CHAPITRE PREMIER

 

 

L’homme était vêtu comme un clergyman, d’un costume noir verdi par l’usure. Il portait aux pieds des Rangers de l’armée et ses mains étaient gantées de cuir. Il avait un visage osseux, dur, aux sourcils rasés, et ses cheveux tirés en arrière se nouaient sur sa nuque en chignon de toréador.

Pour l’heure, il faisait tournoyer au-dessus de sa tête un interminable chapelet formé de boules de chrome reliées entre elles par une corde à piano. L’arme sifflait comme une chaîne de vélo maniée par un voyou en pleine baston. 

— Vivez-vous dans la crainte du Seigneur ? vociférait l’homme.

— Oui ! hurlaient les badauds rassemblés, dans la crainte du dieu inflexible qui nous punit pour notre bien !

Le chapelet de billes d’acier s’abattait alors sur leurs têtes et leurs épaules, leur faisant éclater les arcades sourcilières, les lèvres ou les joues. Sanglants, hagards, le visage constellé d’hématomes virant au noir, ils se dandinaient d’un pied sur l’autre sans chercher à esquiver les coups. Avec leurs figures martelées, ils ressemblaient à des boxeurs entamant la quinzième reprise d’un match particulièrement violent.

— Connaissez-vous la crainte du Seigneur ? répéta le prêcheur.

— Oui-nous-la-connaissons ! ânonna le troupeau meurtri aux lèvres fendues.

Il y avait là des hommes, des femmes de tous âges, mais aussi des adolescents. Le prêtre les frappait sans distinction, abattant son chapelet blindé sur les oreilles des gosses comme sur les seins des filles.

De la main gauche, il serrait contre sa poitrine une bible de fer, dont chaque page était en fait une mince plaque métallique émaillée couverte de caractères minuscules. La couverture du livre saint présentait des taches de rouille, et les chromes de sa reliure un essaim de piqûres rougeâtres. On disait que les bibles de fer, affreusement lourdes, ne pouvaient être manipulées que par des curés aux muscles de culturiste, que la pratique constante de la prière transformait peu à peu les prêcheurs en athlètes aux biceps hypertrophiés, et les églises en salles de gymnastique.

Le chapelet siffla dans l’air pour s’abattre sur le crâne d’un gros homme au visage déjà couvert de sang. Le coup l’assomma net, l’expédiant sur les pavés, les yeux révulsés et la bouche béante.

— Il a trouvé la joie ! hurla le prêtre. Dieu est en lui, qu’il dorme dans la paix de l’âme !

— Dans la paix de l’âme ! répétèrent les badauds rassemblés pour le prêche.

La nuit tombait sur la ville, et les vitrines des boutiques s’illuminaient comme de gros aquariums emplis d’une eau fluorescente. C’était un quartier à la mode, estudiantin. Les librairies de jadis vendaient aujourd’hui des disquettes d’occasion et des micro-ordinateurs trafiqués. Les échoppes les plus florissantes étaient à coup sûr celles des marchands de matériel chirurgical, car depuis le récent décret qui avait supprimé les diplômes médicaux et autorisé la libre pratique de la médecine par tout un chacun, la mode était à la chirurgie domestique et chaque appartement comportait désormais une mini-salle d’opération dont la présence paraissait maintenant aussi indispensable que celle de la cuisine ou du cabinet de toilette. Le prêcheur baissa les bras et entreprit de rouler son chapelet autour de son poing, annonçant que la séance prenait fin. Les badauds s’inclinèrent et, défilant devant lui, déposèrent leur aumône dans la douille d’obus qui tenait lieu de tronc.

— A plus tard, marmonna l’homme d’Église, et que la peur vous accompagne à chaque instant. Ne cherchez pas à fuir l’angoisse, car c’est elle qui vous protège de l’indifférence.

La petite troupe se dispersait dans la nuit d’automne, tirant de ses poches des pansements et des compresses hémostatiques.

— C’était un beau sermon, chuchota une femme en caressant la tête de son fils, ce soir il va falloir que je te pose quatre ou cinq points de suture sinon ton arcade sourcilière ne se refermera jamais.

Près d’une fontaine, on se passait de main en main une bouteille d’arnica et une jeune fille badigeonnait fort civilement les plaies de ses camarades de prière à l’aide d’un petit pinceau enduit de collodion.

Assis sur la vieille caisse de munitions qui lui avait servi d’estrade, le prédicateur comptait le montant de la quête. Les pièces tintaient entre ses doigts. Les cheveux tirés, plaqués sur la peau de son crâne, et la boule du chignon, lui donnaient un profil de faucon encapuchonné.

La jeune fille lui jeta un coup d’œil extasié.

— Quelle fougue, murmura-t-elle les joues empourprées ; depuis qu’il est arrivé j’arpente les rues de la ville dans l’espoir de dénicher l’endroit où il a planté son estrade. Il y avait longtemps que nous n’avions pas eu la joie de prier sous la houlette d’un véritable expiateur !

— C’est vrai, approuva quelqu’un, si je ne cicatrisais pas aussi mal, j’assisterais à tous ses sermons !

— Personne ne connaît son nom, fit une petite femme à la joue fendue, ceux de la place Verneuve le surnomment Mechanic Preacher. Il est beau, n’est-ce pas ? Et quelle force ! Vous avez vu comment il jongle avec sa bible ? Combien pèse-t-elle ? Vingt kilos ?

— Vous pouvez aller jusqu’à vingt-cinq ! s’exclama un homme qui saignait du nez. Ça c’est un vrai prédicateur. Mon père disait toujours qu’on ne pouvait pas respecter les prieurs dont la bible pesait moins de seize kilos. Avec lui, on a rien à craindre de ce côté-là !

La petite troupe hésitait à se séparer. Parler, c’était d’une certaine manière prolonger l’émotion. L’atmosphère d’hôpital improvisé, les plaies soignées en commun, créaient tout à coup entre ces inconnus une étrange complicité. Une fièvre fugace faite de douleurs et de frôlements. On se touchait, on s’appliquait mutuellement des compresses. Les femmes se déboutonnaient, laissaient entrapercevoir la pointe d’un sein, comme si la cérémonie à laquelle ils venaient tous de participer avait tissé des liens intimes évacuant la pudeur. Des cuisses blanches jaillissaient des fentes des jupes tandis que les voix se faisaient plus sifflantes :

— Oh ! Regardez comme ma peau prend les coups ! Demain je serai toute bleue !

Les doigts se tendaient, frôlaient les chairs offertes avec une attention faussement clinique.

— Laissez-moi vous masser, cela résorbe les hématomes, détendez-vous…

— Oui, là… à l’intérieur de la cuisse, la douleur s’en va. Vous avez un don.

Il n’était pas rare que les soins dégénèrent et que, profitant de l’obscurité et de la géographie des arcades, des couples entreprennent furtivement de se donner du plaisir. Cela faisait partie du rituel. Les expiateurs attiraient inévitablement une clientèle sadomasochiste pour laquelle la religion ne constituait qu’un prétexte… ou une stimulation.

L’homme au chignon de torero, qui comptait sa recette assis sur une vieille caisse de cartouches. 45 ACP, savait tout cela. Il s’en moquait car son véritable nom était Mathias Fanning et il avait le grade de lieutenant dans le service de police urbaine du quartier. Ancien soldat de goudron, il avait été versé dans le corps des éclaireurs quand les Unités de Justice Autonome avaient peu à peu remplacé les policiers, les tribunaux et les prisons ! Il avait parfaitement conscience de sa déchéance, mais il avait besoin de la rue pour survivre. De la rue et de l’excitation de la chasse à l’homme. Aujourd’hui qu’il n’avait plus le droit de porter un revolver et que son rôle se bornait à hurler : « Mayday… Mayday » dans un poste émetteur portatif, il continuait à aimer la traque et son atmosphère d’attente fiévreuse. Il lui plaisait d’être une sorte de vigie parcourant la cité, une sentinelle sur le qui-vive aux yeux scrutateurs.

Il ramassa son nécessaire de prédicateur et recula pour se dissimuler dans la zone ténébreuse des arcades. Un couple faisait l’amour, debout contre une colonne. La femme, dont la pommette avait éclaté sous les coups de chapelet, saignait sur l’épaule de son compagnon. Ses jambes ouvertes à l’extrême dessinaient un V de chair blême dans l’obscurité. Autour d’eux le vent de la nuit éparpillait son habituel troupeau de compresses tachées de mercurochrome.

Mathias Fanning ne put s’empêcher d’y voir une sorte d’allégorie souffreteuse, de fête triste où les serpentins avaient été remplacés par des bandes Velpeau et les confettis par des taches de sang.

La blessée gémissait en cadence, et le policier eut l’impression qu’elle murmurait : « Opère-moi, oh ! Oui… Opère-moi. »

Il secoua la tête, écœuré, les sadomasos étaient la plaie des sermons publics, mais les véritables expiateurs les accueillaient toujours avec bienveillance car ils leur donnaient l’illusion d’attirer un nombre élevé de fidèles.

L’homme accéléra le rythme de percussion, comme s’il voulait clouer sa proie sur la colonne de marbre. Mathias reporta son attention sur la rue. Et brusquement celui qu’il attendait apparut au long du trottoir. C’était un infirme torse nu, seulement vêtu d’un pantalon de coton blanc. Un manchot dont les bras se terminaient à quinze centimètres au-dessous de l’épaule par des moignons rosâtres striés de coutures. Sa poitrine et ses abdominaux musclés lui donnaient l’allure d’une statue grecque mutilée. Il avait le crâne entièrement rasé, et marchait à pas lents, pieds nus, en souriant comme un moine asiatique. Les gens détournaient le regard à son approche pour ne pas voir les boursouflures des moignons qui s’agitaient par instants de chaque côté de son torse. Cette pudeur (cette lâcheté ?) servait ses desseins.

Mathias plongea la main dans la poche de son veston de clergyman et en tira un émetteur plat sur lequel clignotait un led rouge. Il vérifia d’un rapide coup d’œil que personne ne l’observait et porta l’appareil à la hauteur de sa bouche. Le couple meurtri était toujours abîmé dans son entreprise de crucifixion vaginale. Mathias enfonça le bouton d’appel.

— Ici Mechanic Preacher, murmura-t-il, je suis au croisement des avenues Franklin et Pacific-Network, Armless est à vingt mètres de moi, je crois qu’il va passer à l’action d’une seconde à l’autre, grouillez-vous d’envoyer une unité !

Jadis, lorsqu’il était encore un soldat de goudron, Mathias Fanning aurait bondi au milieu de la chaussée, un .45 à canon long bien empaumé, le pouce sur la crête du chien, l’index caressant la queue de détente. Il aurait sifflé ce foutu bâtard manchot en l’ajustant entre les yeux. Avant de lui lancer la phrase d’interpellation rituelle en usage dans la brigade : « Plus un pet, cadavre, la mort prend tes mesures ! » 

Jadis… Mais aujourd’hui il n’avait plus le droit d’intervenir. Il n’était plus qu’une vigie, un petit rapporteur, une sentinelle désarmée dont la seule fonction consistait à donner l’alarme au moyen d’une radio portative. « Un chien, pensait-il souvent, un chien édenté, attaché à sa niche et qui ne peut plus qu’aboyer pendant que passent les voleurs et les assassins. » Les nouveaux décrets régissant les services de police robotisée ne lui reconnaissaient plus qu’une fonction « d’éclaireur ». Sa tâche consistait désormais à ouvrir la bouche pour crier « Alerte ! Au feu ! Au secours ! », rien de plus, et il en souffrait. L’intervention directe (neutralisation, arrestation, jugement, exécution de la sentence) était du ressort des Unités de Justice Autonome qui patrouillaient à travers les rues de la cité, et auxquelles il devait signaler tout éventuel foyer de troubles.

On avait fait de lui un délateur, un indic’, une sorte d’espion urbain aux oreilles traînantes, aux regards sournois…

Armless souriait aux passantes qui détournaient les yeux, gênées. Son torse dépourvu de membres avait quelque chose de véritablement pitoyable, et il ne serait venu à l’idée de personne que le mutilé immobilisé en ce moment même en face de la joaillerie centrale était en réalité un dangereux criminel. Mathias avait eu sa fiche entre les mains, il savait qu’on le surnommait : Tête-de-bronze, le Karatéka fou, mais aussi « Casque d’os » et le « Bélier de fer ». Rangeant l’émetteur, il tira du revers de sa redingote noire une petite lunette d’approche télescopique. Le grossissement de lentilles lui permit d’examiner plus précisément la tête du mutilé. Il ne lui fallut que deux secondes pour réaliser que le crâne rasé de l’infirme était en fait recouvert d’une épaisse pellicule de corne, comme le sont d’ordinaire les mains des karatékas. La tête d’Armless était aussi dure et polie qu’un casque taillé dans l’ivoire. Un casque naturel, un casque de cal et de chair durcie par l’entraînement.

« — C’est un fou, avait déclaré lors d’un interrogatoire l’un de ses anciens compagnons de cellule. Avant de se lancer dans la cambriole il était champion d’arts martiaux. Manque de chance un jour, dans une banque, un coffre-fort piégé lui a pété entre les pattes, lui arrachant les deux bras ! Il n’a pas pu supporter de se retrouver diminué. Il a repris l’entraînement en se servant de sa tête, cette fois. Vous saisissez l’ampleur de la dinguerie ? Il cognait avec son crâne sur des sacs de sable, cinq ou six heures par jour, pour l’endurcir ! Ça l’a rendu complètement marteau ! Mais faites gaffe ! Il est super-dangereux ! »

Mathias déglutit, la gorge nouée par l’impatience. Armless était en train de s’approcher de la bijouterie. Il souriait toujours, l’air niais, désarmant. Soudain il renversa la nuque en arrière, prenant de l’élan. Tous les muscles de son cou saillirent comme des câbles de chair, et son front s’abaissa à une vitesse foudroyante, percutant la vitre blindée avec la force d’un boulet de canon tiré à bout portant ! La devanture éclata dans un froissement cristallin tandis qu’explosait le hurlement de la sirène d’alarme. Mais Armless avait déjà passé la tête à l’intérieur de la vitrine, avec les dents il saisit trois ou quatre colliers de diamants étalés sur des présentoirs de velours rouge. Ébahi, Mathias le regardait brouter les pierres précieuses comme un porc fouille la tourbe, le groin au ras du sol. Armless émergea enfin de la vitrine brisée, les mâchoires crispées sur une demi-douzaine de colliers qui pendaient de chaque côté de sa bouche en jetant des éclats de lumière. Un vigile tenta de s’interposer, mais quand il voulut saisir le mutilé à bras le corps, celui-ci lui expédia un fulgurant « coup de boule » en plein visage. D’où il se tenait, Mathias perçut distinctement l’éclatement des os fracassés. Le malheureux gardien recula, aveuglé, les arcades sourcilières ouvertes, le nez brisé, les dents en miettes, vomissant un flot de sang. Des passants se mirent à hurler. Armless les chargea comme un bélier, s’ouvrant un passage dans la cohue. Chaque fois qu’il percutait une poitrine ou un dos, l’on entendait craquer les côtes et les vertèbres.

En l’espace de quelques secondes le trottoir fut jonché de blessés.

Mathias surgit de derrière son pilier. Il savait qu’il n’avait pas le droit de sortir de sa position d’observateur, mais il était incapable d’assister à un tel gâchis sans rien tenter. Saisissant sa bible de fer il fit sauter le cran de sécurité de la reliure et détacha la première page du livre saint. Le feuillet numéro 1 de la Genèse se présentait sous la forme d’une mince lame d’acier aux quatre coins dangereusement affûtés. Lorsqu’on savait la manier on pouvait considérer qu’on tenait entre les mains une étoile de ninja rectangulaire, ou une lame de rasoir géante. Mathias traversa la rue pour se porter à la rencontre de Casque d’os. Il n’était pas question de risquer le moindre corps à corps avec le karatéka dément, Fanning en était parfaitement conscient. Jetant le bras comme un lanceur de poignards, il fit siffler la première page du Pentateuque qui déchira l’air avec un miaulement soyeux.

« Si je le touche à la gorge…» pensa-t-il. Mais Armless avait entendu chuinter la lame. Il sauta à sa rencontre comme un footballeur exécutant « une tête » avec le ballon. Le feuillet d’acier se ficha superficiellement dans la couche cornée caparaçonnant son crâne sans lui occasionner le plus petit préjudice. Mathias cracha un juron, et plongea la main dans son livre à la recherche d’une seconde lame. Armless poussa un hennissement de dérision et s’enfuit dans l’obscurité, les colliers fouettant ses joues. Le premier verset de la Genèse planté au sommet de la tête comme une carte à jouer ! La scène aurait pu paraître grotesque, voire amusante, si les trottoirs n’avaient été couverts d’hommes et de femmes à la colonne vertébrale brisée. Mathias grogna une obscénité.

Il n’avait pas le pouvoir de poursuivre le fou. D’ailleurs, en lui jetant à la face l’une des pages de sa bible de combat il avait déjà outrepassé ses droits. Si un témoin s’avisait de rapporter l’affaire au commissaire général, Fanning n’y couperait pas d’une sanction disciplinaire. Dans les premiers temps d’application du plan antibavures, de nombreux policiers avaient été ainsi rappelés à l’ordre. Certains furent suspendus, d’autres condamnés à des peines d’emprisonnement exagérément lourdes. L’initiative appartenait désormais aux Unités de Justice Autonome dont la fonction était d’appliquer des sentences expéditives et robotisées, dont le seul mérite – aux yeux de Fanning – consistait à désengorger les prisons et à mettre les avocats sur la paille.

La rage au ventre, il descendit l’avenue pour prendre position devant la vitrine brisée. Le vigile gémissait, adossé à un réverbère. Son visage éclaté paraissait affreusement plat… Du sang moussait à la commissure de ses lèvres et, de temps à autre, il recrachait des débris de dents. Mathias saisit son chapelet, s’agenouilla près des blessés et fit mine de prier. Pour tout le monde il devait rester Mechanic Preacher, le prédicateur adulé des sadomasos. La plupart des gens heurtés par Casque d’os étaient en train de mourir, les poumons crevés par les esquilles de leur cage thoracique fracassée. D’autres, la colonne vertébrale brisée, écarquillaient désespérément les yeux en répétant qu’ils ne sentaient plus leurs jambes.

Fanning dénombra une dizaine de cas graves. Armless avait traversé la foule avec l’efficacité d’un taureau enragé. Le policier serra les mâchoires en songeant qu’il aurait suffi d’une simple balle de .45 pour stopper le dingue, mais depuis l’interdiction du commerce des armes à feu, la possession d’un malheureux derringer vous expédiait tout droit au banc des accusés du tribunal des flagrants délits. Un grondement de char d’assaut en manœuvre retentit au bas de l’avenue. Mathias esquissa quelques bénédictions, fit tournoyer son chapelet et se redressa. Les sadomasos (espérant sans doute la reprise du sermon !) étaient venus s’agenouiller au bord du trottoir, dans l’eau du caniveau. Par solidarité avec les victimes du hold-up, ils arrachaient leurs pansements et grattaient leurs plaies de manière à saigner abondamment.

— Frère ! ô, frère ! gémissaient-ils, consolez-nous des méchants ! Aidez-nous à prendre en charge la souffrance des innocents ! Nous voulons partager la douleur des agneaux blessés !

« Tas de cinglés ! » songea Mathias en les bénissant hâtivement.

L’unité de justice autonome remontait la rue. Dans l’obscurité on pouvait aisément la confondre avec une pelleteuse ou un char d’assaut. Tourelle nickelée montée sur un train de chenilles à articulations multiples du type « squelette », elle avançait pesamment en balançant son bras d’intervention : une énorme pince ressemblant à une main de métal, et qui – théoriquement – devait lui servir à attraper les criminels en fuite.

L’unité de justice autonome était invulnérable. Blindée, elle ne craignait ni les projectiles ni même l’explosion d’une grenade. Sa puissance de progression lui permettait sans peine d’enfoncer une façade pour investir le théâtre d’une prise d’otage. Sa pince articulée, d’une extraordinaire finesse préhensible, et dont chacun des doigts pouvait générer une micromain capable de réparer les rouages d’une montre-bracelet, la rendait particulièrement performante dans les opérations de déminage. En principe elle avait été conçue pour suppléer à l’abandon des armes à feu et pour assister efficacement ceux qu’on surnommait désormais « les flics aux mains nues ». Elle prenait en chasse les criminels signalés par les « éclaireurs », les pistait en détectant leur trace au moyen de capteurs mille fois plus sensibles que le nez d’un chien. Pour finir, lorsque le bandit se trouvait acculé au fond d’une impasse, elle le saisissait à l’aide de sa pince préhensile et le plaçait à l’intérieur du caisson judiciaire planté derrière le bras articulé.

Dans l’esprit des réformateurs, c’était cela, la grande innovation : le caisson de justice ! Une boîte blindée à peine plus large qu’une armoire et qui en quelques secondes devenait tout à la fois prison, tribunal et salle d’exécution. Une fois le criminel capturé, l’ordinateur contrôlant les mouvements de l’unité d’intervention avait alors pour tâche de juger celui-ci dans les plus brefs délais, c’est-à-dire dans un laps de temps n’excédant pas deux minutes.

« Une justice expéditive et efficace ! avait bramé le ministre, c’est ce que réclame la population. Plus question d’embouteiller les prisons avec des assassins dont le procès est éternellement reporté, plus question d’entretenir aux frais des contribuables des chiens vérolés qui se prélassent dans des cellules tout confort ! Il faut frapper vite et bien. Puisque la police en est incapable sans accumuler les bavures, nous laisserons ce soin aux unités de justice autonomes ! Désormais tous les flagrants délits seront jugés sitôt la capture effectuée. La logique et la froideur de l’ordinateur nous préserveront des passions et des a priori. La procédure judiciaire sera accélérée sans rien perdre de son équité. Il ne s’agit pas de légaliser le lynchage, non ! Les machines jugeront en fonction des éléments enregistrés dans la mémoire du fichier central de police. Tout sera pris en compte : les différents témoignages, la nature du délit, et une sentence sera prononcée sur-le-champ ! »

Sur-le-champ… C’était là le mot clé, le mot magique. Le peuple voulait de l’efficace, de l’exemplaire. Sa confiance dans les services de police avoisinait à présent le zéro absolu. La corruption, les bavures incessantes, l’avaient peu à peu conduit à déléguer le pouvoir de justice aux unités robotisées qu’il jugeait impartiales et rapides.

Mathias Fanning savait qu’en réalité les machines d’intervention n’étaient que des abattoirs à roulettes, des parodies légalisées. Sitôt enfermé dans le sas blindé, le criminel était condamné à subir le châtiment du feu. Le cube de fer était en effet intérieurement tapissé de résistances électriques capables d’émettre une chaleur effroyable. Toute la subtilité du jugement cybernétique consistait à déterminer le type de brûlure appliqué au condamné ! Cela impliquait l’éventail classique des brûlures au premier, second, troisième degré, jusqu’à la carbonisation et l’incinération pure et simple !

Mathias avait vu des types arrêtés pour conduite en état d’ivresse sortir du cube les vêtements roussis, la peau couvertes d’énormes cloques, les cheveux réduits à l’état de crin goudronneux. Mais il y avait aussi les voleurs de sacs à main que la machine éjectait, nus, rougis, la chair aussi caramélisée que celle d’un poulet tournant sur sa broche. Et les auteurs de hold-up que la benne rejetait sur les pavés changés en momies charbonneuses, en statues noircies et friables. Mathias en avait vu beaucoup, de ces sinistres poupées réduites par la cuisson, de ces gnomes de goudron ratatinés comme des fœtus oubliés sur le gril. Beaucoup. Beaucoup trop…

Généralement la foule applaudissait, satisfaite par cette procédure expéditive qui lui faisait toucher du doigt la réalité de la justice… de SA justice. Plus question désormais d’interminables incarcérations préventives, de procès truqués, de magistrats marron. Le four était là pour remédier au désordre. La machine trimbalait dans son ventre un enfer portatif dont elle pouvait décupler la morsure selon l’intensité de la faute commise.

Mais Fanning détestait ce bûcher roulant et démagogique qui distribuait son souffle de lance-flammes au petit bonheur. Il ne se faisait guère d’illusions sur l’impartialité des sentences. Il n’ignorait pas que l’ordinateur ajustait généralement ses punitions aux vociférations de la foule massée à l’extérieur. Avec lui le client était toujours roi, et il n’était pas rare de voir un simple voleur à l’étalage quitter ses flancs sous la forme d’un tas de charbon parce qu’une meute de commerçants en colère avait hurlé « A mort ! » en tapant du poing sur le blindage de l’unité mobile…

Mathias se secoua. La machine nickelée venait de s’arrêter à la hauteur de la bijouterie. Aussitôt les badauds se ruèrent en avant, le visage levé vers la tourelle de détection.

— Il est parti par là ! hurlèrent-ils en chœur le doigt pointé dans la direction des arcades, c’était un manchot avec un casque sur la tête !

Mathias s’éloigna à petits pas. Il se méfiait des défaillances de l’unité mobile, l’ordinateur rudimentaire qui la gouvernait était tout à fait capable d’interpeller « l’agent Fanning » pour complément d’information, dévoilant du même coup la véritable identité de Mechanic Preacher ! Le char s’ébranla sur son train chenillé qui imprimait des marques profondes dans le goudron mou. Son bras articulé venait de se déplier en cliquetant, et la foule avait laissé échapper un « Ooh ! » impressionné. Mathias se réfugia sous un porche. Il n’aimait guère se trouver à proximité de la pince géante. Au commissariat central on chuchotait d’horribles histoires d’innocents capturés par erreur et broyés entre les doigts de métal avant même d’être jetés à l’intérieur du caisson judiciaire. La machine roulait en faisant trembler les vitrines. Fanning eut la curieuse impression de voir passer une estrade d’exécution publique… une sorte de guillotine motorisée ou de potence à roulettes.

Il ne se faisait aucune illusion. Les unités de justice autonome n’attrapaient jamais que du menu fretin. Les criminels de haute volée comme Armless et ses confrères n’avaient rien à craindre d’elles. Trop lourdes, trop lentes, il était facile de les semer pourvu qu’on ait préparé un itinéraire de fuite comportant la traversée d’un plan d’eau ou un long cheminement dans le dédale d’une ruelle très étroite. Oh ! bien sûr, il y avait toujours le risque que la machine se mette à traverser les murs pour couper court, mais une telle procédure restait prohibée dans le périmètre des quartiers huppés. Le gibier des chars de justice était toujours dérisoire et presque uniquement composé d’alcooliques, de fous, de conducteurs en infraction et de petits voleurs maladroits. Mais leur présence et l’aspect spectaculaire des sentences suffisaient à rassurer une population en proie aux affres de l’insécurité.

Mathias saisit son émetteur portatif et pressa la touche d’appel.

— Ici Mechanic Preacher, murmura-t-il, je quitte le réseau. Je serai chez moi toute la nuit. Salut.

Après s’être assuré que l’unité de recherche s’éloignait bien vers le haut de la rue, il s’enfonça sous les arcades.

Un jour ou l’autre il faudrait qu’il s’occupe personnellement de Casque d’os. Cependant, s’il commettait la moindre erreur, son sort n’aurait rien d’enviable. On n’appréciait pas beaucoup les justiciers solitaires et tous ceux qui avaient tenté de passer outre avaient fini dans l’enfer portatif du bûcher mobile. Être arrêté une arme à la main équivalait à signer son arrêt de mort.

Il pressa le pas, subitement angoissé. Quelqu’un l’avait-il vu lancer la lame de fer sur Armless ? Il suffisait qu’un témoin aille rapporter cette anecdote au commissariat central pour lui attirer tous les ennuis du monde !

« Qu’est-ce qui t’as pris, bon Dieu ? s’injuria-t-il, tu aurais eu bonne mine si le tranchant de la page s’était fiché dans la gorge de Casque d’os ! Tu n’aurais pu avancer aucune excuse. Aucune ! »

Il se passa la main sur le front pour essuyer la sueur qui perlait à la racine de ses cheveux. Pourquoi s’accrochait-il encore à l’image désuète de ce qu’il avait été jadis ? Les soldats de goudron n’existaient plus. On ne lui demandait rien d’autre que de jouer le rôle d’un signal d’alarme humain. De guetter et d’appeler à l’aide… Il cala la lourde bible sur sa hanche et s’engouffra dans le métro.