CHAPITRE XI

 

 

Mathias gémit de douleur et se recroquevilla au fond de la poche stomacale. Les sucs digestifs avaient rongé le revêtement externe du scaphandre dans toute son épaisseur, réduisant la coquille protectrice à une mince pellicule dans laquelle s’ouvraient à présent des trous de la grosseur d’une tête d’épingle. Ces ouvertures, quoique minuscules, laissaient filtrer des gouttelettes corrosives qui attaquaient maintenant l’épiderme de Fanning. Chaque nouvelle infiltration se traduisait par une brûlure aiguë, analogue à celle qu’aurait provoqué l’extrémité incandescente d’une cigarette écrasée à même la peau. Les cadrans de contrôle tapissant l’intérieur du casque clignotaient de tous leurs leds, annonçant la prochaine débâcle des circuits.

La fillette s’approcha de Fanning et effleura le scaphandre du bout des doigts. Elle comprit qu’il fallait entamer au plus vite la procédure de sortie. Si elle tardait trop, le voleur succomberait bientôt à l’assaut des sucs digestifs et elle perdrait toute chance de rompre le cordon ombilical qui l’attachait au monstre. En tuant la bête, en emportant le trésor et en se plaçant sous la tutelle de cet homme, elle avait une chance de s’infiltrer dans le monde extérieur. Mais pour cela elle avait besoin d’un mentor, d’un intermédiaire qu’elle pourrait aisément faire passer pour son père. Le voleur ne devait pas mourir…

— Écoutez, dit-elle, il faut passer à la dernière phase du plan. Vous comprenez ce que je veux dire ?

Elle s’appliquait à demeurer elliptique, de manière à ne pas formuler clairement l’hypothèse de l’assassinat de la gargouille. Elle devait ruser, contourner le contrôle mental en usant de chemins tortueux.

Mathias se redressa. Son visage était crispé, sa bouche tremblait chaque fois qu’une goutte acide lui dévorait la peau. Dans l’état actuel de la cuirasse, le film végétal gastro-résistant n’était plus d’aucune utilité.

— Nous allons procéder comme tout à l’heure, expliqua patiemment la petite fille, je vais réciter une nomenclature et vous en tirerez les conclusions qui s’imposent. Pensez-vous être capable de le faire ? Nous ne disposons plus que de quelques minutes avant que votre scaphandre s’émiette.

— Je… je vais essayer, balbutia Mathias. Vas-y.

La fillette commença aussitôt son énumération anatomique. Fanning écouta puis entreprit de s’orienter. Mais il souffrait et éprouvait beaucoup de difficulté à se concentrer. La gamine, elle-même, avait perdu toute son assurance. Son débit devenait hésitant, elle s’interrompit, fermait les yeux… Mathias comprit qu’elle avait du mal à s’abstraire suffisamment pour chasser de son esprit la réalité de ce qu’elle était en train de faire. Si elle se mettait brusquement à penser « Je tue la bête », son cerveau se bloquerait et elle resterait prisonnière d’une transe cataleptique qui agirait à la manière d’un véritable court-circuit mental. Fanning rampait sur les coudes en écoutant craquer son scaphandre trop mince. Il nouait des nerfs, improvisait des épissures sur le système nerveux du monstre. Les gouttes acides ruisselaient entre ses omoplates, lui ravinant l’épiderme. Il avait l’impression qu’un bourreau consciencieux lui promenait la lame d’un couteau rougi au feu le long de l’échiné. Il serra les mâchoires pour ne pas hurler.

Il avait tout à la fois hâte et peur de quitter le ventre de la bête car il devinait que la fuite des gargouilles à travers la ville avait occasionné un certain désordre. La voix de l’enfant montait, aigrelette, saccadée. Mathias termina son travail de sabotage en espérant avoir correctement interprété les données du « manuel ».

La fillette se tut. Elle semblait épuisée, et des crispations singulières agitaient son visage.

— J’ai… j’ai… f…fait ce que j’ai pu, bégaya-t-elle. II… il était là… tout près de se déclencher.

Il comprit qu’elle faisait allusion au contrôle mental dont la vigilance avait dû s’éveiller malgré les ruses déployées.

Fanning saisit la poignée du coffre et s’approcha du canal de l’œsophage. Maintenant tout devait aller très vite car l’armure était en train de se ratatiner. « Pourvu que nous ne sortions pas de la gueule du monstre sous le feu des projecteurs », songea-t-il. Mais il n’eut pas le temps de creuser cette hypothèse car la bête se cabra brutalement et un tremblement irrépressible s’empara de ses viscères.

« Ça y est ! exulta Fanning, cette saloperie est en train de crever ! »

Il cramponna les poignées du coffre au trésor. Un spasme terrible contracta l’œsophage, les projetant en avant, comme si la bête essayait de les vomir. « Crève ! vociférait mentalement Mathias, crève donc ! »

La gargouille piqua du nez comme un avion qui percute le sol. Mathias et l’enfant dévalèrent cul par dessus tête le toboggan du tube digestif pour rouler dans la caverne buccale. Le monstre râlait, la gueule entrebâillée.

— Il faut passer entre ses dents ! cria la fillette.

Mathias grimaça. Si l’animal venait à contracter les mâchoires il serait broyé. Un flot de bave et de sécrétions biliaires les fit glisser sur le matelas spongieux de la langue. La petite fille hésita, puis se coula entre deux canines. Fanning la suivit, les intestins liquéfiés. Si la bête claquait des dents, il serait coupé en deux car le scaphandre était maintenant trop fragile pour s’opposer à un tel mouvement de tenaille. Il rampa, raclant l’émail jauni des crocs. Il connut trois secondes d’épouvante pure, puis roula dans les gravats. La bête était couchée sur le flanc dans les décombres d’une maison qu’elle venait probablement d’écraser dans sa chute. Ses pattes remuaient spasmodiquement, et ses griffes ouvraient de profondes tranchées dans le sol.

L’enfant aida Fanning à se redresser et le soutint jusqu’à ce qu’ils aient atteint la voûte d’un petit porche.

— Il faut que j’enlève ça ! hurla Mathias en luttant pour déverrouiller la coquille du scaphandre.

Le système de fermeture à demi rongé refusait d’obéir, il dut ramasser une pierre pour faire éclater les divers points d’ancrage. Enfin l’armure s’ouvrit comme un cercueil rongé par les vers, il put jaillir à l’air libre et se rouler dans la poussière de craie afin d’assécher l’humidité gastrique qui imprégnait sa peau.

Derrière lui, la gargouille agonisait en rejetant des sécrétions innommables.

— Venez, insista la fillette, il faut partir. Les autres bêtes viennent de perdre le fil mental qui les relie au chef du troupeau. Elles vont mettre un moment à comprendre qu’elles doivent se choisir un autre leader. Il faut profiter de ce traumatisme momentané pour filer sous leur nez.

Fanning chargea le coffre sur son épaule et louvoya entre les pans de murs branlants.

La petite fille trottinait péniblement dans son sillage, visiblement peu habitée à la marche, il avait envie de lui dire : « Okay, nos routes se séparent ici, salut » mais il savait qu’il ne le ferait pas. Ils étaient liés désormais. Le hold-up était leur œuvre commune. Sans lui, elle serait à jamais restée prisonnière du ventre de la bête, sans elle, il serait mort rongé en moins de trente minutes, perdu au sein d’un labyrinthe d’organes inidentifiables…

Oui. Ils avaient signé le même pacte. Ils étaient associés dans le crime.

Mathias haletait, le corps rompu par le poids de la cassette. Autour de lui la ville fumait et rougeoyait comme un volcan éventré.

— A… attendez-moi, gémit l’enfant.

Et sa main froide, inhumaine, saisit la main libre de Mathias. Il réussit à ne pas frissonner de dégoût.