CHAPITRE VII
Le souffle de Mathias se répercutait à l’intérieur du casque avec ce chuintement un peu métallique qu’on prête aux scaphandriers dans les films d’aventure. La nuit noyait le sous-bois mais les amplificateurs visuels incorporés à la fente de vision éclaircissaient le paysage, lui donnant l’aspect d’un vieux film en noir et blanc aux séquences surexposées. Mathias regardait les arbres, les buissons, avec un étrange sentiment d’irréalité.
Il avait l’impression d’être assis devant un poste de télévision diffusant une rétrospective du cinéma expressionniste allemand. Il s’étonnait presque de l’absence de sous-titres au bas des images.
Il fit quelques pas. L’exo-squelette structurant l’armure répondait admirablement aux sollicitations internes. Le décalage entre l’amorce des mouvements du « passager » et leur réalisation mécanique était infime. Fanning était surpris de la souplesse de manœuvre offerte par l’engin. Il s’était préparé à affronter une machine pesante et malhabile, un carcan aux gestes approximatifs et effroyablement limités. Mais le scaphandre n’avait rien d’un robot d’usine répétant inlassablement les trois gestes de base nécessaires à l’emballage d’une pile de boîtes de conserve. En fait, la précision de ses mouvements était parfaitement surprenante.
Fanning s’engagea entre les arbres. Les micros extérieurs dont il avait poussé la puissance au maximum lui renvoyaient un tumulte assourdissant fait de bruits minuscules. Chaque brindille craquait dans une détonation de .357 magnum, le vent dans les feuilles évoquait l’interminable déchirement d’une voile de navire prise dans la tempête. Un chat errant feulait avec la force d’un tigre… Mathias entendait chacun de ses pas éclater dans une vibration sourde de gong maltraité. Il songeait à ces monstres des vieux films de science-fiction dont l’avance était ponctuée de coups de tambour. Il progressait entre les arbres comme au milieu d’une maquette.
« Je vais cracher le feu, songeait-il, je vais écraser les autos sous mes pieds, renverser les buildings d’un revers de la main…»
Il s’immobilisa sous les frondaisons. Devant lui s’élevait une muraille de barbelés aux entrecroisement hérissés de piquants. Une sorte de tricot effroyable, de filet dont chaque maille avait été conçue pour arracher la peau des visiteurs imprudents. Des cadavres d’animaux étaient restés prisonniers de cet entrelacs. Des lapins, des belettes, pendaient entre les fils d’acier, le vent faisait bouger leurs dépouilles noircies, pourries, dont le pelage s’éparpillait en bouffées de poil terne…
Derrière les barbelés s’étendait un terrain vague accidenté, semé de cratères, et qui paraissait avoir encaissé une pluie de météorites. Une grande pancarte défraîchie flanquée d’une tête de mort symbolique annonçait :
DANGER. CHAMP DE MINES.
Plus loin encore, on devinait les formes d’un bâtiment allongé, construit comme un bunker. L’arsenal robotisé.
Mathias ouvrit le couvercle du panneau de commande fixé à son avant-bras et coupa les micros. S’il marchait sur une mine il ne tenait pas à ce que la déflagration amplifiée lui fasse éclater les tympans. Il respira à fond pour chasser la boule d’angoisse qui lui obstruait la gorge, mais cet exorcisme ne se révéla d’aucune utilité. Il transpirait malgré la température interne relativement fraîche. Il hésitait. Comme un pilote s’installant dans la cabine d’un jet, il consulta les différents cadrans constellant l’intérieur du casque. Tout paraissait normal. Le scaphandre était chargé à bloc, ses défenses semblaient prêtes à encaisser les pires agressions. Mathias vérifia l’affichage du compensateur de chocs. Tout dépendait de lui, de sa capacité à générer de mini-champs de force capables de contrebalancer les poussées extérieures et par là même d’annuler l’onde de choc déferlant sur le scaphandre.
Fanning se redressa. La pluie se mit à piqueter le verre blindé de la fente d’observation. Un essuie-glace entra aussitôt en fonction. L’armure s’ébranla en direction des barbelés. Mathias tendit les mains. Ses doigts robotisés sectionnèrent les fils d’acier qui cédèrent en claquant, telles des cordes à piano. Il ménagea un trou au ras du sol, dans lequel il s’engagea sans se soucier des piquants de fer qui labouraient la peinture de la cuirasse. Il lui avait fallu deux jours entiers pour apprendre à manœuvrer le scaphandre. Sarah l’avait beaucoup aidé, le dirigeant au milieu de l’appartement qu’elle s’était efforcée de vider pour faciliter les évolutions de la monstrueuse carapace. Mathias avait fait pas mal de dégâts au cours des premières heures d’instruction, pulvérisant les miroirs, les porcelaines et même certains meubles.
« — C’est bien, avait décrété la grande femme rousse, vous vous débrouillez comme un chef ; le manuel dit qu’il faut compter une semaine avant de savoir correctement manœuvrer. »
« — On ne peut pas attendre aussi longtemps, avait coupé Fanning, il faut faire vite. Je ne sais pas combien de jours je vais rester bloqué à l’arsenal. »
« — La soute de bombardement a une autonomie d’une semaine, observa Sarah, je suppose qu’on la remplit tous les dimanches…»
Mathias émergea de l’autre côté des barbelés. Le champ de mines lui offrait à présent sa perspective lunaire, dévastée. Il savait, pour avoir consulté d’anciennes notes, qu’on y avait enterré tous les types de charges imaginables. Il y avait là des mines antipersonnel à fragmentation, des mines « sauteuses » prévues pour jaillir hors de terre et exploser en l’air en dispersant le maximum d’éclats, mais aussi de grosses charges conçues pour disloquer les chars d’assaut et les véhicules blindés. La nomenclature administrative notait aussi la présence de « pots-à-feu », ces mines lance-flammes dégageant l’espace d’une seconde une chaleur effroyable capable de carboniser un soldat avant même qu’il ait eu le temps de crier. Personne, excepté le cerveau électronique régissant l’arsenal, ne connaissait les coordonnées d’implantation des mines. De plus, nombre d’entre elles appartenaient au type « fouisseur », c’est-à-dire qu’elles bougeaient en permanence comme des taupes occupées à creuser des galeries. Il était donc inutile d’espérer les localiser sans un matériel extrêmement complexe. Mathias pressa un bouton pour actionner le zoom de l’écran de vision. Il obtint ainsi une vue en plan rapproché de la surface du sol. La terre labourée, creusée, déchirée, ne lui apporta aucun indice. L’erreur capitale consistait bien sûr à poser le pied dans les cratères laissés par les anciennes explosions. Bon nombre d’entre eux étaient probablement minés. Même chose pour les pierres, les souches d’arbre ou les rochers apparemment trop lourds pour être soulevés et constituant à première vue des points d’appui « sûrs ». Mathias n’ignorait pas qu’on fabriquait des arbustes factices destinés à couvrir les mines. Une astuce redoutable consistait à imprimer sur le sol de fausses traces de pattes de chien. Le novice avait toujours tendance à suivre cet itinéraire, partant du principe que l’animal avait en quelque sorte « dégagé la voie ». La plupart du temps, les traces le menaient tout droit sur un piège à feu qui le déchiquetait avant qu’il ait pu comprendre son erreur.
Fanning fit trois pas. Il ne devait pas perdre du temps à réfléchir. Le scaphandre était là pour le préserver des faux pas. Il redoutait cependant, en accumulant trop d’explosions, d’affaiblir son compensateur de chocs. « Tu vas sauter d’une hauteur de quarante-cinq mètres, les pieds joints, songeait-il. Si le compensateur n’est pas là pour disperser l’onde de choc au point d’impact, ta colonne vertébrale va se disloquer comme un collier dont on casse le fil ! »
Chassant cette pensée désagréable, il avança en ligne droite. Il lui était impossible de déterminer la moindre stratégie. La ligne droite aurait le mérite de lui faire gagner du temps. Il fit quinze pas, puis l’enfer se réveilla sous ses semelles, le projetant dans les airs à plus de trois mètres au-dessus du sol. Il fut aveuglé par la lumière de l’explosion mais n’en perçut qu’un écho lointain, très assourdi. Il retomba dans la boue sans éprouver aucune sensation de choc ou de commotion. Il ne conservait de la déflagration qu’une étrange impression de « liquidité », comme s’il avait effectué un brusque demi-tour au sein d’une piscine à l’eau gélifiée, épaissie. Il se releva, les oreilles bourdonnantes. Le compensateur ronronnait dans son dos. La persistance de l’onde d’annulation lui donna la certitude qu’il flottait au-dessus du sol comme un fakir en transe. Il n’en était rien. Ses pieds étaient bel et bien fichés dans la boue soulevée par l’explosion. Il s’ébroua et reprit sa marche. Une centaine de mètres le séparaient du second rideau de barbelés. Cette distance lui parut colossale. Il pressa le pas et… vola dans les airs une seconde fois.
Avant de retomber, il entendit claquer à la surface du scaphandre les billes d’acier de la mine à fragmentation. Lorsqu’il toucha le sol, la hi-fi installée à l’intérieur du casque se mit en marche et il fut submergé par le flot sonore d’un rock heavy-metal du groupe Chewing Magnetic Tape.
Il jura. La musique lui emplissait les oreilles, accentuant la légère nausée résultant du faisceau d’ondes protectrices.
Il tâtonna pour retrouver le clavier de commande sur son avant-bras, mais il était sonné, et ne réussit qu’à programmer une valse de Strauss.
Il était en colère et inquiet. Si l’armure donnait déjà des signes de délabrement à la deuxième explosion, il était mal parti !
« Le clavier de commande a dû heurter une pierre ! » décréta-t-il pour tenter de se rassurer. Son estomac réprimait à grand-peine des spasmes rappelant ceux engendrés par le mal de l’air. Le compensateur de chocs ronronnait de plus belle en répandant une odeur de plastique chaud.
« C’est un scaphandre de protection urbaine, marmonna Fanning, il peine un peu et c’est normal. On l’a fabriqué pour résister aux agressions nocturnes et à d’éventuels attentats, pas à un tir de barrage ! »
Il s’immobilisa pour donner à la machine le temps de récupérer. Il n’avait parcouru que la moitié du chemin mais il distinguait mieux les bâtiments de l’arsenal. C’était un gros bunker aux angles effacés, sans ouvertures. Aucun être humain n’en franchissait jamais le seuil. Toute les manipulations étaient effectuées par des robots industriels qu’une fausse manœuvre ne risquait pas de tuer. Mathias serra les mâchoires et courut vers le rideau de barbelés. Il avait hâte d’en finir. Les bottes du scaphandre soulevaient de lourdes éclaboussures boueuses. Il réussit à accomplir une dizaine d’enjambées puis le sol se transforma en geyser de feu et il s’envola dans les airs à la manière d’un homme-canon. Il avait posé le pied sur une mine antichar et le souffle de l’explosion le projeta directement dans les mailles du filet d’acier entourant l’usine. Les barbelés cédèrent sous ce coup de bélier et Fanning roula dans la cour de l’arsenal.
La tête lui tournait. Ce nouveau choc avait affolé l’ordinateur gouvernant les mécanismes internes de l’armure, la musique redoubla d’intensité et l’écran de vision fut envahi par les images d’un film pornographique tiré de la vidéothèse portative du complexe de protection. Mathias vomit tandis que les décibels des Chewing Magnetic Tape lui défonçaient les tympans, et qu’un type pourvu d’un énorme pénis sodomisait une fille blonde à vingt centimètres de ses yeux. Fanning se coucha sur le dos en tâtonnant pour atteindre le pupitre de commande. Il commit plusieurs fausses manœuvres, augmenta puis baissa le chauffage, éjecta une tablette-repas qu’il reçut entre les sourcils, avant de réussir à mettre hors-circuit le système de gestion des activités de loisir. Le silence subit lui fit l’effet d’une douleur qui s’estompe. Il vit qu’il était couché à peu de distance des bâtiments. La muraille de barbelés avait littéralement éclaté sur son passage, et un gros trou s’ouvrait à présent au milieu du filet d’acier.
Les cadrans de contrôle clignotaient désespérément à l’intérieur du casque. Le compensateur de choc s’était déconnecté pour passer en auto-régénération. « Nécessité recharge, annonçait le cadran, Durée d’indisponibilité estimée à une heure trente-huit minutes. »
Mathias s’assit. L’arsenal le dominait de sa façade aveugle et grise. Impénétrable. Quelques minutes s’écoulèrent puis le sol commença à vibrer sous l’approche d’une machine pesante probablement équipée d’un train chenillé. Fanning grogna une obscénité. Il lui fallait maintenant affronter l’inévitable chien de garde robotisé, le molosse cybernétique programmé pour tourner inlassablement autour du bâtiment. L’unité autonome déboucha brusquement à l’angle de la construction, le bras articulé en avant, la pince cliquetante. Mathias n’esquissa pas un mouvement pour s’enfuir. L’estomac serré, il se força à garder les yeux ouverts tandis que la mâchoire d’acier du bras d’interception se refermait sur lui.
« Bon Dieu ! pensa-t-il, ça fait un drôle d’effet ! »
Il fut soulevé de terre comme par la trompe d’un éléphant. L’unité de surveillance était là pour incinérer tout être vivant se hasardant sur le périmètre de l’arsenal.
Mathias se retrouva tout à coup la tête en bas, le sang affluant au cerveau. Les yeux révulsés, il vit s’ouvrir lentement le couvercle du caisson d’incinération. Il réprima un spasme d’épouvante, c’était la première fois qu’il était confronté d’une façon aussi intime à l’horreur du processus de destruction automatisée. Instinctivement il tenta de se dégager, puis réalisa ce que son attitude avait de ridicule. Il était venu là dans l’unique but de se faire incinérer, il n’allait donc pas se raviser à la dernière seconde. Et de toute manière, même s’il l’avait voulu il n’en aurait pas eu la possibilité physique. Le bras articulé le plongea au fond du caisson comme une bête dangereuse qu’on se dépêcherait d’enfouir au fond d’une caisse. Son casque heurta le sol de la geôle d’incinération tandis que la pince se retirait.
Le couvercle de la sinistre boîte se referma aussitôt.
« Ça y est, songea Fanning, si le scaphandre ne tient pas le coup, dans deux minutes tu es complètement rôti…»
Il peina pour se redresser, l’étroitesse du réduit contrariait ses mouvements. Au moment où il se remettait sur pied, les parois commencèrent à irradier une lueur rougeâtre qui gagna très vite en intensité.
Les résistances s’échauffaient. En quelques secondes les tubes de métal protégeant les conducteurs électriques virèrent au rouge, au rose puis au blanc… La température à l’intérieur du scaphandre s’éleva notablement, ce qui signifiait que l’armure se trouvait présentement au cœur d’une véritable fournaise. Mathias sentit des picotements l’assaillir aux endroits où la cuirasse était moins épaisse. Une odeur de linge oublié sous un fer à repasser monta jusqu’à ses narines comme si le revêtement de l’armure roussissait aux extrémités.
« Tiens bon ! vociféra-t-il mentalement, tiens bon ! »
La peur s’installait en lui. Il avait terriblement malmené la cuirasse au cours des minutes précédentes et il redoutait par-dessus tout de voir fondre un circuit ou s’allumer un signal d’alarme décrétant l’évacuation immédiate. Il regarda ses bras. La peinture du revêtement cloquait en formant un essaim de grosses bulles dont la texture évoquait le chewing-gum. Maintenant les parois du caisson émettaient une lueur aveuglante qui saturait complètement le dispositif d’amplification visuelle de l’écran d’observation. Fanning haletait comme un cardiaque dans un sauna, le sang lui battait aux tempes et la peau lui cuisait.
Au bout d’un siècle, les résistances s’éteignirent graduellement, et perdirent leur effroyable brillance pour retrouver des tons rouges ou violacés. Mathias s’allongea sur le sol, les bras le long du corps. L’armure fumait tel un pneu qu’on tire du feu. La chaleur au centre du caisson devait atteindre un bon millier de degrés. L’unité de surveillance se mit en branle et Fanning perçut le cliquetis des chenillettes qui se répercutait dans ses dents à travers l’épaisseur du métal.
Si tout se déroulait selon la procédure légale, le robot-molosse devait normalement aller déverser son gibier carbonisé dans le sas prévu à cet effet. C’était la seule manière de pénétrer dans l’usine : par le vide-ordures réservé aux dépouilles des intrus ! La loi faisait obligation au service de protection cybernétique de conserver les corps des « interpellés » durant un an. Tous les douze mois, le container où se trouvaient stockés les cadavres était acheminé vers l’institut médico-légal de la ville, afin qu’un médecin de la police jette un rapide coup d’œil sur les carcasses noircies et signe le traditionnel bon de décharge. Ensuite de quoi le contenu du tombereau était déversé dans une fosse commune.
Mathias se contraignit à rester immobile. L’unité de surveillance venait de stopper contre l’un des murs du bâtiment. Le caisson d’exécution bascula comme une benne de manière à se placer en face du conduit d’évacuation. Le couvercle coulissa. Fanning leva doucement la tête. Un gros diaphragme à iris se dilatait devant lui : l’entrée du vide-ordures. Derrière se trouvait le toboggan d’acheminement, et tout au bout – au cœur de l’usine – le container où s’entassaient les cadavres. La geôle d’incinération bascula, le projetant en avant. Il se sentit filer au long d’une pente métallique, passa au travers d’un nouveau diaphragme et roula cul par-dessus tête sur un monceau d’ordures.
Il tendit l’oreille, essayant de détecter le claquement des différents sas se refermant mais il avait coupé le circuit des microphones, et il n’entendit que le bruit de sa propre respiration. Il soupira pour libérer sa poitrine comprimée par l’angoisse. L’amplificateur visuel lui renvoya l’image d’un container encombré de minuscules carcasses goudronneuses qui ressemblaient à des statues de basalte. Il en ramassa une. C’était un cadavre d’animal, un chat – ou un petit chien – que le robot avait dû surprendre dans l’enceinte de l’usine. Il y avait beaucoup de formes oblongues, grosses comme le poing, dont l’aspect rappelait celui d’une poire caramélisée. Mathias finit par comprendre que c’était des rats ! Des rongeurs réduits à l’état d’épures goudronneuses par les soins du sas d’incinération…
En l’absence de tout criminel humain, l’unité de patrouille chassait les souris ! Fanning étouffa un ricanement.
Il déblaya le terrain à coups de pied et marcha vers le fond du container. Maintenant il devait attaquer la paroi au chalumeau. De l’autre côté il y aurait une cave, puis un couloir, et enfin les ateliers.
Il ouvrit la trousse ignifuge fixée sur sa hanche et en tira un crayon laser de l’armée conçu pour découper le blindage des chars d’assaut. Un trait de lumière bleue jaillit du stylo. Le métal se mit à changer de couleur puis à bouillonner. Les gerbes d’étincelles ricochaient sur le torse de Fanning. L’acier céda très vite. En l’espace d’une dizaine de minutes Mathias avait ouvert un trou assez large pour y passer les épaules.
Il s’engagea dans l’orifice et déboucha dans une cave bétonnée remplie de caisses. Un minuscule robot chasseur de rats circulait en ronronnant au ras du sol. Avisant Mathias il entreprit de le bombarder avec le faisceau de son minuscule rayon laser comme s’il s’agissait d’un gigantesque rongeur. Fanning l’écarta d’un coup de botte et s’engagea dans le couloir menant aux ateliers. L’usine était silencieuse. Des rails serpentaient sur le carrelage des corridors, et, de temps à autre, un petit wagonnet surgissait d’une porte à double battant pour aller chercher des pièces détachées au fond d’une quelconque réserve.
Mathias erra un moment dans le dédale des embranchements puis réussit enfin à s’orienter. L’atelier central était constitué d’une multitude de tapis roulants dominés à intervalles réguliers par les structures mobiles des robots d’assemblage. Les fuseaux d’acier des différents types de bombes en cours de fabrication défilaient au long des chaînes pour s’offrir aux manipulations des bras mécaniques. Mathias repéra très vite la spécialisation des divers blocs au type de carénage utilisé. Il y avait des bombes de pénétration dont le nez pointu pouvait transpercer n’importe quel blindage. Mais elles étaient trop courtes pour qu’un homme puisse y prendre place. Seule les bombes d’emploi général intéressaient Fanning. Longues d’environ deux mètres, pesant chacune deux cent vingt-cinq kilos, elles offraient un espace interne assez vaste pour abriter un passager clandestin. De plus leur carénage relativement mince était facilement découpable au chalumeau de poche. La B.D.S. n’avait aucun intérêt à employer des bombes de pénétration pour nourrir les gargouilles. Trop effilées, elles auraient pu s’enfoncer profondément dans la terre au terme de leur chute. De plus la charge explosive ne dépassant pas quinze pour cent du poids total, elles ne représentaient pas un apport alimentaire suffisant pour combler l’appétit des monstres. Mathias misait sur les bombes d’emploi général conçues pour développer un gros effet de souffle accompagné d’une onde de choc proprement terrifiante. C’étaient elles qui constituaient l’ordinaire des bêtes veillant dans la crypte. Fanning devait s’introduire dans le ventre de l’une de ces torpilles obèses, à la place de la charge explosive, après avoir repéré le lot destiné à la Banque des Dépôts Spéciaux. Il ne pouvait pas en effet courir le risque de se tromper de livraison et d’être chargé dans la soute d’un bombardier en partance par un quelconque territoire d’outre-mer ! Attentif aux étiquetages, il remonta toute la chaîne pour localiser l’embranchement de distribution. Se faufilant entre les robots porteurs, il se glissa dans le hangar de stockage où les mines, les roquettes et les torpilles étaient entassées selon leur destination respective. La pile la plus modeste portait l’étiquette de la B.D.S. Elle ne comportait que des bombes d’emploi général… Mathias souffla de soulagement.
Son plan continuait à fonctionner comme prévu ! Il ne lui restait plus qu’à prélever sur les tapis roulants alimentant la chaîne le matériel nécessaire à la fabrication d’une fausse bombe dans laquelle il prendrait place comme une momie au creux de son sarcophage ! Cela réclamerait plusieurs heures car il lui faudrait prévoir assez de lest pour atteindre le poids réglementaire. L’exo-squelette du scaphandre, en l’autorisant à soulever des charges considérables, allait toutefois lui permettre de se passer de l’aide des robots porteurs. Une fois installé dans la niche de la torpille creuse, au milieu de la pile d’explosif destiné à la B.D.S., il n’aurait plus qu’à prendre son mal en patience et attendre la date de livraison. Cela pouvait réclamer plusieurs jours, il ne l’ignorait pas, mais le scaphandre avait été prévu pour affronter ce type de claustration. Les réserves nutritives assuraient un mois d’autonomie… Quant à l’attente, Mathias pourrait toujours essayer de la rendre supportable en utilisant la vidéothèque incorporée.
« Une semaine, pensait-il ; dire que tu vas peut-être rester enfermé une semaine entre les flancs d’une bombe de deux cents kilos, au sein d’une armure close comme un œuf ! »
Il frissonna. Il suffisait d’une panne pour qu’il meure asphyxié. Un microprocesseur, en grillant de façon inopinée, pouvait mettre hors service le circuit assurant le recyclage de l’air pollué ou celui commandant la distribution des rations nutritives… Dans l’un ou l’autre cas il mourrait dans la soute de la B.D.S., coincé entre les autres bombes en instance de largage. Une telle perspective n’avait rien de rassurant.
Il se secoua. Il devait agir et non réfléchir.
Tournant les talons, il prit la direction de la salle d’assemblage pour prélever sur la chaîne les différentes pièces métalliques à partir desquelles il bâtirait son sarcophage… Son cheval de Troie.
Dans quelques heures il revêtirait son costume d’acier, sa robe de bal. Une robe à ailettes, au nez affreusement camus. Une robe au profil de mort.