre leurs dents tandis qu’explosaient les réservoirs. « Jésus-Christ ! » balbutia le petit mécano en se signant.

Goobble pressait le micro comme un citron.

— Capitaine, hurla-t-il sur un ton hystérique. Les gargouilles sont en train de bouffer les unités de justice. Qu’est-ce qu’on fait ?

— Rien, répliqua la voix sourde de Juvia Trent, repliez-vous. Maintenant c’est le travail de l’armée.

Goobble hocha la tête, incrédule. Devant lui les monstres achevaient de mettre en pièces le dernier char d’intervention.

Sarah Muraille fut la première à entendre les hélicoptères. Elle était allongée sur son lit de cuir, nue, moite. Les cuisses encore collantes du sperme répandu par le call-boy de l’agence de plaisir à domicile. Elle avait beaucoup bu, et l’espace d’une seconde elle crut que les bourdonnements qui lui emplissaient la tête étaient les signes annonciateurs d’une forte migraine éthylique.

Elle se redressa, et sa peau humide chuinta en se décollant du cuir. Elle se sentait lourde et vieille. Elle tourna le dos au miroir pour ne pas surprendre le reflet de son visage bouffi par les excès de la nuit. Le petit gigolo dormait, bras et jambes étalés. C’était un jeune homme mince et blond, pourvu d’un pénis incroyablement long. Les femmes mariées faisaient souvent appel à lui pour combler les fantasmes nés d’un après-midi d’oisiveté. Sa clientèle se composait presque uniquement d’épouses de cadres supérieurs lasses des expositions de peinture et des salons de thé.

Sarah tituba jusqu’à la fenêtre. Depuis le départ de Mathias, elle n’avait pratiquement pas cessé de boire, espérant ainsi anesthésier l’angoisse qui grandissait en elle au fur et à mesure que s’écoulaient les jours. Son organisme commençait à donner des signes manifestes d’intoxication mais elle ne pouvait s’empêcher de recommencer, vidant verre après verre.

Elle posa son front brûlant contre les carreaux. Les hélicoptères volaient à la queu leu leu, dans le canyon délimité par les façades des immeubles. Ils étaient équipés de puissants projecteurs dont les faisceaux balayaient la rue. Sarah frissonna, brusquement saisie par un mauvais pressentiment. Les appareils uniformément recouverts d’une peinture kaki d’apparence militaire étaient tous puissamment armés. De grosses mitrailleuses à tritube rotatif encadraient la bulle translucide des cockpits, tels les dards d’un insecte vecteur de maladies mortelles. Les hélicos volaient au ralenti, brassant paresseusement l’air, mais le souffle de leurs pales giflait les façades et faisait trembler les vitres.

Sarah ouvrit la fenêtre. Elle reçut un coup de poing invisible entre les seins et dut reculer précipitamment.

A l’intérieur de l’appartement les vêtements épars s’envolèrent à la suite des revues et des journaux accumulés au pied du lit.

— Hé ! protesta le petit gigolo, c’est quoi cet ouragan ?

Sarah ne répondit pas. Elle venait d’apercevoir les gargouilles, immobilisées à cent mètres en amont. Son cœur rata un battement. Comment étaient-elles sorties de la crypte ? Fanning n’avait jamais envisagé un tel plan ! « Quelque chose a foiré, songea-t-elle, c’était à prévoir…»

A l’instant même les hélicoptères se positionnèrent en formation de combat et chargèrent les gargouilles en ouvrant le feu.

Les balles explosives déchirèrent l’espace dans un vacarme d’étoffe lacérée. Sarah se boucha les oreilles pour échapper à la stridence de cette agression sonore. Les ondes de choc du mitraillage se répercutaient dans sa chair et faisaient ballotter ses seins. Des tableaux se décrochèrent, et de nombreux livres basculèrent hors des rayonnages de la bibliothèque. Au bout de l’avenue, les balles explosives ricochaient sur la carapace des monstres en éparpillant des gerbes d’étincelles. Les gargouilles se tournèrent pesamment pour faire face à cette nouvelle agression.

Sarah crispa les poings. Les ricochets des projectiles avaient criblé d’impacts les façades des plus proches immeubles. Beaucoup de curieux agglutinés aux balcons étaient tombés, hachés par cette mitraille qui ne leur était pas destinée. Du sang commençait à couler de l’appui des fenêtres, inscrivant de longues coulées écarlates sur la blancheur de la pierre.

Les hélicos passèrent en rase-mottes au-dessus des bêtes et filèrent jusqu’à la place de l’Extrême-Onction pour amorcer leur demi-tour. Les balles avaient labouré l’asphalte et le béton sans causer le moindre dommage aux gargouilles…

— Bordel ! jura le petit blond en s’accoudant à la rambarde, qu’est-ce c’est que ce destroy ?

— Habille-toi, coupa Sarah, remballe ta pine et prends le fric sur la table de chevet. Je te ferai signe un de ces jours, si on survit à ce qui se prépare !

— Tu rigoles ? ricana le blondinet en souriant jaune.

Sarah ne daigna pas répondre. Elle s’habilla en hâte, choisissant des vêtements solides et imperméables, aux poches multiples. Elle y entassa de l’argent, un couteau, un petit revolver à crosse de nacre, ainsi qu’une mini trousse de soins d’urgence.

— Hé ! observa le jeune homme, qu’est-ce que tu fous ? Tu te prépares pour l’exode ou quoi ?

Il ne put pas en dire plus. Les appareils revenaient. Ils ouvrirent le feu, prenant l’avenue en enfilade. Les balles perdues éparpillèrent les façades et réduisirent en bouillie les voitures arrêtées au long des trottoirs.

Mais la patience des gargouilles était épuisée. Celle qui semblait commander le troupeau leva le mufle pour fixer l’essaim des hélicoptères. Une seconde elle eut l’air d’un énorme canon alignant ses repères de visée, puis deux jets d’énergie pure fusèrent de ses orbites et frappèrent les appareils de tête.

Sarah poussa un hurlement. Les machines volantes se changèrent en boules de feu tandis que leurs hélices continuaient à tournoyer dans le vide, séparées des carcasses qu’elles avaient pour fonction de propulser. Sarah écarquilla les yeux, épouvantée. Les pales étincelantes volaient entre les immeubles comme des étoiles de ninja. Des étoiles géantes. Elles dérivèrent enfin sur tribord puis percutèrent une façade, explosant tel un bouquet de lames de rasoir.

Sarah Muraille se jeta à plat ventre. Les tronçons de métal lacéraient la rue, éventraient les maisons, dans un froissement de sabres jaillissant de leur fourreau. « Ben merde alors ! » glapit le blondinet accoudé à la fenêtre.

La seconde d’après sa tête roulait sur la moquette, à quelques centimètres du visage de Sarah. Le corps décapité, mû par un mouvement réflexe, fit quelques pas en arrière, comme s’il obéissait à un ordre parvenu trop tard.

Sarah rampa précipitamment vers la porte. Son regard ne parvenait pas à se détacher du corps nu, au cou tranché au ras des clavicules, et qui perdait son sang en longues saccades pourpres. Elle déverrouille le battant et se jeta dans l’escalier.

Dans la rue, les gargouilles achevaient de détruire les derniers survivants de l’escadrille de chasse. Cette escarmouche les avait énervées, et elles sautaient sur place pour manifester leur colère. Les chocs occasionnés par les rebonds disloquaient les trottoirs. L’asphalte pelait, dévoilant les anciens pavés tapissant l’avenue.

Des sécrétions complexes stimulaient leur cerveau, activant une à une les différentes phases d’une stratégie de réponse graduelle. Harcelées sans relâche, elles se sentaient maintenant dans l’obligation de passer elles-mêmes à l’attaque. Ce hold-up d’envergure dépassait le cadre des répliques ordinaires. Il ne fallait plus seulement se contenter de repousser les assaillants, mais aussi les détruire pour décourager leur persévérance. Les animaux cessèrent de sauter et entreprirent aussitôt de brouter les pavés ! Ils dévorèrent ainsi le tiers de l’avenue, engloutissant le petit cube de pierre à une vitesse phénoménale. Quand ils se redressèrent, la gueule encombrée de caillasse, ce fut pour cracher cette mitraille aux alentours, lapidant les forces de police et les camions de l’armée qui tentaient de leur barrer la route. Propulsés avec une rare violence, les pavés aplatirent les hommes et les véhicules. C’était comme si tout à coup un millier de catapultes s’étaient mises à bombarder la perspective de l’avenue.

Sarah, elle, avait gagné le rez-de-chaussée. Elle voulait courir jusqu’à la plus proche station de métro et se dissimuler au cœur du labyrinthe des couloirs, là où les gargouilles ne pourraient pas l’atteindre.

Elle s’arrêta dans le hall. Tous les habitants de l’immeuble attendaient sur leur palier respectif, un sac ou une valise à la main, ne sachant quelle attitude adopter. Les enfants pleurnichaient, accrochés aux jupes de leur mère, les hommes, très pâles, essayaient de faire bonne figure.

— Qu’est-ce qui se passe ? chuchota une vieille femme. Vous avez vu ces bêtes ? D’où sortent-elles ?

— De l’immeuble de la B.D.S., lança la concierge, elles vivaient dans les caves. Je crois qu’on les utilisait pour assurer le chauffage central…

Des cris l’indignation fusèrent. Sarah traversa le hall et risqua un œil dans la rue. Les gargouilles ne bougeaient plus, et la station de métro bâillait comme un havre de salut à moins de cent mètres…

Pourrait-elle les franchir sans éveiller l’attention des monstres ?

Elle choisit de ne pas trop réfléchir et s’élança, les coudes au corps, sans regarder derrière elle. La concierge hurla devant tant d’imprudence mais Sarah filait déjà comme le vent, zigzaguant pour ne pas se tordre les chevilles sur les pavés jonchant la chaussée.

La rue vibra comme si les animaux se mettaient en branle, attirés par cette proie minuscule qui se promenait sous leur nez.

Sarah dégringola les marches menant à la station, enfonça une porte vitrée d’un coup d’épaule et sauta par-dessus les tourniquets du contrôle des billets. Il lui sembla qu’une ombre gigantesque se cassait en accordéon sur les degrés de l’escalier. Mais elle se répéta qu’elle ne risquait rien. Les gargouilles étaient bien trop grosses pour s’infiltrer dans les couloirs du métro. Elle s’accrocha à la rampe caoutchouteuse d’un escalator et se laissa véhiculer jusqu’aux quais. Les tunnels carrelés de blanc étaient déjà pleins de réfugiés hagards traînant des valises. Sur le quai, une foule fébrile se pressait au risque de basculer sur les rails. On attendait la première rame pour fuir à l’autre bout de la ligne, vers l’une des portes de la ville. Sarah fut aussitôt rejetée en arrière à coups de coude. Elle se retourna aplatie contre un distributeur de friandises, le souffle coupé et l’estomac douloureux.

La rame jaillit du tunnel. Ses wagons débordaient déjà de voyageurs entamant leur exode souterrain. Dès que les portières s’ouvrirent ce fut l’empoignade. Ceux qui se trouvaient à l’intérieur repoussaient ceux qui voulaient monter. Sous la pression de cette foule en délire des vitres éclatèrent, des portières se tordirent. Sarah renonça à prendre part à la mêlée. On arrachait les sièges et les banquettes pour augmenter l’espace disponible. Le conducteur faisait mugir la sirène de départ sans parvenir à interrompre le flot qui montait à l’assaut des wagons.

Subitement une vibration terrible ébranla le sol. La voûte du tunnel creva dans une averse de gravats et une gargouille tomba au milieu des rails, après avoir traversé l’épaisseur de la chaussée. Des hurlements de panique fusèrent de toute part, tissant un invraisemblable charivari. Le monstre occupait toute la largeur du tunnel. On eût dit un éléphant coincé dans un couloir. Sarah comprit qu’il avait réussi à crever l’asphalte à force de sauter sur place. Pris de panique, les fuyards tentaient maintenant de s’extirper des voitures, mais ils étaient trop nombreux et se gênaient mutuellement. La mêlée prit la forme d’un fouillis de bras et jambes désespérément noués. La gargouille baissa la tête, ouvrit la gueule, et mordit les rails. Sarah vit distinctement le flux énergétique jaillir de sa gueule hideuse pour courir au long des rails en éclairs bleutés. La décharge crépita en touchant les roues du train qui s’illuminèrent. L’électricité se communiqua en vague mortelle aux structures d’acier des wagons. Les parois s’auréolèrent d’un grésillement d’étincelles pendant que la chaleur s’élevait de plusieurs centaines de degrés.

Sarah recula en suffoquant, giflée par cette haleine de brasier. A présent les voitures viraient au rouge, comme des pièces de métal jetées dans une forge. Pris dans le piège de la fournaise, les voyageurs se débattaient, le visage couvert de cloques. Dès qu’ils tentaient de saisir la poignée d’une portière, leurs paumes grésillaient et fumaient. L’énergie soufflée par l’animal avait transformé la rame en une gigantesque résistance qui rougissait comme les tortillons d’acier d’un grille-pain.

Sarah se mordit le dos de la main pour ne pas hurler. Les vêtements des malheureux s’enflammaient comme si on les avait aspergés d’essence. Des torches vivantes se convulsaient au cœur des wagons transformés en fours crématoires. Ne pouvant en supporter davantage, Sarah prit la fuite. Elle se lança la tête la première dans le premier couloir qui s’ouvrait devant elle et courut à perdre haleine, se cognant aux parois carrelées.

D’autres personnes galopaient dans son sillage, se piétinant, écrasant les enfants perdus qui avaient le malheur de remonter la voie à contre-courant. La rame électrocutée brasillait dans leur dos, inondant les couloirs d’une lumière rouge qui roussissait les affiches et faisait fondre les chewing-gums à l’intérieur des distributeurs automatiques.

Sarah haletait, la poitrine prise dans un étau. Il lui sembla que sa peau cloquait sur sa nuque et que ses cheveux sentaient le crin brûlé. On la talonnait. Elle se laissa porter par le flot élastique de la foule en essayant de ne pas tomber.

*

**

Cornélius Vladewsky se cramponnait à la rambarde de la fenêtre, tétanisé par l’horreur. Devant lui la ville incendiée, déchiquetée, se consumait dans la nuit. Un peu partout on avait allumé en hâte de gros projecteurs de défense aérienne qui trouaient l’obscurité de leur pinceau blanc. Les gargouilles se déplaçaient en zigzag entre ces taches de lumière aveuglantes. On les voyait se matérialiser furtivement dans le trajet des halos, puis disparaître d’une détente des cuisses. Ces irruptions fantomatiques accentuaient l’aspect terrifiant de leur physionomie. Cornélius ne parvenait pas à fuir ce spectacle dantesque. Les animaux sautaient par-dessus les maisons, et leur ventre rasait les cheminées et les antennes de télévision. Scalpant les toits.

Le point culminant de cette course aberrante fut atteint lorsque la plus grosse des gargouilles prit son élan et plongea dans la façade d’une tour ultra-moderne, traversant la construction de béton de part en part tel un projectile vivant. Elle ressortit du côté opposé, dans un jaillissement des débris et de meubles, projetant en tous sens les « entrailles » du building qui se répandirent sur les trottoirs en flaques informes mêlant cadavres broyés et mobiliers en miettes.

Répétant docilement cette initiative, les autres bêtes s’employèrent à faire de même, sautant à travers les tours environnantes comme des chiens de cirque dans un cerceau recouvert de papier.

Cornélius gémissait sans s’en rendre compte. La bave de la stupeur lui coulait sur le menton. Il regardait les bâtiments au ventre béant, troué, et la peur liquéfiait ses intestins. Il craignait, en ébauchant le moindre mouvement, de perdre le contrôle de ses sphincters.

Une gargouille juchée sur l’Arc du Souvenir avait entrepris de dévorer l’arche de pierre entre les piliers de laquelle brûlait la traditionnelle flamme commémorative. Le monument s’éboulait, perdant ses statues. Les noms des soldats défunts se disloquaient sous l’assaut des lézardes. La bête sauta sur le sol, s’approcha du disque de cuivre au centre duquel fasseyait la flamme… et l’aspira. Comme on gobe une huître. Sitôt le brûleur arraché, le gaz se mit à fuser de la canalisation malmenée, et un jet de feu de plusieurs mètres monta vers le ciel. La gargouille, elle, léchait les flammes avec gourmandise, heureuse de cette aubaine énergétique dont elle se gavait. La morsure du brasier ne laissait aucune trace sur sa peau écailleuse. On eût dit qu’elle s’abreuvait au jet d’une fontaine sans souci des éclaboussures.

La chaleur intense dégagée par ce dernier incendie faisait fondre le bitume tout autour du monument saccagé, et de longues coulées noires descendaient l’avenue, enracinant les voitures en stationnement dans un socle basaltique. Le reste de la meute mâchait allègrement les fils des circuits de distribution électrique, y injectant une surcharge énergétique qui courait d’une maison à l’autre, d’appartement en appartement. Les télévisions et les appareils électroménagers explosaient sous cette surcharge, les plinthes s’enflammaient comme si les fils de cuivre serpentant au ras du sol venaient de se changer en cordeau Bickford. Un peu partout les chaudières s’emballaient, propulsant leurs aiguilles de contrôle dans la zone rouge des cadrans de surveillance. L’eau bouillonnait dans les serpentins des chauffe-eau électrique, et les accumulateurs ronronnaient comme des lessiveuses oubliées sur le feu.

Cornélius sursauta. Le robinet de la cuisine venait de sauter au plafond pour laisser fuser un jet de vapeur sous pression qui noya la pièce dans un brouillard moite. Le vieil homme se rua sur la porte pour empêcher la propagation du nuage, mais, au même instant, le radiateur explosa telle une pièce d’artillerie encrassée, vomissant une cinquantaine de litres d’eau bouillante qui frappèrent Vladewsky en plein visage, l’aveuglant et levant sur sa peau des cloques gigantesques.

L’ancien chercheur des laboratoires Mikofsky s’effondra sur le tapis élimé en hurlant de douleur. À tous les étages de semblables scènes se déroulaient. Les robinets des baignoires crachaient un liquide chauffé à plus de deux cents degrés. Des hommes et des femmes furent cuits en quelques secondes dans leur douche ou leur jacuzzi. Ils tombèrent, asphyxiés par la chaleur, avant même d’avoir pu hurler, et leur chair bouillie, se détacha de leurs os pour se mettre à flotter en paquets blanchâtres et trop cuits.

Les chasses d’eau elles-mêmes explosèrent. Les réfrigérateurs court-circuités se métamorphosèrent en fours et carbonisèrent en quelques secondes les aliments entassés entre leurs parois émaillées.

Toutes les ampoules se volatilisèrent dans un crépitement de flash, et les abat-jour des lampes de chevet s’enflammèrent comme autant de torches résineuses. Cornélius Vladewsky gémissait sur la moquette, à demi-inconscient. La peau de son visage pelait déjà, laissant les muscles faciaux à nu. Il glissait doucement dans le coma quand son fourneau à gaz explosa, faisant s’écrouler le plafond. Quelques minutes après, l’immeuble entier n’était plus qu’une torche ondulant dans la nuit.

*

**

Sarah courait, perdue dans le labyrinthe du métro. La gargouille qui avait crevé le tunnel, quelques instants plus tôt, donnait à présent des coups de tête dans les parois entourant les quais. Sa corpulence lui interdisait l’accès des couloirs et l’impossibilité dans laquelle elle se trouvait de poursuivre les fuyards semblait la rendre folle. Elle trépignait sur place, en tressautant comme un vibromasseur géant, et ses secousses ébranlaient les murs, descellant les carreaux de faïence tapissant la voûte. Sarah sentit le tremblement du sol monter dans ses chevilles. Elle trébucha, faillit être piétinée par la meute hagarde qui galopait vers la surface, et se rattrapa de justesse à la rampe d’un escalier. Il fallait qu’elle s’extirpe de ce piège. Contrairement à ce qu’elle avait pensé tout d’abord, le métro ne constituait pas un refuge valable. En s’attardant au sein des galeries, elle risquait de se retrouver ensevelie sous une avalanche de gravats et de carrelage.

Elle entreprit de se hisser marche après marche vers la surface.

À l’extérieur, la sixième compagnie des chais de combat venait de commencer à tirer une salve de barrage contre les gargouilles qui se dirigeaient insensiblement vers la sortie de la ville. Les obus à tête explosive s’écrasaient sur la chair des monstres qui buvait aussitôt la gerbe de feu née de l’impact comme une éponge avale une flaque d’eau.

L’une des gargouilles s’avança vers un blindé et referma sa gueule autour du canon jaillissant de la tourelle, comme si elle allait aspirer un soda au moyen d’une paille ! Gonflant les joues, elle souffla de toutes ses forces dans le conduit d’acier, déversant dans l’habitacle un ouragan d’air comprimé qui fît éclater le tank et s’éparpiller ses boulons…

Le reste du troupeau descendait vers le fleuve. Au lieu d’emprunter les ponts jalonnés de réverbères, les monstres sautèrent dans l’eau grise qui coulait entre les quais. Leur plongeon souleva une vague boueuse qui submergea les rives et emporta les caissons de bois des bouquinistes. La horde s’ébattit un instant dans le lit du fleuve, remuant la vase, puis, dans un parfait ensemble, les animaux purgèrent le trop plein d’énergie accumulée grâce au harcèlement des blindés.

Des rayons bleus jaillirent de leurs orbites pour vriller l’eau qui ne tarda pas à fumer, puis à bouillir. En quelques minutes la surface des flots fut couverte de poissons cuits au court-bouillon. Les péniches ancrées à peu de distance se retrouvèrent dans la même situation qu’une casserole placée au bain-marie. Le fleuve bouillonnait sur plusieurs centaines de mètres, et les bulles énormes des turbulences éclataient contre les coques avec des bruits sourds. Les mariniers dansaient en hurlant sur leurs bateaux transformés en marmites. Une vapeur dense s’élevait vers le ciel, enveloppant les ponts dans un brouillard artificiel chargé de gouttelettes brûlantes.

C’est ce moment que choisit Sarah pour émerger de la station Vaudeuil-Kozersky à l’entrée du pont de Crowley. Elle fut entraînée par la foule qui tentait de traverser le fleuve pour rejoindre le centre ville, dont les gargouilles s’éloignaient manifestement. Poussée en avant par un mur élastique de coudes et de poitrines, elle fut littéralement portée jusqu’au milieu du pont sans que ses pieds touchent terre une seule fois. Le brouillard de vapeur la frappa de plein fouet, lui emplissant les poumons d’une humidité frisant les cent degrés. Elle suffoqua, la gorge et les bronches brusquement mis à vif. Autour d’elle ses compagnons de fuite titubaient eux aussi. Certains avaient déjà le visage et les mains cloqués. Sarah recula, cherchant l’appui de la rambarde de pierre.

Quelqu’un s’agrippa à son épaule, la poussant brutalement en arrière. Ses reins heurtèrent le garde-fou… Elle bascula par-dessus le parapet sans réussir à se rattraper aux volutes des piliers. Elle voulut hurler mais la vapeur lui emplit la bouche, cuisant instantanément sa langue et son cri.

Elle s’enfonça tel un poids de fonte dans les tourbillons d’eau bouillante. Au bout d’une minute à peine, la chair commençait à se détacher de ses os.

Alors seulement, les gargouilles quittèrent le fleuve.

Loin du tumulte, dans son appartement aux volets clos, Patricia dormait du lourd sommeil des narcotiques. Elle était nue, comme à l’ordinaire, échouée telle une naufragée sur son matelas posé à même le sol. Un mince filet de bave coulait de ses lèvres entrouvertes, et ses bras se refermaient sur un gros catalogue de protection urbaine. Elle rêvait, ignorant tout du déluge qui ravageait la ville.

Elle rêvait de scaphandres achetés à crédit, d’armures cousues sur mesure, de casque audio-vidéo, de…

Les gargouilles venaient d’atteindre les faubourgs, laissant derrière elles un paysage dévasté peuplé de cadavres, de décombres, et de blindés détruits. Dans quelques heures la nuit tirerait à sa fin.