CHAPITRE IV

ÇA SE CORSE SUR LA CÔTE !


Les événements de la nuit, auxquels ont succédé différents exercices de culture extrêmement physique, m’ont délicieusement anéanti, aussi dors-je jusqu’à dix heures quatorze minutes vingt secondes deux dixièmes (dont un de la Loterie Nationale).
Un soleil impétueux ruisselle dans ma chambre. Je sonne la larbinerie en demandant un pot de café fort et un croissant. Pendant que le personnel s’affaire, je prends une douche froide, manière de me cloquer les idées en place.
Tout va bien. J’ai le muscle qui répond, la tête à l’aplomb et la viande reposée. Je suis d’attaque pour m’occuper de l’affaire Gueulasse.
J’enfile un futal de lin, une chemise sans manches, des espadrilles de corde et une cigarette entre mes lèvres. Puis, à pince, je gagne le commissariat.
Je suis réceptionné par un poulardin au physique perturbé. Il a un nez cassé, une manette en chou-fleur, une arcade qui vous fait sourciller et une cicatrice à la pommette droite, bref, un séducteur !
— Le commissaire Pistouflet, please ? lui demandé-je.
Il plante sa plume sergent-major dans un encrier boueux et se suce les doigts afin de les nettoyer.
— Pas là ! répond le laconique personnage…
— J’avais rendez-vous…
— Eh ben, vous ferez comme si que vous aviez pas rendez-vous, voilà tout, affirme ce spirituel représentant de l’autorité.
Je pense, non sans une certaine tristesse, qu’on a brisé des manches de pioches sur la tête de gars qui en avaient dit moins que ça et me convoque pour une conférence au sommet afin de décider si je lui amoche l’oreille valide ou si je pulvérise sa dernière molaire. La raison étant sage conseillère, je lui dis simplement qui je suis. Du coup, changement à vue. Pistouflet a dû le rencarder à mon sujet car le poulet se met à glousser.
— Oh ! ben alors, vous m’excuserez, je vous prenais pour le public !
Je m’abstiens de tout commentaire sur la façon dont il reçoit la clientèle et je lui dis qu’il me serait agréable de visionner Alonzo Gogueno.
Il prend acte de ce désir et me conduit dans l’arrière-boutique. Là se trouve une cellotte en grillage dans laquelle il ferait bon élever des pigeons ramiers et où, pour l’heure, croupit le serveur espago. Il est toujours en smoking fripé, convenons-en, car il a fait dodo avec… Sa barbouze a poussé et il donne dans le genre homme des bois. Un beau cliché pour Détective. De quoi flanquer les flubes aux vieilles daronnes en mal de sensations fortes.
Le flic au nez cassé ouvre la porte de la volière.
— Viens un peu par ici, Alonzo ! dis-je…
Il sort d’un pas engourdi.
— T’as eu à briffer, ce matin ?
— Non !
— On va aller te chercher un sandwich… Assieds-toi là.
Il prend place sur le banc de bois, à mes côtés.
Je l’observe du coin de l’œil. Il a l’air de trouver l’existence sans intérêt, ce matin. Rien de tel qu’une nuit au quart pour vous détruire le moral.
— Alors, tu as réfléchi au petit problème qui nous occupe ?
Je ne sais pas s’il a réfléchi au meurtre de Gueulasse, en tout cas il a beaucoup pensé à la vie et ses conclusions ne sont guère optimistes. J’éprouve une vague pitié pour ce type… S’il n’est pas coupable, il doit en avoir sec. Il a un hochement de tête pensif, un soupir…
— Je ne suis pour rien dans cette affaire… Peut-être que le poison, il était dans la bouteille de vin blanc ?
— En ce cas, il y aurait eu d’autres décès…
Il comprend. Il ne s’accroche pas à sa suggestion. C’est une simple suggestion.
Il veut m’aider, parce que je représente à la fois son péril et son salut. Pourquoi, soudain, impétueusement la certitude de son innocence me pénètre-t-elle l’entendement ?
Hier il a eu un argument majeur. Il a dit :
« Je ne suis pas assez bête pour mettre du poison dans un verre que je sers moi-même ! »
— Donc, tu ne sais rien ?
— Rien !
— Tu n’as pas la moindre idée sur ce qui a pu se passer ?
Non !
Très bien, je vais te remettre en liberté. Auparavant il faut que tu signes ta déposition…
Je me place à une table où trône une machine à écrire gallo-romaine. Je cloque une feuille blanche sur le chariot et j’écris :
« J’affirme être innocent et ne rien savoir de la mort du pianiste Amédée Gueulasse. »
— Viens ici ! enjoins-je.
Il s’approche. Je lui présente la feuille négligemment.
— Lis, signe et barre-toi !
Il prend le papier avec ennui et murmure en me le tendant :
— Lisez-moi, s’il vous plaît, moi je ne sais pas…
Je déchire la feuille. C’était un piège que je lui tendais. Il n’y est pas tombé. Cela ne prouve pas son innocence, mais ça fortifie ma bonne impression le concernant.
— Bon, je vais t’emmener à la Pinède brûlée.
— Je n’y habite pas ! fait-il…
Et de frotter le dos de sa pogne sur ses joues râpeuses. Il a des lames de rasoir dans les prunelles.
— C’est pour une petite reconstitution…
Docile, il m’emboîte le pas. Nous passons devant Nez-cassé. Celui-ci radine avec un sandwich. Il le tend vigoureusement à Alonzo.
— Ça fait deux cents balles ! dit-il.
Je lui glisse la somme annoncée.
— J’emmène monsieur…
— Bien.
— On a le rapport du toxicologue ?
— J’ sais pas ! M’sieur le commissaire m’a rien dit !
Ce mec a la cervelle poussiéreuse. Il ferait bien de ne pas sortir sans son chapeau.
— Vous direz à votre patron que je vais revenir.
— Bien, m’sieur le commissaire…
Je pilote en virtuose tandis qu’Alonzo se farcit son tiroir à jambon.
— Y a longtemps que tu travailles à la Pinède ?
— Depuis le début de la saison.
— Et avant, tu étais où ?
— A Paris…
— Ton casier est comment ?
— Vide ! Je suis honnête ! On peut prendre des renseignements…
Nous suivons le bord de mer. Ce matin, la grande bleue est plus bleue que jamais. Des voiliers la mouchettent de leurs ailes blanches et des hors-bord ronronnent dans le soleil en traînant des skieurs nautiques… L’air sent le pin et le safran.
La route secondaire serpente entre des villas de contes de fées. Puis elle s’élève un peu entre des rochers ocre et nous radinons à La Pinède brûlée.
La boîte est en veilleuse. Pas de clients. Seulement des femmes de ménage enturbannées qui balaient la piste et astiquent les tables. Le maître d’hôtel, celui qui a une calotte glaciaire en guise de cheveux, les houspille. Il a troqué son uniforme de pingouin contre une salopette grise. Il nous reconnaît et vient à nous.
— Alors ! lance-t-il, il a avoué, ce salaud ?
Je l’écarte d’un bras ferme en lui conseillant d’aller s’acheter de la Silvikrine.
— Conduis-moi aux cuisines, Alonzo…
Il me guide à l’intérieur de la construction. Nous parvenons dans une vaste pièce carrelée de blanc où un cuistot cradingue nettoie des casseroles de cuivre.
— Ecoute, fiston, dis-je à mon suspect. Tu vas prendre un plateau et refaire exactement les gestes d’hier…
Il acquiesce.
C’est un bon garçon, ce garçon-là. On sent sa classe à sa maestria. Il cramponne un plateau, chope six verres qu’il étale dessus et va à la chambre froide. Il y a un compartiment aux rayonnages chargés de bouteilles. Il prend au hasard une bouteille de Muscadet entamée, verse une rasade dans un verre, cloque un jet de siphon par-dessus et se retourne.
— Inutile de servir les whiskies, je pense ?
— Tu penses juste, continue.
Il repousse la lourde porte et sort de la cuisine. Il arpente le couloir, débouche à l’orée de la piste et s’approche de l’estrade aux musicos. Il dépose alors son plateau au bord de celle-ci, du côté opposé au public.
— Et après ? demandé-je.
— Je suis parti.
— En laissant le plateau ?
— Oui.
— Tu ne les as pas servis séparément ?
— Mais non, ils jouaient encore lorsque j’ai déposé les consommations.
Je réfléchis sous le regard anxieux de l’Espanche. Il comprend que ma matière grise travaille pour lui. Il espère beaucoup d’elle.
— Dis-moi, gars, lorsque Gueulasse t’a remis le papier pour moi, ça s’est passé comment ?
Il réfléchit.
— Le batteur faisait un solo…
Effectivement, je me souviens de celui-ci. Il m’a assez meurtri les trompes d’Eustache.
— Oui, alors ?
— Je passais. Le pianiste s’est penché vers moi. Il m’a tendu le papier en me disant de vous le porter discrètement.
— Il a précisé « discrètement » ?
— Oui.
— Quelle tête faisait-il à ce moment-là ?
— Il était très sérieux…
— Tu ne lui as pas posé de question ?
— Je lui ai demandé qui vous étiez.
— Et il t’a répondu ?
— Un ami…
J’opine.
— Ça boume, fiston. Je vais te ficher la paix pour le moment. Tu veux que je te ramène en ville ?
— S’il vous plaît…
Evidemment, je ne le vois guère déambuler dans les rues grouillantes de Juan, pas rasé et en smok, à onze plombes du mat’.
On se casse. Le maître d’hôtel nous boude et s’abstient de répondre à notre salut.
— La taule est bonne ? m’enquiers-je.
— Pas mal, admet Alonzo.
— Le patron, pas trop râleur ?
— Non. D’ailleurs, il est rarement là.
— Quel est son nom ?
— J’en sais seulement rien. Tout le monde l’appelle M. Alfred…
Nous voici de retour dans le centre ville. Une curieuse humanité s’y presse. Des messieurs en shorts multicolores, torse nu — hélas ! — coiffés de ridicules chapeaux de paille à ruban… Des dames en bikini-bokono et cellulite… Des athlètes complets… Des incomplets. Des en complet ! Des touristes… américains, avec leurs appareils photographiques ; anglais, avec leurs dents ; allemands, avec leurs Mercedes transformables en char d’assaut ; suédois, avec leurs femmes ; espagnols, avec la permission de Franco… Ça grouille ; ça gesticule ; ça bronze ; ça s’évertue ; ça essaie de s’amuser ; ça se baigne ; ça se sèche ; ça s’interpelle ; ça suce des glaces ; ça fredonne ; ça klaxonne ; ça trépide ; ça trépigne ; ça s’embrasse ; ça se côtoie ; ça s’humecte ; ça se mêle ; ça se mélange ; ça pastille ; ça pâtisse ; ça tire à la carabine ; ça tire à conséquence ; ça tire les yeux ; ça s’attire ; ça satyre ; ça juke-box ; ça boxe ; ça caresse ; ça existe !
Alonzo Gogueno murmure :
— Me voici arrivé.
Il désigne une maison modeste.
— Tu es en meublé ?
— Je loue une chambre chez une vieille dame.
— Bon. A bientôt. Naturlich, je te demande de ne pas quitter la contrée sans ma permission.
— Vous en faites pas !
Il hésite. Je lui tends la pogne. Il la serre.
— Merci, fait-il, conscient de ce qu’il me doit.
Je poursuis mon chemin. Un peu plus loin, je tombe en arrêt devant un hôtel guilleret, d’aspect confortable : La Voile au Vent. Il me revient alors en mémoire que c’est là qu’habitait Amédée Gueulasse.
Par chance, une puissante voiture américaine déhotte ; la place est toute chaude. Je range mon tréteau et m’engouffre dans l’établissement. Le patron, un monsieur du Nord à en juger à son accent dauphinois (il fait partie du gratin) discute avec un client britannique natif d’Angleterre. Il essaie de lui expliquer que sa taule est complète, que lui-même couche sur la chasse d’eau des waters. L’Anglais ne parlant qu’anglais et le Français ne parlant pas anglais, le dialogue manque de spontanéité.
Enfin le British s’éloigne et le marchand de sommeil se tourne vers moi avec un reliquat d’agacement dans son orbite.
— Vous désirez ?
— M. Gueulasse, c’est bien ici ?
— Oui, mais il n’est pas là. L’est même pas rentré de la nuit. On refuse du populo à longueur de journée et ceux qu’ont des chambres découchent ; c’est la vie !
Encore un philosophe !
— M. Gueulasse ne rentrera plus…
Du coup, le loueur de sommiers dresse ses manettes.
— Comment ça ?
— Personne ne vous a prévenu ?
— Non.
— Il est mort hier soir à son piano, comme Molière, en somme !
— Connais pas Molière, fait l’hôtelier. Vous m’en apprenez de belles ! Mort ! Et de quoi ?
— On ne sait pas encore… Je peux visiter sa chambre ?
Je lui fais voir ma carte pour pallier ses objections. Il décroche du tableau une clef portant le numéro 18 et me la tend en soupirant :
— Il me devait une semaine. J’ai pas de chance…
J’en conviens et je monte.
Dans le couloir du first étage, une femme de piaule conduit un Electrolux comme s’il s’agissait d’un hors-bord. Faut que la poussière soit de bonne composition pour se laisser gober.
Je plante la clef dans la serrure du 18. La môme, une quadragénaire à la poitrine mal empaquetée, se précipite. En voilà une, quand elle rompt les amarres de son soutien-loloches, qui doit se meurtrir les genoux.
— Vous vous trompez ! fait-elle… Cette chambre…
Je lui fais voir la clef.
— Alors c’est en bas qu’on…
— Non, princesse, dis-je, c’est pas en bas qu’on : je suis un ami de M. Gueulasse…
— Vous m’en direz tant !
Ces échanges de vues terminés, je pénètre dans la chambre. Celle-ci est en ordre. C’est de la piaule honnête, propre et bien meublée. Je vais ouvrir l’armoire parce que lorsqu’on se livre à une perquise c’est toujours par là qu’il convient de commencer (voir le manuel du parfait petit poulet, page 22).
Le meuble recèle trois costards, un imper, un chapeau de paille cabossé et du linge de corps. Je fouille les complets et l’imperméable : zéro !
Sur le sommet de l’armoire, il y a deux valises constellées d’étiquettes. Elles sont vides itou. Ballepeau dans la table de chevet ! Jamais une opération de ce genre n’a été aussi négative… Déçu, je quitte la piaule du défunt.
L’aspirante est encore dans le couloir, à faire sa culture physique. Elle arrête le moulin en m’apercevant. M’est avis que je serais assez son genre.
— M. Gueulasse ne va pas plus mal ? me demande la traqueuse de poussière.
Je tique sec du tac au tac.
— Pourquoi me demandez-vous ça ?
— Ben, bée-t-elle, pour savoir. Il est si gentil que ça m’ennuie de le savoir avec une jambe cassée…
— Qui est-ce qui vous a dit ça ?
— Le monsieur de cette nuit…
Elle commence à m’intéresser prodigieusement.
Un mec à tronche de militaire colonial en retraite sort de sa turne et nous considère sans aménité car il a bonne vue.
— Marinette ! qu’il lui dit, le rescapé. Au lieu de bavarder, vous feriez mieux de repasser mon pantalon !
Je coule sur le quidam un œil gélatineux à force de mépris et j’ouvre la lourde du 18.
— Entrons là pour causer loin des oreilles indiscrètes ! dis-je.
Marinette obtempère et le grincheux part dans des litanies virulentes comme quoi il n’y a plus de personnel.
Elle est émoustillée, la glaneuse de miettes. Elle se figure peut-être que je l’ai fait entrer ici pour lui jouer « Deux sur une balançoire ». La moustache vibrante et l’œil langoureux comme une carte postale italienne, elle espère des choses.
— Vous m’avez parlé du monsieur de cette nuit… Donnez-moi des détails, trésor…
— Cette nuit, dit-elle, j’ai fait la nuit.
— Ça vous honore !
— Oui, en remplacement de Lucien qui était au mariage de son fils aîné.
— Alors ?
— Ben alors, un monsieur est venu. Il m’a dit comme ça qu’il était un copain de m’sieur Gueulasse ; que m’sieur Gueulasse venait de se casser la jambe en tombant de l’estrade et qu’on le couchait à la Pinède… Il fallait du linge de rechange… J’y ai donné la clef de la chambre…
— Comment était-il, le monsieur en question ?
— Il portait un imperméable blanc…
— Pourtant il ne pleuvait pas ?
— Il semblait tenir un rhume.
— Décrivez-le moi.
— Il était petit, avec de la moustache. Il portait un béret.
— Il est resté longtemps en haut ?
— Un petit quart d’heure. Il est redescendu…
— Avec des bagages ?
— Un sac de plage…
Je la scrute.
— Vous avez parlé de cette visite au patron ?
— Non, on se cause pas, lui et moi… On est en froid.
— Ah oui ?
— Vous pensez… Un homme tellement peloteur qu’on dirait qu’il a trente-six mains… si encore il était aussi beau gosse que vous !
J’évite de lui dire que s’il était aussi beau que moi, il choisirait un terrain de chasse plus excitant. Je refile cinq francs à mon interlocutrice et je me brise.
On dirait que ça se corse, non ?
Il est midi pile lorsque je franchis le seuil du commissariat. Pistouflet est en train de pérorer au milieu de ses sbires.
Il est plus animé qu’un dessin de Walt Disney et sa chemise sans manches dont le motif représente la recette de la bouillabaisse est trempée de sueur.
En m’apercevant il s’étrangle.
— Oh ! Commissaire ! Eh ben ! on peut dire qu’on ne chôme pas, hé ?
— Pourquoi ? m’enquiers-je.
— Comment, s’époumone l’aimable gorille, vous ne connaissez pas la nouvelle ?
— Allez-y !
— Nikos Bitakis, le célèbre armateur, s’est suicidé cette nuit parce qu’il est arrivé un accident à sa fille !