CHAPITRE
IX
Monte-Carlo
étincelle dans son écrin de lumières. Point à la ligne. Le palais
princier, virgule, illuminé par des projecteurs, revirgule,
ressemble sur son rocher à un conte de fées. Point.
— C’est beau,
murmure Julia…
— C’est
touristique, rectifié-je. Mais je n’aimerais pas y habiter. La vie
doit y sembler factice et vaine.
Je pense à ces
vains du rocher (le velours de l’estomac) qui vivent en vitrine
devant l’univers émerveillé. Ils font des gosses pour concours, se
mouchent en technicolor et ne cueillent jamais une fleur sans que
les caméras soient en batterie.
La vie de famille,
quoi !
Je connais une
boîte bien dans le secteur et c’est là que j’emmène Julia. Il y a
de la musique, de la bonne bouffe et des grognaces faciles à
regarder.
Comme il est tard,
outre du sable j’ai aussi l’estomac dans mes souliers. Aussi je
compose un menu admirable : caviar pressé, poulet à l’estragon,
soufflé au Big Marnier. Le tout arrosé de blanc très
convenable.
Ayant consommé ces
différents ingrédients, je me sens nettement reconstitué. Je tourne
vers ma conquête un visage reposé.
— Tu as l’air
songeuse, Julia très belle ?
— Je pense à ce
voleur de cabines, c’est tout de même étrange qu’il ait jeté son
dévolu sur la mienne et non sur une autre.
— Bast, ç’a été le
hasard, mens-je afin de la réconforter.
Et moi aussi de
mon côté je pense ferme. Mais pas aux mêmes choses que Julia, du
moins ça m’étonnerait.
Je gamberge à la
combinaison que je lui ai ramenée et qu’elle portait — avec quelle
grâce ! — lorsque je l’ai vue sortir de l’onde l’autre jour… Je
pense au vaillant Bérurier sans lequel la police française ne
serait que ce qu’elle est… Où en est-il de la mission psychologique
que je lui ai confiée ? Dans les cas graves, malgré son
intelligence sous-jacente, ses pieds pas propres et sa vue basse,
il se débrouille admirablement. Un sixième sens, quoi, car Béru,
selon moi, n’en possède vraiment qu’un : le sixième.
La nuit
enchanteresse tissée de lumières (si d’après vous je force trop
dans la métaphore, allez dans une gare de triage et demandez des
échantillons de sémaphores) tissée de lumières, disais-je, rutile
au bord de la plus belle des mers.
A une table
voisine de la nôtre, un couple d’amoureux se savoure les muqueuses
en produisant des bruits de pansements arrachés. Le maître d’hôtel,
qui ressemble davantage à Ray Ventura qu’à Sacha Distel, m’apporte
la note. Est-ce la proximité de la ligne Nice-Ajaccio ? Toujours
est-il qu’elle est corsée ; Julia, tandis que je répands mon bel
osier dans la sébile, prend cet air gentiment absent des nanas en
pareil cas. Elle se file un petit nuage de poussière de céréales
sur le minois et rectifie le dessin de ses lèvres.
— Où allons-nous,
chéri ? demande la belle enfant.
— Un petit tour au
casino, non ?
— Pourquoi
pas…
Et nous voilà
partis pour la propriété de rapport des Grimaldi.
Il y a un trèpe
fantastique autour des tapis verts. On peut pas se figurer le
nombre de zigs qui aiment ce genre de pelouses… Des pelouses qui
les ratissent !
— Vous êtes joueur
? demande ma compagne.
— Mes moyens et
mes fonctions ne me permettent pas de l’être beaucoup,
heureusement. Néanmoins, exceptionnellement je peux flamber un
grand format. Et vous ?
— J’adore
jouer…
Une place assise
se trouvant libre, Julia l’adopte illico. Elle a fait l’emplette
d’un paquet de jetons et en balance une pincée sur le 14
plein.
Comme de bien
entendu, c’est le 29 qui sort. Stoïque, Julia cloque une chouette
plaque de dix lacsés à cheval sur le 12 et le 15 ; cette fois la
chance lui fait risette car le 15 s’annonce comme une fleur. Julia
a un mouvement de triomphe et tourne vers moi un regard triomphant.
Pendant qu’elle me montre son visage épanoui, le croupier
questionne dans le brouhaha ambiant :
— A qui le cheval
du 12-15 ?
— Ici ! fait une
voix.
Or cette voix
n’est pas du tout celle de Julia. Je bigle le pèlerin culotté qui a
poussé cette imprudente exclamation et j’avise un petit zigoto
déplumé, en smok un peu naphtaliné. Il a une tronche à imprimer des
faire-part ou à les distribuer. Julia a à peine le temps de
réaliser que déjà l’homme au râteau dirige l’artiche vers le petit
tordu.
— Mais ce n’est
pas vrai ! clame Julia, cet argent me revient ; c’est moi qui avais
joué le 12-15 à cheval !
Je précise au
passage que ce genre d’incident est fréquent dans les salles de
jeu. Si le gagnant ne réclame pas sa mise illico, il se trouve
toujours un foie blanc pour la réclamer ; or il est difficile
d’ergoter ensuite car tout va très vite et les croupiers ne peuvent
avoir l’œil partout. Le zig au râteau regarde Julia avec
consternation. Dans son œil, je lis le doute, l’ennui et un tas
d’autres trucs qui ne plaident guère en faveur de la jeune femme.
Visiblement il la prend pour une aventurière. D’autant plus que le
petit escogriffe a un air surpris et malheureux qui lui vaudrait
les félicitations du jury au concours du plus bel hypocrite. Il
chique au monsieur galant, navré d’un tel incident.
— Vous faites
erreur, mademoiselle, murmure-t-il, c’est moi qui avais joué ce
cheval…
Julia va pour
rouscailler selon son cœur, mais je la calme d’une pression de
main.
— A quoi bon faire
du suif ici ? C’est très mal vu et ça n’arrangerait
rien.
Les plaques sont
déjà empilées devant l’arnaqueur et les graves personnes qui
cernent la table de jeu ont hâte de voir se poursuivre la partie.
Elles sont là pour paumer leur auber et ça urge. Déjà trois minutes
de perdues ! Trois broquilles pendant lesquelles elles transpirent
sur leurs jetons.
— Continue de
jouer, soufflé-je à Julia.
Et le gars
moi-même se retire sous sa tente pour s’offrir un calumet de la
paix bourré par la Régie Nationale des Tabacs. A distance, vautré
dans un confortable fauteuil doré, j’observe le mec qui vient de
blouser Julia.
Ce dernier a
repris son air digne. Il flambe un moment encore sans gagner puis,
très naturellement, se lève comme un monsieur raisonnable qui veut
rentrer chez lui avec sa culotte, ses bretelles et tous ses
accessoires de parfait gentleman. Il se dirige vers la caisse,
échange les plaques arnaquées à Julia contre des coupures de la
banque of France, puis, d’une démarche de
sénateur, il gagne la sortie, ce qui est son droit.
Le gars
San-Antonio, l’homme qui met le mystère k.-o. et les petites femmes
en transe, écrase sa cigarette dans un luxueux cendrier et, aussi
sec, emboîte le pas au quidam.
Le joueur effronté
quitte le casino. Il descend sous les palmiers jusqu’au parking et
s’approche d’une chouette calèche remisée dans un rayon de lune.
C’est une Poiretéséro à double carburateur et brosse à dents
surmultipliée dont les chromes étincellent comme le couteau d’une
guillotine dans l’embrasement de l’aurore. Courbé en deux, je
contourne le véhicule et au moment où l’homme s’apprête à mettre en
route, j’ouvre la portière opposée au volant.
— Alors, petit
veinard, fais-je gentiment, on s’en va comme un malpropre
?
Il branche vers
moi deux lampions à 220 volts.
— En voilà des
manières ! rouscaille le chétif déplumé.
— Justement ce que
je disais, mon bonhomme.
— Qu’est-ce qui
vous prend ?
— Il me prend que
je suis un ami de la petite que tu viens de rouler aussi
impunément…
— Quoi
?
— Allons, tu me
reconnais, j’étais derrière elle quand tu lui as fait le coup du «
par ici la mornifle ».
— Ah ! non,
s’égosille le locdu, ça ne va pas recommencer. Vous ne m’avez pas
l’air très catholiques tous les deux. Il fallait protester en temps
utile. Seulement vous n’avez pas osé, parce que vous saviez très
bien que vous mentiez ! Si vous espérez m’intimider, vous faites
erreur, mon vieux. Et je vous préviens que si vous ne descendez pas
immédiatement de ma voiture, j’appelle…
Je le contemple
avec un de ces redoutables demi-sourires qui filent des diarrhées
vertes à des percepteurs chevronnés.
— T’appellerais
qui, minable ?
— La police
!
— Alors, sois
heureux et ne te fais pas péter les cordes vocales, fais-je en lui
montrant ma carte.
Il verdit et ses
genoux se mettent à applaudir. Il pige très vite dans quelle
pestouille il vient de plonger.
Je n’ai pas voulu
faire d’esclandre au casino parce que la direction n’aime pas ça,
mais nous allons régler nos comptes à la bonne franquette, pas vrai
?
— Je vous assure,
monsieur le commissaire, bredouille-t-il, que je…
— Ben
voyons…
En moins de temps
qu’il n’en faut à une respectueuse pour montrer sa cicatrice
d’appendicite, je lui ai secoué son larfouillet. Je commence par
récupérer l’argent qu’il contient, ensuite de quoi je m’assure de
l’identité du pégreleux. Il s’agit d’un certain Evariste Bancaut
qui se prétend négociant.
— Y a longtemps
que tu bosses dans les salles de jeu, bonhomme ?
— Mais c’est une
erreur ; tout à l’heure je vous jure que…
Une tarte en
pleine bouche le fait taire. Il a la lèvre supérieure éclatée et il
se la tamponne avec sa pochette de soie en regardant son raisin
d’un œil effaré. Une vraie mauviette, Bancaut ! Un joueur qui a ses
petits trucs et qui va dans les casinos comme d’autres à l’usine.
Dans le fond, c’est pas tellement marrant. Comme je n’ai pas de
temps à perdre avec les demi-portions et que, d’autre part, les
habitués des tables vertes ne m’inspirent aucune pitié, je décide
de l’envoyer chez Plumeau. J’ai récupéré le bien de Julia ; que les
autres pigeons du gars se débarbouillent à leur tour…
Comme je lui tends
son portefeuille dégonflé, un morceau de faf s’en échappe. Je
constate que c’est une coupure de journal. L’ayant ramassée, j’y
jette un coup d’œil. Et alors mon disjoncteur fonctionne à temps
car je risquais un court-circuit de la moelle épinière. Le morcif
de baveux concerne la mort d’Amédée Gueulasse. Il a paru dans
l’édition du soir d’un journal du cru et s’intitule :
Mort suspecte d’un pianiste
d’orchestre.
Le récit assez
succinct du drame y est fait. Le tartineur dit que l’on pense à un
empoisonnement et qu’un haut fonctionnaire de la police (ici
courbette de San-Antonio) pourrait bien s’intéresser à
l’enquête.
Je montre
l’article à Bancaut.
— Tu t’intéresses
aux faits divers, gars ?
— Ben,
c’est-à-dire…
Il chope une
tronche de judas, M. Quitte-ou-Double, l’air faux dargif du petit
futé qui vous vend des clous en vous faisant croire que c’est de la
semoule de blé.
Alors là, le cher
petit San-Antonio pique sa crise nocturne. Je démarre par un revers
aplati, je l’entreprends ensuite avec des coups de coude dans les
côtelettes puis je lui glisse sans augmentation des frais de
transport un bourre-pif façon Cyrano. Il s’est mis au pas en moins
de deux, je l’ai pigé illico, il méprise la violence. C’est le
client idéal pour un talocheur comme Bérurier.
— Bon, tu parles,
ou si je secoue encore un peu ?
— Mais je n’ai
rien à me reprocher, monsieur le commissaire !
— Qui te dit le
contraire ?
Mis à l’aise, il
respire mieux. Pourtant il n’est guère à son avantage. La frousse
le décompose et il est aussi appétissant qu’une plaque
d’eczéma.
J’éclate de rire
cyniquement.
— Je suis
cardiaque, gémit-il.
— Quand on a le
battant qui fonctionne avec des béquilles, mon lapin, on choisit
une profession plus raisonnable… Tiens, je te vois très bien
derrière une machine à tricoter par exemple… Bon, raconte-moi
pourquoi tu gardes cette coupure de presse sur ton pauvre cœur
fourbu ?
— Je connaissais
Gueulasse, dit-il.
— Voyez-vous
!
— Oui. Alors, en
apprenant sa mort, j’ai été remué. J’ai conservé l’article parce
que je comptais le relire.
— Tu l’as connu où
?
— Sur le bateau
qui nous ramenait d’Amérique du Sud. Nous étions à la même table.
Un charmant homme. C’est vraiment un meurtre ?
— Tout ce qu’il y
a de vraiment.
— Et, on a des
soupçons ?
— Ça ne te regarde
pas.
Il admet et se
flanque de l’albuplast sur les labiales.
— Tu l’as revu
depuis la croisière ?
— Une fois, il y a
un mois, à Marseille… Je l’ai rencontré sur la
Canebière.
— Et que
faisait-il ?
— Il semblait
désemparé et cherchait du travail. Il était avec un collègue à lui.
Un musicien, à ce que j’ai compris… Son ami et moi l’avons
réconforté. Depuis je n’ai plus eu de nouvelles.
Je réfléchis un
moment, pas très longtemps, car j’ai la matière grise qui phosphore
plus vite que celle d’un capitaine de cavalerie. Je sors la
photographie des musiciens de la Pinède brûlée.
— Regarde ça,
Evariste. Et dis-moi si l’un de ces gentlemen te rappelle
quelqu’un.
En flageolant des
salsifis, il prend le rectangle glacé et son regard se met à
chevroter dessus.
— Oui, fait-il,
c’est celui-ci qui était en compagnie de Gueulasse à
Marseille.
Il désigne le
contrebassiste blondasse.
— T’es certain
?
—
Oui.
— Parfait, tu
viens de me rendre un grand service sans le savoir, mon
chignon.
« A quel hôtel
es-tu descendu ? C’est pour ton témoignage en cas de besoin. En
échange, on écrase au sujet de tes petites arnaques autour du tapis
vert. D’accord ? »
— Je suis au
Modern, mais demain je pense « faire »
Menton. Si vous avez besoin de moi vous me trouverez à l’Hôtel des Cormorans.
— O.K. ! A la
revoyure, mon pote…
Je descends de sa
tire et m’apprête à regagner le casino. Mais il passe sa pauvre
gueule par la portière et me hèle timidement :
— Monsieur le
commissaire…
— Mon bel Evariste
?
— Je…
Vous…
— Accouche ! Tu
veux que j’appelle une sage-femme ?
— L’argent… Celui
que vous m’avez pris…
— Eh bien
?
— Il y avait cinq
cents francs à moi dans le portefeuille… Et je… je suis sans un
!
Magnanime, je lui
colloque ses cinquante laxatifs. Il paraît content. Pour une fois,
ses rapports avec les emplumés auront été empreints de la plus
franche cordialité, comme on dit dans les comptes rendus des
rencontres diplomatiques.
Je m’esbigne dans
la nuit odorante où une brise capiteuse berce les palmes des
palmiers.
Avant de rentrer
au casino, j’achète à un étalage une bath carte de la Principauté
représentant Madame Grace Kelly avec le père de ses enfants. Leurs
portraits sont entourés d’un cadre doré magnifique, ce qui vaut une
bonne renommée.
Je poste l’image à
ma brave Félicie afin de lui dire que mes vacances sont idéales,
calmes, sereines et tout et tout. Ça va lui faire plaisir, la
famille princière. On ne peut pas se figurer ce que les binettes
couronnées font bien sur la vitre d’un buffet de
cuisine…
La môme Julia a
quitté la table de jeu après s’être fait éponger son blé. Morose et
anxieuse elle m’attend à l’écart. Elle ne me voit pas et je puis, à
loisir et à l’œil nu, l’admirer tout à mon aise. C’est un beau
sujet, les gars. Il a été frappadingue, Bitakis, de s’envoyer
dehors en ayant un pareil lot de consolation à sa disposition. Ça
pouvait lui fournir des instants d’oubli très convenables, ce
ravissant bipède ; j’en sais quelque chose…
— Coucou, fais-je,
car je parle toutes les langues, y compris celle des fleurs et des
oiseaux.
Elle
tressaille.
— Oh ! Amour… Je
commençais à m’inquiéter à ton sujet. Où étais-tu ?
Je lui présente la
liasse de bifs.
— Service de la
Récupération !
— Quoi ! Tu es
parvenu à lui faire rendre gorge !
— Sans grand mal.
C’était un tout petit aigrefin de bas étage, il suffisait de lui
montrer ma carte en lui faisant les gros yeux pour qu’aussitôt il
flageole. Le filou cardiaque, une espèce en voie de
disparition.
— Si je
m’attendais à récupérer cet argent ! Tu es un type absolument
fantastique !
— Merci, dis-je ;
pour te prouver à quel point je le suis, fantastique, rentrons nous
coucher.
Elle a un sourire
qui pourrait se traduire par « yes » en
anglais.
Allons, tout va
bien, les potes, je crois que le hasard m’a filé un bon petit coup
de paluche et m’a permis de marquer un but.
Je vais essayer
d’en marquer d’autres sur le terrain de sport de la chambre numéro
4 à l’hôtel Bel-Azur.