CHAPITRE IX

 

 

Abruti par les neuroleptiques et l’épuisement nerveux, Mathias bascula dans une sorte d’état second proche de l’hallucination. Sa perception du temps s’en trouva totalement bouleversée. Ainsi le voyage en camion jusqu’aux locaux de la B.D.S. lui parut durer un siècle, alors que les deux premiers jours qu’il passa dans la soute à bombes se contractèrent à la manière de ces spasmes temporels qui peuplent les rêves et font s’écouler une année en quelques dixièmes de secondes. Par moments il reprenait conscience et, ayant tout oublié du hold-up, se croyait enterré vivant. Il se mettait alors à pousser d’affreux cris de détresse et se meurtrissait la peau aux jointures du scaphandre. Puis il retombait dans l’apathie. L’absence de bruit, l’obscurité, le capitonnage de l’armure qui fonctionnait selon un système de bulles destinées à prévenir l’irritation de l’épiderme et la formation des escarres aux points de frottement, contribuaient à priver Fanning de repères concrets. Aveugle, sourd, le corps flottant à la dérive sur ce qui semblait être un matelas de nuages, il se trouvait dès lors dans la même situation qu’un homme plongé dans un caisson de privation sensorielle. Comme cela se passe habituellement dans ce type d’expérience, son esprit fut très vite envahi par une multitude de constructions oniriques à forte tendance hallucinatoire.

A deux reprises il fut réveillé par le roulement de la bombe sur les rails menant à la trappe. Chaque fois il tourna sur lui-même comme une toupie et faillit vomir une giclée de bile.

Il passa quarante-huit heures dans cet état comateux, puis son bras heurta la paroi de la bombe. Ce choc suffit à enclencher l’une des touches du pupitre de commande malmené par la traversée du champ de mines. D’un seul coup la musique explosa dans le casque, tirant Mathias de sa torpeur végétative. Hagard, il tenta de se redresser et se cogna le front contre la vitre blindée de la fente de vision. Son cerveau brinquebalait d’un bord à l’autre de son crâne comme un puzzle éparpillé. Informations et sensations se télescopaient en une suite de raccourcis grotesques. Il dut refouler un début de panique claustrophobe et, pour meubler l’obscurité du sarcophage, communiqua au lecteur-laser de la vidéothèque des coordonnées fantaisistes qui amenèrent sur l’écran les images d’un vieux film retraçant les aventures du Culturiste Fou.

Mathias grimaça sous l’effet des couleurs violentes. Armé de ses seules haltères, le Culturiste se lançait à l’assaut d’une forteresse dont il démolissait les murailles. De temps à autre il tirait de son slip un disque de fonte de dix kilos et le jetait à la tête de ses ennemis. Les crânes des méchants, pulvérisés par l’impact, explosaient dans un geyser de confiture écarlate.

Mathias absorba dix minutes de cet ouragan ponctué d’une musique heavy-metal, puis coupa le contact. Il se sentait mieux. Il avait terriblement faim. Il consulta la montre installée dans le heaume. Elle lui apprit qu’il avait divagué pendant deux jours. Il se jura de ne plus toucher aux tranquillisants et éjecta plusieurs rations de pâte nutritive-hydratante.

Pour « assouplir » son cerveau il passa en revue les schémas communiqués par Cornélius Vladewsky. Cette gymnastique mentale l’amena au bord de la migraine. Il constata qu’il n’était pas en très bonne forme physique. La claustration prolongée avait amolli les muscles de ses membres. Il se sentait à peu près dans le même état qu’un convalescent s’asseyant sur sa couche après quarante-huit heures de fièvre intense… à cette différence près qu’il n’avait même pas la possibilité de s’asseoir ! Il essayait par-dessus tout de ne pas penser au temps qu’il lui restait à passer au creux de la bombe. Le seul aspect bénéfique de cette interminable attente tenait dans le fait qu’elle avait permis au scaphandre de recharger ses batteries. L’exo-squelette était donc prêt désormais à affronter une situation de crise.

L’horloge du casque affichait « Vingt-deux heures trente ». Mathias tourna la tête sur le côté, pour ne pas la voir. Il ne devait pas se laisser hypnotiser par le défilement des secondes dont les chiffres digitaux sautillaient à l’extrême droite du cadran. Il savait que cinq jours pouvaient encore s’écouler avant qu’il soit largué dans la crypte. Il ne voulait pas recommencer à ronger son frein dans l’attente du « moment suprême »…

Quatre-vingt-dix minutes plus tard, le chuintement des bielles emplit la soute telle la respiration d’un animal gigantesque. Des engrenages se mirent en branle, déverrouillant les différents systèmes de sécurité.

Mathias sentit qu’il roulait sur le pan incliné menant à la trappe…

Un spasme agita ses intestins, et, l’espace d’une seconde il crut qu’il allait faire sous lui. La bombe roulait en prenant de la vitesse. Elle faisait monter à l’intérieur de la crypte un grondement de barrique dévalant une rue pavée.

« Ça y est ! » songea Fanning, liquéfié.

La torpille roulait, roulait… et le bruit de sa course sonnait aux oreilles de Mathias en une vibration de cloche fêlée.

C’était une sensation atroce de savoir qu’il filait vers l’abîme, qu’il allait plonger dans le vide d’une hauteur de quarante mètres.

Il se vit, roulant, nu, vers le bord d’une falaise à pic… tombant de la terrasse d’un immeuble… prisonnier d’un avion piquant à la verticale… enfermé dans un ascenseur aux câbles rompus…

Les images se succédaient, atroces, fulgurantes.

Et brusquement son estomac se décrocha. La torpille filait vers le fond de la crypte. Son empennage déchirait l’air en émettant un sifflement rageur.

Mathias savait que la course ne durerait qu’une seconde, mais ses sens hérissés décuplaient sa perception de l’instant. Il hurla, à s’en arracher les cordes vocales. Le sang refluait vers sa tête, dilatant ses veines, amenant sur sa langue un goût d’hémorragie.

Il tournait sur lui-même tandis que la bombe continuait à miauler en piquant vers le sol. Si le compensateur de choc ne fonctionnait pas, il allait éclater dans la poussière de craie comme une énorme tomate. Le scaphandre s’aplatirait compressé par l’accordéon de tôle de la torpille fracassée. Fanning serait pris dans l’étau du carénage telle une pièce de viande dans un broyeur.

Ses os éclateraient, crachant leur moelle jaune, ses viscères s’entasseraient les uns sur les autres pour former une bouillie innommable…

A la seconde même où il vomissait dans son casque, il toucha terre.

Le compensateur de choc annula complètement l’impact, le réduisant à une gifle sèche qui fit monter un écho douloureux dans les talons de Fanning. La secousse courut le long de sa colonne vertébrale, et il eut l’impression d’être dans la peau d’un apprenti parachutiste qui vient de se recevoir au sol, les talons joints. Ses mâchoires crissèrent et il sentit ses molaires s’effriter. Les yeux lui sortaient de la tête, comme si on l’avait suspendu par les pieds durant des heures. Il vomit à nouveau, emporté par le tourbillon des ondes annulatrices. Le mini-champ de force perturbait toutes ses fonctions physiologiques, déchaînait un orage d’électrons au long de ses terminaisons nerveuses.

La bombe, elle, avait éclaté. Les tôles du carénage avaient volé en pièces pour aller ricocher sur la carapace des gargouilles. Mathias roula dans la poussière au milieu des rivets, des boulons, et des plaques de métal tordues. On eût dit un chevalier jaillissant de la carcasse d’une 2 CV venant de percuter un pylône. Il s’écroula entre les pierres tandis que la trappe se refermait lentement au sommet de la voûte.

A l’intérieur du casque, les signaux d’alarme menaient une sarabande infernale. Le compensateur de choc se déclarait « hors de service », quant à l’exo-squelette, il souffrait de plusieurs distorsions qui compromettaient d’ores et déjà son bon fonctionnement.

« Vivant ! songeait Mathias en écoutant galoper son cœur, je suis encore vivant après avoir sauté d’une hauteur de quarante mètres les talons joints…»

Il prit appui sur ses mains pour se redresser. Les articulations de l’armure hurlèrent, et il eut du mal à déplier le genou droit. Titubant et bosselé, il fit quelques pas au centre de la crypte.

Les gargouilles le regardaient de leurs vilains yeux de crabe. Celle du centre amorça un mouvement pour se porter à la rencontre de l’intrus. Sa gueule reptilienne s’entrouvrit sur un fouillis de crocs. Mathias eut l’impression de voir se dilater une fissure horizontale dans un pan de roche. Le monstre était à tel point caparaçonné qu’il était difficile de le percevoir en tant qu’être vivant. Seules les pattes griffues prouvaient qu’on était bien en présence d’un animal et non d’un rocher.

Fanning aurait voulu disposer d’un peu de répit. Avoir le temps de souffler… C’était absurde, bien sûr, les gargouilles avaient été programmées pour avaler tous les intrus se hasardant à l’intérieur du périmètre de la crypte, il n’était pas question qu’elles laissent s’écouler plus d’une minute entre la localisation de la proie et son… ingestion.

Le sol vibrait sous le poids de cette charge lente et monstrueuse. Une fine poussière coula des fissures de la roche, comme pour l’annonce d’un prochain tremblement de terre.

Mathias recula instinctivement. Le chef de troupeau avançait avec cette reptation saccadée qui caractérise l’approche des grands lézards. La gueule bâillait sur une langue gluante, pointue comme le fer d’une lance.

« Trente minutes, pensa Fanning ; dès que tu te trouveras dans la bouche de cette monstruosité tu disposeras de trente minutes pour la faire crever de l’intérieur ! » Il déglutit et pressa sur la touche de son chronomètre.

Le compte à rebours entama son émiettement temporel. La gargouille inclina le bloc granitique qui lui tenait lieu de tête. Mathias refréna une subite envie de courir. S’enfuir n’aurait pas résolu le problème. Il était là pour se faire dévorer… Mais qui peut rester impassible devant un gouffre hérissé de sabres ? Qui peut sereinement accepter de se voir engloutir par une gueule capable de déchiqueter un éléphant comme on mâche un hamburger ?

Mathias ferma les yeux. La seconde suivante, il se sentit happé par un tentacule musculeux et soulevé dans les airs.

La langue de l’animal venait de se nouer autour de son torse pour l’arracher du sol. Le scaphandre protesta quand les dents essayèrent de le briser au passage, mais l’exo-squelette tint bon. Mathias se retrouva propulsé dans un univers mou et gluant. Il eut le réflexe de ficher ses pinces-crampons dans le matelas caoutchouteux de la langue pour stopper sa chute. Il resta ainsi suspendu au-dessus du tunnel de l’œsophage, les jambes dans le vide. L’animal de synthèse, dépourvu de sensibilité interne, ne percevait déjà plus sa présence. Fanning enclencha son système de vision crépusculaire. La bave moussait sur le revêtement plastifié de l’armure. La peinture recouvrant le torse et les avant-bras se soulevait en chapelets de cloques comme si elle avait été aspergée de décapant.

La salive ne constituait pas un réel danger, faiblement chargée en suc dissociateur elle ne pourrait pas venir à bout du scaphandre en moins de deux heures, cependant elle laissait sinistrement augurer du redoutable pouvoir des diastases sécrétées par l’estomac !

Mathias s’orienta. Cornélius l’avait prévenu : vus de l’intérieur, les animaux de synthèse n’entretenaient que peu de rapports avec les systèmes qu’on rencontre d’ordinaire au hasard des planches anatomiques. Ici, les veines, les glandes, ressemblaient davantage à des circuits imprimés qu’à des organismes vivants. Leur texture elle-même rappelait beaucoup plus le caoutchouc que la chair vive. Mais ce caoutchouc grouillait, sécrétait, tremblait en d’interminables spasmes. Fanning était suspendu au flanc d’une montagne de muqueuses artificielles. La viande dans laquelle il plantait les doigts lui paraissait fausse et réelle tout à la fois. Les glandes salivaires tapissant le fond de la gorge avaient la physionomie d’une rangée d’extincteurs d’incendie. Les veines sillonnant la chair rosâtre semblaient faites de tuyaux d’aspirateurs mis bout à bout. Créé par une machine, l’être protoplasmique avait conservé quelque chose de mécanique. Ses courbes, ses formes, trahissaient son origine.

Mathias tendit la main pour toucher une grappe de glandes. On eût dit de grosses outres transparentes remplies d’un liquide phosphorescent.

« Ne t’attends pas à des localisations logiques, avait dit Cornélius, ce n’est pas parce que tu te trouveras au milieu de la poitrine que tu verras des poumons ! Cette bête n’en a probablement pas besoin. Sa peau lui sert sans aucun doute de système respiratoire ; et elle doit recycler le gaz carbonique sans aucune aide extérieure…»

Les planches anatomiques défilaient dans la tête de Fanning, mais les glandes phosphorescentes ne lui rappelaient rien. En désespoir de cause, il leur décocha un coup de pied. Le choc provoqua un afflux de liquide dans les conduits environnants. Quelques secondes s’écoulèrent puis la bête frissonna. Mathias détecta la propagation de spasmes lointains, peut-être intestinaux.

Il transpirait abondamment et commençait à s’affoler. Sur l’armure, la peinture moussait de façon inquiétante. Un voyant s’était allumé dans le casque, affichant la mention :

Érosion anormale du revêtement externe. Temps de résistance estimé à cent dix minutes. Nécessité d’échapper à l’agression avant l’expiration de ce délai.

Mathias s’enfonça de deux ou trois mètres dans le canal qui servait visiblement d’œsophage. Malgré les multiples avertissements de Cornélius, il était désorienté. Cette caverne vivante n’avait rien d’un organisme normalement constitué. Cela ressemblait davantage à une marionnette pour film d’épouvante qu’à un être doué de mouvement. Il chercha à se souvenir des accords physiologiques laborieusement appris, mais tout s’embrouillait dans sa tête. Il effectua une série de manipulations approximatives qui, en provoquant des spasmes du tube digestif, déclenchèrent une crise d’aérophagie aux borborygmes effroyables. Les éructations de l’animal frappèrent Fanning entre les épaules avec la violence d’une balle de caoutchouc tirée par un fusil anti-émeute. Le compensateur de choc défaillant n’amortit pas le coup, et l’armure sonna cette fois comme une lessiveuse encaissant l’impact d’une boule de pétanque. Mathias perdit prise et glissa sur le toboggan œsophagien. Il parvint à stopper sa course en se cramponnant à une grappe de capsules visqueuses d’où rayonnaient une toile d’araignée exclusivement constituée de vaisseaux capillaires. Des substances fusèrent, éjaculées par la pression, des concentrés hormonaux se déversèrent dans les veines enfouies sous la couche adipeuse. La chaleur interne de la gargouille monta de plusieurs degrés, comme si elle était atteinte d’une forte fièvre. Elle ouvrit la bouche et claqua violemment des mâchoires sous l’assaut d’un trismus tétanique. Cela dura quelques secondes puis tout rentra dans l’ordre.

Mathias regrettait de ne pas avoir emporté un sabre ou une hache, il aurait creusé au hasard, tailladant toute cette viande, saccageant ces canalisations fibreuses véhiculant des liquides rougeâtres ou bleu foncé…

Il se rappelait d’ailleurs avoir proposé cette solution à Vladewsky.

« Ce serait idiot et inutile, lui avait objecté le vieux chercheur, cette bête est douée d’un pouvoir régénérant hautement perfectionné. Les cellules détruites, les chairs entamées se recomposent à une vitesse hallucinante. Une plaie ouverte se referme en quelques secondes. Tu n’arriverais à rien en jouant la carte de la boucherie et du vandalisme chirurgical. Il faut au contraire que tu procèdes avec beaucoup de méthode. Le seul moyen de détruire une gargouille, c’est de la court-circuiter. Tu dois retourner contre elle son énorme potentiel énergétique, la faire mourir d’une crise cardiaque en la faisant… imploser ! C’est un peu comme si tu forçais un poisson-torpille à s’électrocuter lui-même ! »

En théorie, tout cela semblait parfait. Sur le papier, les réseaux physiologiques semblaient aussi faciles à suivre que les câbles d’une installation téléphonique. Dans la réalité il en allait tout autrement. Mathias pataugeait dans un marécage caoutchouteux et inidentifiable. Il avançait à tâtons, butant contre des organes qui ne ressemblaient à rien de connu ! Des champignons de viande jalonnaient le trajet du tube digestif. Quelles étaient leurs fonctions ? Tout « l’appareillage » interne de la bête était-il concentré dans cet unique tunnel ?

Fanning n’était pas loin de le croire. L’énorme masse de l’animal se composait sans aucun doute de muscles hypertrophiés et d’os aussi durs que des poutrelles métalliques. Le jeune homme écarta bras et jambes pour s’opposer aux spasmes que l’aspiraient vers le bas. Il voulait retarder au maximum son entrée dans l’estomac, sachant qu’une fois tombé dans la poche digestive il serait immédiatement aspergé de sucs acides qui corroderaient à une vitesse hallucinante la coquille protectrice du scaphandre.

Il augmenta le débit en oxygène du système respiratoire ventilant le casque car le sang lui cognait aux tempes. Ses doigts fouillaient dans les replis muqueux. Où donc se cachait le cœur ?

« Il est peut-être minuscule, avait suggéré Cornélius, tu dois t’attendre à tout. Avec un animal de synthèse, il ne faut pas raisonner logiquement. Une bête aussi énorme qu’une gargouille peut très bien être maintenue en vie par un cœur miniaturisé pas plus gros que mon poing ! Un animal de synthèse n’est en fait qu’un assemblage de « puces » biologiques. Un robot dont les fils électriques ont été remplacés par des nerfs…»

Mathias rampait à présent dans une sorte de fossé débordant d’un liquide poisseux. Il pouvait suivre la progression des étincelles énergétiques au long des ramifications nerveuses. Elles grésillaient en illuminant le tunnel de chair. Fanning les compara à la pluie de feu jaillissant d’un poste de soudure à l’arc. Comme il se cramponnait à l’outre violacée d’une capsule gonflée de sécrétions écumeuses, il provoqua un spasme plus fort que les autres et perdit l’équilibre. Cette fois il ne réussit pas à freiner sa chute, et déboucha à la vitesse d’une bombe dans la poche stomacale.

La première chose qu’il aperçut fut le coffre au trésor enveloppé dans sa pellicule d’algue protectrice. La caisse plombée était plantée au milieu d’une mare de sucs acides… et une petite fille se tenait assise sur le couvercle, les genoux ramenés sous le menton. Dans une pose de sirène mélancolique. Ses longs cheveux blancs dissimulaient ses épaules et une partie de son visage.

Mathias écarquilla les yeux. C’était là… bergère, bien sûr ! La « clef » qui commandait l’ouverture des animaux. Cornélius lui avait recommandé de ne prêter aucune attention à cet artefact de protoplasme dépourvu de la moindre intelligence. « Ce n’est qu’une clef électronique, elle obéit à un code auditif dont les banquiers de la B.D.S. possèdent le chiffre. Le reste du temps son Q.I. est à peu près aussi élevé que celui d’un hamburger aux oignons. Ne la regarde pas. Elle ne remarquera nullement ta présence. Elle n’est pas programmée pour réagir en présence d’un intrus. »

Mathias se redressa. Il lui sembla que son scaphandre s’était mis à fumer comme un morceau de craie aspergé d’acide. Une lumière d’alerte envahit le casque de sa pulsation précipitée.

Attention, proclamait l’affichage digital, votre revêtement extérieur est actuellement soumis à une agression extrêmement dangereuse. Dans les conditions actuelles, le délai de sauvegarde n’excédera pas trente-quatre minutes. Je répète… 

Fanning jura en essayant de se débarrasser de la mousse adhésive qui recouvrait maintenant l’armure et digérait déjà les pièces d’enjolivement en métal mou. Il s’agita tant qu’il perdit l’équilibre et retomba dans la flaque corrosive.

— Vous êtes un voleur ? demanda soudain la petite fille d’une curieuse voix détimbrée.

Mathias sursauta. La créature le regardait de ses yeux vides, dénués d’expression. Son visage figé trahissait une totale absence de muscles faciaux. Elle était jolie, agréable à contempler… mais autant que peut l’être une statue ! Ses traits, sa bouche et son nez roses semblaient moulés dans la porcelaine. Quoique apparemment faite de chair, il lui manquait une indéniable consistance humaine. On sentait qu’elle n’avait jamais plissé le front, froncé le nez… Que les pleurs n’avaient jamais chiffonné ses joues et son menton. Les lèvres, elles-mêmes, égrenaient malhabilement les mots en exagérant les mimiques.

— Tu… tu parles ? lâcha-t-il malgré lui.

Il s’injuria mentalement. C’était idiot d’adresser la parole à cet amas protoplasmique, autant entamer une discussion avec un fer à repasser !

— J’ai appris, dit la créature. J’ai un vocabulaire de 50 000 mots et locutions. Je pense que nous pourrons communiquer.

— Mais tu n’as pas été conçue pour… communiquer ! s’exclama Fanning, on m’avait dit que…

— Que j’étais un « bifteck vivant » ? C’est vrai. Mais je suis aussi un bifteck pensant. Vous êtes un voleur ? Vous venez prendre le coffre de fer ?

— Tu vas m’en empêcher ? hasarda Mathias troublé par cet obstacle imprévu.

— Non, dit la créature, je ne suis pas programmée pour défendre le coffre. C’est à la gargouille d’assurer cette partie du travail. Je ne suis qu’une clef. Je peux toutefois vous signaler que vous allez être digéré dans une demi-heure environ. Ces sucs sont extrêmement corrosifs, j’ai assisté aux essais en laboratoire. J’ai vu se dissoudre plusieurs singes, et aussi un condamné à mort… Je crois que vous allez beaucoup souffrir.

La gorge de Fanning se noua désagréablement. La fillette n’avait pas esquissé un geste. Il remarqua qu’elle ne battait pas plus des paupières qu’elle ne respirait.

Cette absence de mouvements infimes lui donnait un masque de méduse plutôt impressionnant.

— Comment as-tu appris à parler ? lança-t-il pour gagner du temps.

— J’écoutais les chercheurs, du fond de ma cuve. La « pâte » qui nous constitue est capable de stocker un nombre extraordinaire d’informations. Vous savez qu’on l’utilise désormais pour remplacer les anciens microprocesseurs ?

« C’est une histoire de fou, songea Mathias, l’acide bouffe ma cuirasse et je discute avec un tas de gelée déguisée en petite fille. »

— Écoute, coupa-t-il, je vais voler ce coffre et tuer la bête. Tenteras-tu quelque chose pour m’en empêcher ?

— Je ne peux pas directement causer la mort d’un humain. Ce privilège revient à la gargouille. Mais vous ne réussirez pas à la tuer. Elle se nourrit d’énergie pure et ne craint pas les préjudices physiques. Vous pouvez bien sûr tenter de sortir par l’orifice anal. Aucun excrément ne l’encombre, mais il vous faudra ramper dans le labyrinthe de l’intestin, en traînant le coffre, cela réclamera au moins deux heures. Votre scaphandre aura fondu d’ici là.

— Et si je lui faisais ouvrir la bouche ?

— Elle vous prendrait à nouveau en chasse et vous avalerait avant que vous ayez pu atteindre l’ascenseur. Votre situation n’est pas très bonne. Le contenu de cette boîte mérite donc qu’on prenne tous ces risques ?

Mathias ne répondit pas et se lança dans l’examen des parois. Cornélius s’était trompé. La gargouille ne ressemblait à rien de connu. C’était un puzzle anatomique aux pièces éparses. Un piège parsemé de glandes factices, de nerfs inutiles destinés à tromper un éventuel intrus. Les cuisiniers des laboratoires Mikofsky l’avaient truffée de fausses portes, de serrures factices et de couloirs bidons ! La gargouille n’avait rien à envier aux grandes pyramides de l’ancienne Égypte ; cul-de-sac organique, elle refermait ses méandres sur les voleurs imprudents, les digérant pour mieux les transformer en graisse.

Fanning décida de tenter le tout pour le tout. Il ne disposait plus désormais que d’une vingtaine de minutes et ne pouvait se permettre de finasser.

— Je voulais provoquer une crise cardiaque chez la bête, lança-t-il en tapant du poing contre la paroi élastique, on m’avait indiqué un certain nombre d’opérations à effectuer, mais je ne retrouve plus les organes correspondants…

La « fillette » leva la tête.

— Je suppose que vous vouliez accélérez les battements du muscle cardiaque par surcharge énergétique ? observa-t-elle. C’est effectivement un bon moyen. Cela reviendrait à augmenter graduellement le courant alimentant un ordinateur, jusqu’à ce qu’il explose. On peut dilater les veines, provoquer un afflux sanguin disproportionné qui perturbera le fonctionnement des différents ventricules…

Elle réfléchissait à voix haute, les yeux fixes. Observant cet homme un peu ridicule dans son armure déjà ramollie. Elle savait qu’elle tenait là une chance de salut. Peut-être même son UNIQUE possibilité d’évasion. Combien de temps s’écoulerait-il avant qu’un autre inconscient, un autre fou, tente de s’emparer du trésor ? Elle n’en savait rien. Et il y avait même fort à parier que cela ne se reproduirait JAMAIS. Son avenir se jouait aujourd’hui, en ce moment même. Il dépendait de cet inconnu qui allait mourir d’ici une vingtaine de minutes, digéré par les diastases de la poche stomacale. Elle pouvait l’utiliser, se servir de lui comme d’un intermédiaire…

Elle n’avait pas la possibilité d’intervenir directement sur l’anatomie de la bête… MAIS RIEN NE LUI INTERDISAIT DE PENSER A HAUTE VOIX, ET PAR LA MEME D’INDIQUER UN CERTAIN NOMBRE D’OPERATIONS QUI…

Le voleur pouvait devenir le bras de sa vengeance. Ce bras dont les blocages psychologiques implantés dans sa mémoire lui interdisaient l’usage…

« Il bougera à ta place, se murmura-t-elle, il exécutera les manipulations que tu ne pourrais pas même esquisser sans aussitôt tomber en catalepsie. »

Elle dévisagea l’inconnu. Il avait peur. Il était venu pour le coffre de fer et se retrouvait prisonnier d’un labyrinthe d’artères. Il avait cru un peu stupidement qu’il pourrait plonger les mains dans le moteur de la gargouille comme on trifouille sous le capot d’une voiture de série. Il avait eu tort. Les animaux de synthèse étaient de plus en plus complexes. Pour prévenir toute effraction, on maquillait couramment les organes, cachant par exemple le cœur à l’intérieur d’une glande factice, ou dissimulant les artères dans un emboîtement de canalisations gigognes. Une paire de faux poumons emballaient de vrais reins, et ainsi de suite. Les gargouilles se nourrissaient d’énergie, mais en l’absence de tout bombardement, passés les douze mois du jeûne de sécurité, elles faisaient appel à leur ancien système d’alimentation et réapprenaient à se servir de leurs dents comme de leur cul. C’est pour cela qu’on avait conçu une machine organique parfaitement au point : pour faire face à toute éventualité. Les gargouilles mangeaient la lumière et la chaleur des explosions, mais, le cas échéant, elles sauraient tout aussi bien prélever leur pitance sur les hommes ou les animaux passant à leur portée.

La fillette déplia les jambes. Ses yeux couraient au long des circuits veineux. Elle connaissait bien sûr toutes les localisations stratégiques. Tous les points faibles. La géographie intime de l’animal n’avait plus de secrets pour elle. On l’avait programmée pour cela, pour être capable de localiser mentalement en une fraction de seconde la glande la mieux dissimulée. La nomenclature anatomique de la gargouille était stockée dans son cerveau de manière ineffaçable. Elle possédait la connaissance…

Mais le voleur, lui, pouvait agir. Aucun blocage mental ne risquait d’entraver ses mains s’il esquissait un geste portant atteinte à l’intégrité viscérale du coffre vivant. C’était là un atout capital.

La fillette réfléchissait à toute vitesse. Cet homme qui ne disposait plus que de vingt minutes d’existence était capable de scier les barreaux de la prison de chair représentée par la gargouille. Elle devait l’utiliser ! Elle devait saisir à deux mains la perche qui lui était offerte.

Sitôt le voleur digéré, elle retrouverait la solitude de la geôle organique, et la triste perspective des années à venir. Des années de claustration au fond d’un estomac encombré par les coffres de fer ! Elle ne pouvait pas accepter cela, sa sensibilité naissante pressentait tout l’aspect désespérant de cet emprisonnement à perpétuité.

— Écoutez, dit-elle en se tournant vers l’inconnu au scaphandre cloqué, j’ai un marché à vous proposer : je vous aide à vous emparer du trésor mais vous acceptez en échange de me faire sortir d’ici. Êtes-vous d’accord ?

Mathias se dandinait d’un pied sur l’autre. Avait-il seulement le choix ? Cornélius, avec ses conceptions anatomiques périmées, l’avait tout bonnement envoyé au suicide. Il consulta les cadrans qui s’affolaient à l’intérieur du casque. Si les sucs continuaient leur travail de corrosion, la coquille du scaphandre se changerait en dentelle d’ici un quart d’heure à peine.

— Okay ! Okay ! lança-t-il, tout ce que tu veux. Dis-moi comment tuer la gargouille et nous filerons jusqu’à l’ascenseur.

La fillette hocha la tête. Elle arracha une mèche de ses cheveux, la porta à sa bouche et l’humecta longuement de salive. Se servant du couvercle du coffre comme d’une table de travail elle entreprit ensuite de confectionner une pellicule protectrice semblable à celles qu’elle utilisait pour emballer les cassettes plombées. Lorsque la feuille végétale eut suffisamment proliféré, elle la tendit à Mathias.

— Enveloppez-vous là-dedans, ordonna-t-elle, ça ralentira l’action des sucs gastriques qui dévorent votre armure. Vous allez gagner une heure de répit.

Fanning s’exécuta sans tarder, se drapant aussi soigneusement que possible dans ce suaire translucide aussi malléable qu’une feuille de cellophane.

— Ne vous croyez pas sauvé pour autant, observa « l’enfant », vous êtes déjà trop imbibé. Les diastases vont continuer à ronger votre coquille mais ce cataplasme va réduire leur appétit. Considérez que vous êtes emballé dans une sorte de pansement gastrique… sans plus.

— Que dois-je faire ? interrogea Mathias.

— Je vais énoncer des théorèmes physiologiques, expliqua la fillette, rien de plus. A vous de savoir les utiliser. Je ne veux pas vous donner d’ordres précis sans tomber sous le coup du blocage mental inscrit dans mon cerveau. Écoutez bien. Je vais réciter des vérités anatomiques, mais je ne vous dirai jamais : faites ceci ou cela. Essayez de vous débrouiller au mieux. Il m’est impossible de vous donner le mode d’emploi du parfait saboteur.

Mathias aurait voulu arracher son casque pour essuyer la sueur qui lui dégoulinait dans les yeux. Il doutait d’avoir encore assez de sang-froid pour résoudre des devinettes.

— Vas-y, lança-t-il, de toute manière, au point où j’en suis…

La fillette commença à ânonner une suite de définitions qui semblaient tout droit sorties d’un manuel d’anatomie. Mathias essayait de se repérer, de localiser les organes décrits, d’improviser des techniques de sabotage en transposant ce que lui avait enseigné Cornélius Vladewsky. Il rampa dans des tunnels graisseux, noua des nerfs entre eux comme on tortille une épissure sur un fil électrique. Il écrasa des glandes à coups de talon, sectionna des veines apparemment sans importance. Il haletait, les tempes bourdonnantes, essayant de bâtir une stratégie de carnage à partir de la carte que lui dressait verbalement la fillette. C’était comme si, ayant à peine pris connaissance des différents mouvements exécutés par les pièces d’un échiquier, on lui avait aussitôt réclamé d’improviser un manuel à l’usage des joueurs chevronnés. Il tâtonnait dans la pénombre viscérale des tréfonds de la gargouille. Il coupait, nouait, court-circuitait la machine vivante. Il adaptait les rudiments de vandalisme répertoriés par Cornélius. Les nerfs se tordaient entre ses doigts comme des couleuvres noires ou des congres. Il bouclait des nœuds marins avec des cordages vivants dégouttant de sang ou d’humeur.

Enfin la fillette se tut, et il se laissa glisser dans la poche stomacale, épuisé, les genoux tremblant de fatigue.

— Maintenant il faut attendre, décréta « l’enfant », les hormones vont s’écouler, envahir le système nerveux. La première réaction aura lieu dans cinq ou six minutes tout au plus.

— J’espère que cette saloperie va crever, haleta Mathias, nous sortirons par sa gueule et nous courrons vers l’ascenseur. On m’a dit que les autres gargouilles seraient désorientées par la mort du chef de troupeau et qu’elles nous laisseraient en paix, c’est vrai ?

— Quant un chef de troupeau meurt, il y a toujours un moment de flottement, approuva la fillette. Normalement je dois quitter la carcasse de l’animal hors service et élire domicile dans l’une ou l’autre des bêtes en attente.

— Okay ! trépigna Fanning, mais cette fois elle t’attendront longtemps. Nous allons shunter l’ascenseur et remonter au rez-de-chaussée. Nous nous mêlerons ensuite au personnel et aux clients pour sortir de la banque.

— C’est un plan complètement idiot, remarqua la gosse sans aucune passion, vous pensez vraiment qu’on me prendra pour une cliente ? Toute nue avec mes cheveux blancs ? Même vous, vous ne passerez pas le sas de sortie. Il y a des physionomistes postés de part et d’autre de l’entrée. J’ai entendu le directeur en parler à ses adjoints. Aucun d’eux ne se rappellera vous avoir laissé franchir le seuil du hall, ils donneront aussitôt l’alerte et vous resterez bloqué au milieu du sas anti-balles. Avec vos sacs d’or et de diamants. Vous aurez l’air d’un parfait imbécile. Mon plan est bien meilleur…

— TON PLAN ? hoqueta Fanning, qu’est-ce que tu racontes ? Tu m’as bien donné le mode d’emploi permettant de provoquer une crise cardiaque chez la gargouille, non ?

— Non. Je n’aurais pas pu le faire. Le blocage mental m’aurait rendue muette.

— Sacrédieu ! jura Mathias, ce bricolage que tu m’as fait improviser, qu’est-ce que c’était ?

— Une simple procédure de purge énergétique. La bête va recracher de l’énergie comme une locomotive ou une chaudière rejette de la vapeur sous pression. C’est une manœuvre totalement anodine qui ne peut en aucune manière porter préjudice à l’animal. Nous allons purger ses « circuits » de stockage. Je n’ai fait que vous suggérer de décupler la puissance de cette purge, c’est tout. Mais encore une fois, je vous le répète : la gargouille ne risque rien.

— Et ce « jet de vapeur » va nous permettre de filer avec le magot ?

— Je crois. Si mes informations sont exactes, nous allons pouvoir quitter la crypte dans quelques minutes.

Fanning n’en croyait pas ses oreilles. Il venait de se faire manipuler par un tas de gelée protoplasmique déguisé en petite fille !

Soudain la gargouille frémit, se cabra tel un cheval électrocuté. Mathias perdit l’équilibre et roula cul par dessus tête. Son casque alla sonner contre un angle du coffre de fer.

La bête tremblait, contractait ses muscles. Dépliant ses énormes cuisses, elle fit plusieurs sauts au milieu de la crypte. Sous l’impact de ses bonds, les pierres se fendillèrent et la craie du sol s’éleva en nuage pulvérulent.

Sous la carapace osseuse la chair avait changé de couleur. Le flux sanguin s’accélérait, les veines vibraient comme un réseau de tuyauteries sortant d’une chaudière devenue subitement folle. Des pierres se détachèrent de la voûte pour aller exploser au centre de l’arène.

Les autres gargouilles, après un moment d’hésitation, se mirent à imiter le comportement du chef de troupeau. Les quatre monstres entamèrent une ronde effrénée. Ils sautaient grotesquement sur le périmètre de la crypte, grenouilles colossales caparaçonnées comme des chars d’assaut. Le spectacle était à la fois grandiose et totalement ridicule. Leur course prenait de la vitesse. Les parois de la carrière amplifiaient ce sabbat, lui donnant peu à peu l’ampleur d’un tremblement de terre ou d’une avalanche en formation.

Mal synchronisé, le troupeau se télescopait dans un fracas d’iceberg éventrant la coque d’un navire. Ces chocs secouaient le sous-sol et faisaient chanter les câbles à l’intérieur du puits de l’ascenseur. On eût dit qu’un cataclysme épouvantable montait à cloche-pied du centre du monde.

Brusquement la gargouille commandant la meute s’arrêta et leva son mufle vers la voûte de pierre.

Ses yeux de crabe perdirent leur noirceur pour se mettre à briller d’une étonnante lueur bleutée. Enfin deux traits d’énergie pure jaillirent de ses orbites et s’en allèrent frapper le dôme au beau milieu de la trappe de largage.

Les rayons déchirèrent l’obscurité comme deux lignes tracées au laser tandis que l’air vibrait sur une note incroyablement stridente. La chaleur à l’intérieur de la crypte se fit proprement effrayante. La trappe de métal bouillonna rapidement. Ses volets, devenus mous, s’ouvrirent dans un bruit flasque de voile mouillée, dévoilant l’intérieur de la soute avec son chapelet de torpilles en attente…

Les rayons bleus pénétrèrent dans l’arsenal et léchèrent les masses fusiformes des bombes calées sur leurs berceaux. Ce qui devait arriver arriva…

Quatre cents kilos d’explosifs se volatilisèrent dans une énorme flamme pourpre. La déflagration, localisée beaucoup trop en hauteur, ne put pas être absorbée par les gargouilles. Elle se répandit dans le sous-sol de l’immeuble, dévastant les structures de béton, faisant fondre les poutrelles métalliques. L’onde de choc courut au long de la maçonnerie, toutes les vitres de l’immeuble volèrent en éclats tandis que les planchers des dix premiers étages s’entassaient les uns sur les autres, emprisonnant les locataires entre les tranches d’un sandwich de ciment… L’effet de souffle tua la plupart d’entre eux. Trois secondes à peine après l’explosion, la tour se mit à osciller comme un arbre dont on vient de scier la base. Privée de racines, la construction titubait au-dessus des toits environnants. Au ras du sol, et dans un large périmètre, les trottoirs avaient fondu. Le goudron bouillonnant avait giclé de l’autre côté de la rue, maculant les façades. De nombreuses voitures, soulevées par la déflagration, avaient atterri au sommet des maisons situées dans la zone sinistrée. Elles s’étaient enfoncées dans les greniers, avaient transpercé les derniers étages pour venir écraser les habitants couchés dans leur lit.

Un silence épais succéda au vacarme de l’explosion.

La tour craquait, hésitant entre l’équilibre et l’effondrement. Ses trois sous-sols et son rez-de-chaussée n’existaient plus. Elle reposait sur un moignon noirci qu’aucune racine ne retenait plus en terre. Alors elle commença à bouger, lentement, dans un mouvement de métronome à peine perceptible. Les habitants que la déflagration n’avait pas tués hurlèrent leur épouvante, les ongles enfoncés dans le bois des meubles disloqués. L’immeuble parut hésiter, comme si le souffle de vents contraires le maintenait en équilibre, puis il amorça sa chute…

Ceux qui le virent tomber conservèrent longtemps l’impression d’avoir assisté à l’écroulement d’une montagne. Les trente étages se couchèrent sur bâbord, et se cassèrent à mi-hauteur avant d’avoir touché le sol. Le choc fut effroyable. L’épave du building foudroyé s’effondra en travers de l’avenue, écrasant sous ses divers tronçons une multitude d’immeubles environnants.

Ce fut comme un éléphant mort s’abattant au milieu d’un camping.

Des incendies se déclarèrent, des conduites de gaz rompues occasionnèrent de nouvelles explosions. En quelques minutes le quartier résidentiel de la cité prit l’aspect d’une usine bombardée. Des colonnes d’une fumée épaisse et grasse montèrent dans la nuit tandis que la géographie des rues s’emplissait de foyers rougeoyants.

Du fond de leur cratère les gargouilles regardaient le ciel…

Les parois de la crypte se disloquaient, des blocs de rochers roulaient au fond de l’arène, réduisant l’espace du troupeau. Il était temps de trouver une autre tanière. Le monstre qui commandait le clan sauta hors du trou d’une formidable détente des pattes postérieures. Les autres bêtes l’imitèrent aussitôt. Jaillissant du chaos, les monstres envahirent l’avenue et entreprirent de se déplacer entre les fragments de maçonnerie jonchant l’asphalte.

Ils étaient un peu désorientés par ce nouvel espace dont ils ne percevaient pas les limites. Mais les flammes et les explosions leur parurent de bon augure. Une chose était sûre : ils n’auraient aucun mal à se nourrir au milieu d’une pareille débauche énergétique.

La confusion était telle qu’on ne remarqua pas tout de suite leur présence. Il est vrai que leur carapace se confondait avec la pierraille fracassée répandue aux alentours.

A l’intérieur de l’animal commandant le troupeau, Mathias essayait vainement de se redresser. Le choc encaissé lorsque la bête avait sauté hors du cratère l’avait à demi assommé. Bien que ne pouvant voir ce qui se passait au-dehors, il devinait sans peine que l’initiative de la fillette avait déclenché une véritable catastrophe. Le vacarme de l’explosion, pourtant amorti par les couches adipeuses de la gargouille, lui avait déchiré les tympans. Ensuite il avait perçu de manière fort distincte la vibration d’un petit tremblement de terre. A présent la bête se déplaçait par bonds successifs, telle une grenouille géante. Et il était extrêmement difficile de se tenir debout dans cette nacelle ballottante qu’était devenue l’estomac du monstre.

— Arrêtez de gigoter, lança la fillette, vous allez déchirer votre enveloppe protectrice. Vous ne pensez pas que je vais m’arracher les cheveux pour vous tailler des manteaux gastro-résistants toutes les cinq minutes ?

Fanning remarqua l’insolence de la gamine, et il comprit qu’elle l’avait bel et bien manipulé. Elle avait toujours su que la purge des circuits énergétiques entraînerait la destruction de la soute à bombes. Elle l’avait amené à saboter l’animal de manière à ce que la « soupape », au lieu de laisser fuser un simple jet de vapeur, crache une haleine de lance-flammes ! Elle avait manœuvré de manière à ne jamais déclencher le processus de blocage implanté dans son cerveau. Le sabotage ne s’apparentait pas au vandalisme, ce n’était que l’amplification d’une fonction naturelle. De plus, à aucun moment elle n’avait mis la main à la « pâte »… Toutes ces précautions lui avaient permis de contourner subtilement les interdictions inscrites dans son esprit. Le plan témoignait d’une grande habileté et d’une rare vivacité intellectuelle.

— Qu’est-il arrivé ? balbutia Fanning. Tout ce vacarme… c’était quoi ?

— Je pense que la soute à explosifs installée dans les sous-sols de la banque a sauté, dit doucement la fillette, les gargouilles ont dû logiquement s’échapper de la crypte. Il ne nous reste plus qu’à trouver un coin tranquille et à quitter notre abri…

— Un coin tranquille ? hoqueta Mathias, mais tous les regards doivent être braqués sur nous ! Et comment veux-tu que nous sortions de ce monstre ?

— En provoquant une crise cardiaque. C’était votre plan initial, non ? Tout à l’heure il n’avait aucune chance de réussir parce que les gardiens ne nous auraient pas permis de sortir de la banque. On nous aurait abattus dans le sas de contrôle. A présent il n’y a plus de banque, ni de gardiens.

Fanning écarquilla les yeux. Cela ne servait à rien de discuter. L’enfant ne possédait que des informations fragmentaires, des données qu’elle avait probablement piratées dans diverses banques informatiques, et ces pièces du puzzle lui dessinaient une image très approximative du monde extérieur. Elle ne pouvait pas comprendre que la ville allait très rapidement se changer en un piège inextricable. A l’heure actuelle, le standard de la police devait être saturé de coups de téléphone signalant la présence des gargouilles dans l’avenue centrale. Le dispositif allait se mettre en place…

Mathias fronça les sourcils. Le dispositif ? QUEL DISPOSITIF ?

Jamais les forces de police n’avaient eu à affronter un troupeau de coffres-forts vivants dont la puissance de feu dépassait celle d’un char de combat hyper-sophistiqué ! Généralement on s’en prenait aux voleurs, pas aux coffres !

« Quelle merde ! » jura-t-il mentalement.

Il comprenait que la gamine avait profité de son intrusion pour improviser un plan d’évasion totalement dément. Quelque chose avait foiré quelque part… Elle aurait dû normalement être complètement dépourvue d’affectivité, et demeurer indifférente à la perspective – peu réjouissante, il est vrai ! – de passer toute sa vie dans l’estomac d’un monstre. « Un légume programmé », avait dit Cornélius. Dieu ! On était loin du compte. Le « bifteck », le « légume », se payait le luxe d’avoir des états d’âme, des vapeurs ! Il refusait son rôle de « clef » docile et prenait la poudre d’escampette en détruisant une tour d’habitation. Les gens des laboratoires Mikofsky avaient visiblement sous-estimé les capacités affectives du protoplasme servant à la création des êtres de synthèse !

« Allons ! songea Mathias, si elle n’avait pas eu envie de s’échapper, tu serais déjà à demi bouffé par les sucs digestifs. Elle t’a sauvé la mise parce qu’elle a besoin de toi pour saboter le monstre. C’est pour cela qu’elle te maintient en vie, et pour cela uniquement…»

Il se déplaça de manière à pouvoir jeter un coup d’œil dans le tunnel de l’œsophage. Mais tout était noir. La bête conservait les mâchoires serrées.

Il tâta du bout des doigts la surface de son scaphandre. La corrosion poursuivait son lent travail de grignotement. Les bulles, quoique moins grosses, témoignaient de la dissolution du revêtement extérieur. Le suaire gastro-résistant ne faisait que différer l’inéluctable. Dans quarante minutes tout au plus l’armure aurait l’aspect et la texture d’une éponge. Les diastases s’en prendraient alors à la chair de Fanning qu’elles dissocieraient à une vitesse remarquable, séparant les glucides, des lipides, triant les protéines, classant les…

Mathias frissonna. Il observa la fillette à la dérobée. Son visage affichait la même limpidité inhumaine. Elle attendait, assise sur le couvercle du coffre au trésor, immobile et sage. Trop sage…

Les gargouilles, elles, descendaient l’avenue. Les curieux massés aux fenêtres les désignaient du doigt avec des cris apeurés. Au Q.G. des forces de police le standard commençait à clignoter, au bord de l’infarctus.

« Des monstres ! hurlaient les écouteurs. Des dragons ! Dans l’avenue centrale. Ils ont détruit l’immeuble de la B.D.S… Faites quelque chose ! »