CHAPITRE II
La station était déserte. Dans la tranchée séparant les deux quais, les rails brillaient d’un éclat huileux. Un peu partout les tickets de métro réputés biodégradables pourrissaient en répandant une odeur de feuilles mortes copieusement arrosées de pisse de cheval. Mathias se mit à fixer ses pieds. En se dissolvant, les tickets rayés de rouge prenaient une consistance gluante rappelant celle de la peau de banane. Marcher dessus, c’était courir le risque de glisser, de perdre l’équilibre et de basculer sur les rails. Une association de consommateurs avait d’ailleurs fait circuler une étude statistique tendant à prouver que la recrudescence des suicides sur le réseau du métropolitain était un mythe fabriqué par le gouvernement. Un mythe créé de toutes pièces pour masquer les accidents provoqués par la généralisation des billets autodissolvants dont l’accumulation finissait pas transformer les quais en véritables patinoires. Mathias n’était pas loin de partager cet avis. Le conseil municipal, lui, haussait les épaules. L’utilisation des tickets, emballages, et journaux à désintégration accélérée avait permis de supprimer tous les emplois de balayeurs. Désormais les ordures disparaissaient d’elles-mêmes au bout d’une dizaine d’heures, et les quais retrouvaient leur virginité après une nuit de dissolution au cours de laquelle tous les papiers abandonnés s’auto-digéraient en répandant une odeur de fruits blets. Il n’en était pas moins vrai que nombre de prétendus suicides avaient justement lieu la nuit, au moment où les détritus atteignaient un stade de viscosité avancé.
Mathias tâta un paquet de cigarettes vide du bout de sa chaussure. Il eut l’impression d’écraser une grenouille morte. Si l’on commettait l’imprudence de courir pour attraper la rame, on pouvait facilement déraper sur l’un de ces crachats caoutchouteux et plonger la tête la première sur le rail d’alimentation. Il soupira ; de trouvailles en gadgets, les objets les plus ordinaires se transformaient peu à peu en pièges. Un pas lourd et hésitant lui fit relever la tête. Un homme en armure de protection urbaine descendait l’escalier menant au quai. La carapace dont il était recouvert lui donnait l’allure et la grâce d’un scaphandrier en chaussures plombées. L’armure qui l’enveloppait de sa carcasse anti-explosion faisait de lui une espèce de bibendum boulonné et grotesque aux gestes approximatifs. Un casque de plexiglas recouvrait sa tête comme un bocal retourné ou une énorme ventouse.
L’usage des scaphandres de protection urbaine était en train de passer dans les mœurs. Ne soyez plus à la merci d’une agression ou d’un attentat, disaient les publicités. Devenez intouchable ! Entourez-vous d’une carapace à l’épreuve des balles et des explosions ! Promenez-vous dans la rue à n’importe quelle heure du jour ou de la nuit ! Désormais vous vous moquerez des lieux mal fréquentés et vous ricanerez à la face de vos agresseurs car vous serez INTOUCHABLE ! Chaque nuit Mathias rencontrait un peu plus de ces scaphandriers de la peur, bouclés à double tour dans leur armure de nylon pare-balles. Le métro, réputé dangereux, était il est vrai leur lieu d’élection ; mais le temps viendrait où cette pratique se généraliserait en surface, il en était sûr. La psychose des agressions travaillait sournoisement les mentalités.
Déjà, des fabricants astucieux mettaient sur le marché des scaphandres à des prix de plus en plus abordables. Mathias n’ignorait rien de l’évolution du mal puisque Patricia en était elle-même atteinte… Chaque soir, lorsqu’il rentrait, il la découvrait vautrée sur le lit, compulsant les innombrables catalogues de « protection civile » dont elle s’entourait. Un crayon à la main, elle cochait des références, comparait des modèles. « C’est cher, disait-elle, mais tu as vu ? Ils font crédit… Toi qui es fonctionnaire, tu n’aurais pas de mal à obtenir des facilités de paiement. » Des facilités de paiement ! Il ne tenait pas à fortifier les phobies de la jeune femme en lui permettant de s’enfermer dans un coffre-fort ambulant.
Jusqu’à présent il avait fait la sourde oreille mais la crise couvait, imminente. « Tu t’en fous que je me fasse violer, avait-elle déjà jeté au visage ; pour faire des économies tu voudrais que je reste claquemurée ici toute la sainte journée. J’en ai marre ! Évidemment, toi tu sais te battre, tu joues au guerrier des rues… Mais moi ! Moi, qu’est-ce que je peux faire si on m’agresse ? »
Les catalogues ne cessaient d’encombrer la boîte aux lettres. Tous les matins il en trouvait de nouveaux : Protection Civile, bien sur, mais aussi Carapace Populaire, sans oublier L’Armure des Particuliers. Il les jetait, mais Patricia s’en procurait d’autres. Elle dînait sans cesser de feuilleter ces foutues pages couvertes de croquis, de plans en coupe et d’essais comparatifs.
« — Tu te rends compte, sifflait-elle, le modèle 26 a été testé au bazooka à moins de quinze mètres ! On peut le verrouiller de l’intérieur au moyen d’une combinaison secrète…»
« — Je sais, rétorquait rituellement Mathias, on a ramassé un type dans le métro cet après-midi, il avait fait un infarctus et il était bouclé dans un modèle 26 ou 27 à verrouillage interne. On n’a pas pu le sortir pour lui administrer les soins d’usage, il était enfermé dans son armure comme un lingot d’or dans un coffre-fort. Les toubibs l’ont regardé crever à travers le hublot de son casque. C’est tout ce qu’ils pouvaient faire pour lui…» Patricia accueillait très mal ce genre d’anecdote. « – Évidemment, vociférait-elle, tu prends toujours des cas spéciaux. Mais bientôt on déposera son code de verrouillage au commissariat d’arrondissement. En cas de malaise, les services de santé n’auront qu’à se mettre en rapport avec le bureau concerné. Ils pourront ainsi avoir accès au pupitre de commande auxiliaire qui…» De telles discussions anéantissaient Fanning, et il luttait pour ne pas exploser sous la pression de la colère.
Parfois il lui arrivait de fendre une assiette en y cognant sa fourchette mais Patricia n’y prêtait pas attention. Elle feuilletait les catalogues et le bruit des pages claquait aux oreilles de Mathias comme le vol agaçant d’un papillon aux ailes de papier glacé.
Les scaphandres défilaient : rouges, jaunes, bossus, pansus ; coiffés de casques transparents ou de heaumes percés d’une mince fente de vision. Grosses armures pataudes tout droit sorties d’un vieil illustré de science-fiction. On eût dit des robots creux, évidés, étripés, dont ne subsistait plus que l’enveloppe. Et Mathias se prenait à imaginer que des brocanteurs récupéraient ces carcasses dans les dépôts d’ordures, comme jadis les marchands de peaux de lapins passaient de ferme en ferme pour acheter les petites dépouilles duveteuses et sanglantes pendues à un clou sous l’auvent d’une grange. Oui, on recyclait la peau des vieux robots après les avoir vidés de leurs entrailles rongées par les courts-circuits. On ravivait leurs couleurs, on les vendait aux humains de la même façon qu’on vend la fourrure d’une panthère transformée en manteau par la magie de quelques coups de ciseaux.
« C’est comme si on changeait de vieilles pompes à essence en peignoir de bain ! » pensait souvent Mathias. Et il mâchait les morceaux d’un quelconque plat surgelé tout en surveillant du coin de l’œil la ronde des scaphandres entre les doigts de Patricia. Il regardait le profil de femme-enfant de cette adolescente trop mûre, ses cheveux noir corbeau coupés en casque, son cou blanc, interminable, son petit nez de poupée un peu mièvre. Il se dégageait d’elle une impression de fragilité fébrile que renforçait la vue de ses longs bras presque maigres dépourvus de la moindre tache de rousseur.
Nue, Patricia offrait le spectacle d’un ventre creux, d’une peau soyeuse tendue à la crête des os et des articulations. Depuis quelque temps elle se décolorait les poils du pubis, pour suivre la mode, arborant tour à tour une touffe bleue, jaune ou verte. La lecture assidue des magazines féminins l’avait rendue fanatique des crèmes « de sculpture anatomique » qui, en dilatant ou resserrant la structure de l’épiderme permettaient désormais de développer ou de réduire à volonté le volume des seins, des hanches, et des cuisses. Elle passait des heures devant la glace, les doigts gluants de pommade, jonglant avec les différents pots d’onguent. Le lundi elle augmentait son tour de poitrine de vingt centimètres et accrochait sur son torse des mamelles hypertrophiées de la taille d’un ballon de rugby.
« — Regarde ! exultait-elle, tu ne trouves pas que j’ai l’air d’une vraie femme ? Ça, au moins, ce sont des nichons ! »
Le mardi, elle décrétait ces excroissances affreuses et se barbouillait de crème réductrice pour retrouver une poitrine d’adolescente.
« — Des boutons, répétait-elle, juste des boutons. Des seins qui pointent à peine le museau. Un torse de petite fille. C’est joli, non ? »
Mathias se contentait de hocher la tête. Au début, il avait attiré l’attention de Patricia sur le danger que représentait l’utilisation prolongée de tels produits, mais elle avait toujours refusé de l’écouter. Elle s’obstinait à vivre nue devant le miroir de la salle de bains entre ses pots de crème magique. Une semaine elle décidait de devenir « un vrai Rubens », une autre de ne plus être « qu’une épure anorexique, un lévrier aux côtes saillantes »…
Fanning avait renoncé à discuter. Il regardait enfler et rétrécir le corps de sa compagne avec une sourde angoisse. Cette anatomie en constante variation lui donnait l’impression de vivre avec une poupée gonflable tour à tour flasque ou frôlant le point de rupture.
« — Aujourd’hui je me suis fait des grosses fesses, lançait-elle parfois, les hommes aiment ça. Demain j’essaierai de gonfler ma bouche, ça t’exciterait que j’aie des lèvres de négresse ? »
Mathias répondait « Oui… Non…», ne sachant quelle attitude adopter pour ne pas être à l’origine d’une nouvelle crise de nerfs. Il avait tenté de se renseigner auprès de la commission d’hygiène commerciale pour savoir s’il existait un dossier sur tous ces produits, mais on l’avait éconduit. Les organisations de consommateurs s’étaient quant à elles montrées évasives, tout leur effort portant actuellement sur la campagne visant à interdire l’utilisation des tickets de métro autodissolvants. « Le problème est inscrit à notre programme, lui avait déclaré une militante aux seins énormes, nous ne pensons pas qu’il y ait là matière à urgence…»
La rame surgit du tunnel dans un chuintement de réacteur, faisant sursauter Fanning. Les wagons recouverts de peinture anti-graffiti avaient tous la même couleur grise. On prétendait que leur revêtement avait la faculté de digérer tous les pigments déposés à sa surface : encre, peinture, goudron. Grâce à ce stratagème, les voitures avaient pu se débarrasser des innombrables obscénités qui constellaient leurs parois. Désormais on pouvait prendre le métro en famille sans être obligé de nouer un bandeau noir sur les yeux des enfants afin qu’ils ne passent pas le temps du voyage à déchiffrer des inscriptions comme Pompe-moi le nœud, salope, ou Jeune fille pleine de bonne volonté cherche pain de sucre pour dilatation anale…
Le tout évidemment agrémenté de croquis explicatifs. A présent les wagons dévoraient ces insanités au bout d’une dizaine de secondes, ce qui décourageait la plupart des auteurs de graffiti. Il fallait toutefois prendre garde de ne pas s’adosser aux parois auto-nettoyantes car les enzymes incorporées au revêtement digéraient aussi la couleur et les dessins des habits ! Aux heures de pointe, quand la cohue vous écrasait contre les flancs de la voiture, les chemises et les robes à fleurs perdaient leurs motifs pour devenir grises. Pour pallier cet inconvénient on enfilait le temps du trajet de longs cache-poussière taillés dans une toile grossière, et qu’on surnommait des « blouses de transport ».
Mathias monta dans le wagon vide. L’homme en scaphandre se hissa péniblement dans la voiture voisine et se laissa tomber sur un siège. Les mains croisées sur la panse blindée de l’armure, il ferma les yeux et adopta une attitude de relaxation qui traduisait sa parfaite sérénité. En rajoutait-il ? Fanning ne savait que penser. Un costume de protection urbaine suffirait-il à stabiliser Patricia ? Rien n’était moins sûr ! Mathias avait entendu parler de névrosés qui vivaient dans leur scaphandre vingt-quatre heures sur vingt-quatre, refusant d’en sortir ne serait-ce que pour prendre une douche ou faire leurs besoins ! Des types avaient demandé le divorce parce que leur épouse conservait son armure jusqu’au fond du lit conjugal. Les femmes étaient généralement plus touchées que les hommes. La peur des viols collectifs dont le métro était souvent le théâtre avivait leur désir de sécurité.
Fanning craignait que Patricia ne bascule sur la même pente. Une fois bouclée à double tour au creux de sa coquille, aurait-elle encore le courage d’affronter « à peau nue » le monde quotidien ? C’était pour cette unique raison qu’il refusait de céder à son caprice. Il ne tenait pas à ce qu’elle finisse frappée du complexe de la tortue.
Le train filait au long des tunnels dans un vacarme d’avalanche souterraine. Fanning ferma les yeux. Il se sentait fatigué et mécontent de tout. La bible de combat pesait une tonne sur ses genoux. Le roulement des voitures le berçait, il dut sommeiller l’espace de trois ou quatre minutes.
Soudain il s’ébroua, assailli par la certitude d’un danger imminent. Plongeant aussitôt la main dans sa poche, il saisit son chapelet de chrome et bondit sur ses pieds.
Le wagon était vide, pourtant les ondes de menace continuaient à faire vibrer ses nerfs. Il jeta un rapide coup d’œil aux alentours. Dans la voiture voisine l’homme au scaphandre se battait maladroitement contre deux voyous armés de chalumeaux portatifs. Coincé entre deux banquettes, gêné par la raideur de ses articulations rudimentaires, il tentait vainement d’écarter la flamme chuintante des lampes à souder dont la langue bleue cloquait le nylon pare-balles de sa cuirasse !
« Bordel ! jura intérieurement Fanning, ils sont en train de l’ouvrir comme un coffre-fort ! »
Il se précipita sur la porte de séparation. Elle était fermée. De l’autre côté de la vitre l’homme en armure gigotait telle une tortue renversée. Les chalumeaux dessinaient un cercle carbonisé sur son ventre. L’armure qu’il portait avait été conçue pour résister aux projectiles, pas aux effractions. La coquille cloquait, fondait, comme aspirée de l’intérieur.
Mathias empoigna son crucifix, en glissa l’une des branches dans la serrure de la porte et donna un coup de poignet. Le battant s’ouvrit.
D’un bond il franchit le soufflet de communication, et s’attaqua au second panneau. Le vacarme de la course avait couvert sa progression. Lorsqu’il fit irruption dans le wagon, les deux voyous eurent un mouvement de recul. Fanning ne leur laissa pas le temps de réagir, le chapelet de chrome siffla dans les airs et s’abattit sur leur visage, faisant comme à l’accoutumée éclater les pommettes, les lèvres, et les arcades sourcilières.
Le train s’arrêta.
— On s’casse ! On s’casse ! hurla celui qui semblait faire office de leader.
Ils se ruèrent sur la porte coulissante et sautèrent sur le quai, semant dans leur sillage des éclaboussures sanglantes.
Fanning éteignit les lampes à souder qui avaient roulé sous l’une des banquettes. L’homme en scaphandre se redressa péniblement.
— Ça va ? interrogea Mathias, vous n’êtes pas brûlé ?
— Non, hoqueta l’inconnu, mais sans vous ma cuirasse ne tenait pas une seconde de plus. On m’a déjà tiré dessus mais c’est la première fois qu’on essaye de me fracturer…
Il hésita, visiblement mal à l’aise, avant d’ajouter :
— Je vous remercie, frère, mais vous avez manqué au règlement urbain, personne n’a le droit de faire justice soi-même. Vous auriez dû descendre à la station pour donner l’alerte au moyen de l’intercom placé sur le quai…
— Si j’avais fait ça ils auraient mille fois eu le temps de vous sortir de votre saloperie de coquille !
L’homme fronça les sourcils, choqué.
— Peut-être, mais il est hors de question que nous retournions à l’époque des justiciers solitaires ! Nous ne sommes plus des barbares.
— Vous savez bien que les unités de justice autonome officiant dans le métro ne peuvent pas monter dans les wagons. De plus elles sont trop lentes, et la plupart du temps la rame est repartie avant qu’elles aient pu intervenir !
— Bien sûr, c’est pour ça que je porte une armure !
J’en achèterai une plus solide demain… Normalement je devrais vous dénoncer pour ce que vous avez fait. Vous avez frappé ces hommes avec une telle sauvagerie…
Fanning crispa les doigts sur les perles du chapelet. Il n’aimait pas le regard doucereux de celui qui lui faisait face. Les néo-civilisés le mettaient en fureur.
— Notre résistance doit être passive, frère, reprit l’homme en frottant sa cuirasse cloquée, les scaphandres représentent la seule défense légitime que nous puissions honnêtement opposer aux agressions. Je n’approuve pas votre intervention. Elle vous a ravalé au même rang que les bandits qui m’ont attaqué.
Fanning recula. Les mâchoires soudées. Soudain persuadé que ce salopard allait le dénoncer. Il lui semblait déjà le voir montant les marches du commissariat général et tapant à la porte du bureau de délation.
— Vous, un prédicateur, insista le néo-civilisé, comment avez-vous pu…
Mathias le repoussa de l’épaule et marcha vers la porte. Le train freinait à la hauteur d’une nouvelle station.
— Hé ! protesta l’homme, ne partez pas comme ça, vous devez me donner votre nom !
Fanning sauta sur le quai et courut vers l’escalator. Si le service des dénonciations recoupait les témoignages, il allait se retrouver avec deux inculpations sur le dos. De quoi être immédiatement suspendu !
— Et merde ! grogna-t-il, si on me vire je me reconvertirai dans la religion. Après tout, est-ce que je ne suis pas la coqueluche des sadomasos ? Il me suffira de faire la quête après leur avoir bien cinglé la gueule à coups de chapelet ! C’est tout.
Il émergea à l’air libre. Après les néons du métro, la nuit lui parut affreusement noire. Il n’était qu’à quelques centaines de mètres de chez lui. Il pressa le pas. L’humidité pénétrait ses vêtements. Ses chaussures sonnaient sur l’asphalte. Il avançait eh prenant garde de se déplacer au milieu de la chaussée, le chapelet de chrome rivé à son poing. Mais il se dégageait de lui une telle aura de colère qu’aucun détrousseur n’eût osé l’attaquer.
Il entra dans l’immeuble, négligea l’ascenseur, et grimpa au troisième.
— Patricia, jeta-t-il dans l’interphone, c’est moi, ouvre…
Le battant pivota sur son système hydraulique antieffraction. La jeune femme était en peignoir, un catalogue à la main.
Mathias remarqua que ses seins avaient encore changé de volume.
— B’soir, maugréa-t-elle d’une voue boudeuse, tu as entendu ce qui s’est passé à la bijouterie de l’avenue Franklin ?
Mathias ne répondit pas. Il ne voyait que le catalogue, avec son titre énorme, en lettres rouges : PROTECTION CIVILE, et le symbole de la firme, une tortue à carapace de métal quadrillée par les boulons.
— Le modèle 28 vient de sortir, attaqua Patricia sans préambule. On peut avoir dix pour cent de remise si on le commande dans les quinze jours.
Fanning se débarrassa de sa bible et de son chapelet qu’il déposa sur un vilain petit meuble de bois blanc. Jadis il faisait de même avec le holster contenant son arme réglementaire. Basculant le barillet, il éjectait les six cartouches qu’il jetait dans une soucoupe, puis il vidait ses poches : le brassard, la plaque de police, la paire de menottes… Aujourd’hui il n’avait plus droit à aucun de ces objets magiques. La bible de combat, elle-même, constituait une infraction au règlement régissant le statut des éclaireurs.
Il fila dans la cuisine en essayant de ne rien voir du désordre qui submergeait l’appartement. Patricia passait ses journées au sein d’un chaos en constante progression qui entourait le matelas posé à même le sol d’une barricade hétéroclite faite de magazines, de slips, de sachets de protections périodiques et de produits de beauté.
Mathias ouvrit le réfrigérateur. Il constata que le poulet rôti était en train de cicatriser, et qu’une nouvelle peau rose, élastique… et crue ! se reconstituait sous la croûte dorée résultant de la cuisson. Il grimaça. C’était toujours la même chose avec les bêtes d’élevage synthétique : elles ne se décidaient jamais à mourir complètement et certains de leurs mécanismes physiologiques s’obstinaient à fonctionner en dépit d’un séjour prolongé au fond d’un four ou d’une marmite ! Ainsi il n’était pas rare de voir se reformer des écailles fraîches sur le flanc d’un poisson bouilli ou pousser des poils sur une cuisse de lapin à la moutarde.
Mathias saisit le plat avec un secret dégoût. Il détestait avoir l’impression de dévorer un animal encore vivant. Il se pencha au-dessus de la carcasse. Aucune erreur possible : la chair cuite se régénérait par endroits. « Dégueulasse, pensa-t-il, c’est comme si j’avais un grand brûlé dans mon assiette et que je farfouillais sous ses pansements avec mon couteau et ma fourchette ! ». La chose n’avait rien de très agréable.
Patricia s’assit de l’autre côté de la table et ouvrit le catalogue :
— Écoute, commença-t-elle, ils ont mis au point un modèle totalement autonome qui peut résister à toutes les agressions. Il est équipé d’un compensateur de choc interne qui te permet de sauter du trentième étage d’une tour sans te disloquer au moment de l’impact.
Mathias haussa les épaules et posa un couteau prudent sur le dos du poulet.
— Si tu tombes sur les rails du métro, les roues des wagons se bloqueront sans parvenir à entamer ce nouveau type de scaphandre, continuait Patricia. Tu n’as plus rien à craindre des tremblements de terre, un immeuble entier qui s’effondrerait sur ta tête ne réussirait pas à t’écraser car la cuirasse est conçue pour encaisser des pressions bien plus fortes encore. De plus, l’exo-squelette qui double les différents membres décuple la puissance de tes propres muscles. Écoute ça : il est livré avec une réserve interne d’alimentation assurant une autonomie de six mois. Tu peux t’alimenter et boire sans enlever ton casque durant la moitié d’une année, tu réalises ?
— Quel pied ! marmonna sinistrement Mathias. Et pour chier, ça se passe comment ?
— Toutes les déjections sont automatiquement absorbées par la doublure molletonnée antibactérienne qui les digère en quelques minutes. Tu sais bien, c’est le même principe que les nouvelles couches pour bébés ! On l’a vu à la télévision : le caca est desséché, transformé en poudre et réduit à une pincée de cendre. Chaque couche dure une semaine. Ici, dans le scaphandre, le procédé a été perfectionné. Il n’y a pas de durée limite d’utilisation.
— Fantastique, maugréa Mathias en examinant la cuisse qu’il venait de prélever.
Elle était à demi crue et saignait là où le couteau l’avait entamée. Elle saignait comme un animal frappé en pleine course par la balle d’un chasseur. Mathias sentit son estomac chavirer.
— Regarde ! lança Patricia, regarde comme il est beau !
Elle frappait une page du plat de la main. Mathias distingua un scaphandre rouge vif à parements de chrome et dont le casque intégral évoquait la tourelle d’un char d’assaut.
— Il ne lui manque plus qu’un ou deux canons, lâcha-t-il pour ne pas rester muet.
— Idiot ! lança la jeune femme, les armures de protection urbaine ne sont jamais armées, tu devrais le savoir. D’ailleurs, avec ça sur le dos on n’a plus besoin d’une mitrailleuse ou d’un canon, puisqu’on est l’abri de toute agression. Ce sont les gens vulnérables qui se baladent avec une arme. Mathias hocha distraitement la tête. « Et si un autre type, portant lui-même un AUTRE scaphandre, t’attaque ? songeait-il. S’il dispose lui aussi d’un exo-squelette multipliant sa force par dix ? Est-ce que vous ne vous retrouverez pas tous deux renvoyés à la case "départ" ? »
Il serra les dents. Le problème était insoluble. Quand tout le monde aurait son scaphandre, il faudrait encore inventer autre chose. Quoi donc ? Un scaphandre pour scaphandre, peut-être ? Il réprima un rire nerveux. La course à la sécurité risquait fort de transformer chaque habitant de la ville en poupée gigogne. Si l’obsession des protections individuelles prenait de l’ampleur, on aurait dans quelques années des scaphandres de nuit, des scaphandres d’intérieur, des scaphandres pour le jour, la nuit, la ville, la campagne, pour… Il se versa à boire. La tête lui tournait.