CHAPITRE V
JE FAIS APPEL À LA MAIN-D’OEUVRE EXTÉRIEURE
Si Pistouflet a
espéré m’épater, il peut rentrer chez lui et s’offrir une tournée
générale d’hydromel car il a pleinement réussi.
Il me faut douze
secondes, montre en main, pour assimiler cette stupéfiante
nouvelle. Nez-cassé se gondole comme un Vénitien ; deux autres
matuches du genre « Je connais la vie et je la pratique », mis en
confiance, lui emboîtent le rire.
— Des détails !
fais-je à mon collègue en m’asseyant sur une chaise
éventrée.
— Figurez-vous que,
depuis hier, sa fille avait disparu. Elle était partie se baigner
de bonne heure et personne ne l’avait revue…
Je ne lui dis pas
que je connaissais ce détail. Inutile de m’étendre sur mes
accointances avec le Grec ; c’est bien assez de s’être étendu sur
(et sous) le pageot de sa maîtresse.
— Et puis, à la
piquette du jour, vers les quatre heures, la mer a rejeté son corps
sur la plage où un pêcheur l’a découvert. Il a reconnu la
demoiselle et a prévenu son vieux. Bitakis est venu reconnaître le
corps. Il n’a rien dit, mais il est rentré chez lui et s’est filé
une balle dans le cigare ! Vous parlez d’une tragédie…
— Tragédie grecque
! terminé-je.
Rire tonitruant du
collègue.
— La môme est morte
comment ? Noyée ?
— Non, c’est pire…
Elle a eu la gorge déchiquetée par l’hélice d’un
hors-bord…
— Drôle de mort
!
— Assez fréquente,
affirme Pistouflet, chaque année y en a qui se font rétamer ! Avec
les vagues, les pilotes des bateaux ne les voient pas et ne
s’aperçoivent de rien… L’hélice patine un peu, c’est tout
!
Je songe à la môme
Julia qui vient de paumer son gagne-pain. Va falloir qu’elle se
mette en quête d’une autre machine à signer des
chèques.
— Et de votre côté,
demande Pistouflet, comment ça va avec l’empoisonné ? Paraît que
vous avez relâché l’Espago ?
— Oui, je crois à
son innocence.
— Vous êtes crédule
!
—
Merci.
Il se mord les
lèvres.
— Je disais ça pour
causer. Du moment que vous avez jugé bon…
Je gamberge, sous
les quadruples regards de la gent poulardière. Les quatre royco me
fixent comme si j’étais une huître pas fraîche.
Ce que je viens
d’apprendre au sujet de Bitakis m’a secoué la rotonde… En voilà un
pastaga !
Soudain je fais
claquer mes doigts, ce qui chez tout individu normalement constitué
marque la détermination.
— Mme Bitakis était
absente, n’est-ce pas ? fais-je.
— Comment que vous
savez ça ? bavoche Pistouflet.
— Mon petit doigt
!
Rire comique du
gorille policé.
— On a dû la
prévenir ?
— Bien
sûr…
— A quel hôtel
était-elle descendue, à Paris ?
— J’ sais
pas.
— Vérifiez
!
Il tubophone à la
villa de feu l’armateur. Renseignement pris, c’est au George V.
— Vous permettez,
dis-je, il faut que j’appelle Pantruche.
— Faites
donc…
Et toujours les
huit yeux des Contredanse’s brothers rivés à mes
gestes.
J’ai l’impression
de tricoter des combinaisons de scaphandrier dans une vitrine des
Galeries.
J’appelle mon
bureau. Et, le hasard faisant admirablement les choses, j’obtiens
la voix désirée de Bérurier.
— Tiens, c’est toi,
commissaire de mes… Ça boume, ces vacances ?
— Ça pète le feu,
tu veux dire.
— Eh bien, ici,
c’est mou. Je m’ennuie. Ma grosse est en vacances chez notre ami le
coiffeur…
— Je viens
t’extraire de l’uniformité nauséeuse dans laquelle tu t’enlises,
Béru.
— Qu’est-ce que tu
déconnes ?
— Prends un crayon,
une feuille de papier… C’est fait ?
— C’est pour un
concours télévisé ?
— Ta bouche,
Ruminant ! Tu vas aller à l’hôtel George
V. Une dame Bitakis y est descendue ; elle en est repartie, du
reste. Je veux son emploi du temps à Paris pendant les quelques
heures qu’elle y a passées.
— D’ac’. C’est la
femme de l’armateur ?
— T’es au courant
de la gentry, toi ! Pendant ce temps, tu vas demander à Magnin de
me trouver le maximum de tuyaux sur un dénommé Amédée Gueulasse qui
s’est expatrié voici une dizaine d’années.
— Celui du bar de
la rue Fontaine ?
— Bravo, Gros.
Celui-là même. Lorsque tu auras la documentation complète sur les
deux personnages, tu sauteras dans le premier avion pour Nice et tu
fréteras un tacot pour Juan-les-Pins. Au commissariat, on te dira
où je me trouve. Ne lambine pas, je vais avoir besoin de toi dès ce
soir. Allez, tchao !
Je raccroche avant
que Béru ne se lance dans de véhémentes protestations.
— Je peux vous
demander quelque chose ? murmure Pistouflet.
— Oui.
— Pourquoi
faites-vous prendre des renseignements sur Mme Bitakis
?
Je lui frappe sur
l’épaule.
— Parce que, lui
dis-je, dans notre job, il faut toujours commencer par s’occuper
des gens qui ne sont pas là !
Rire jaune du
commissaire.
— On a les
résultats de l’analyse ?
— Quelle analyse
?
— Celle du verre de
vin blanc, voyons !
Le gorille
blêmit.
— N. de D., dit-il
(mais en entier).
— Qu’est-ce qui
vous arrive ?
— Je l’ai oublié
hier dans le bureau de m’sieur Alfred !
— Compliment !
Essayez de le récupérer. Et, de toute urgence, réclamez une
autopsie !
Comme j’ai besoin
de me mettre de l’ordre dans mes pensées, je moule les archers et
je vais dans un petit restaurant sympa où la bouillabaisse est plus
appétissante que sur la chemise de Pistouflet.
J’en commande une
ainsi qu’une boutanche de rosé de Provence et, mon regard
romantique perdu dans l’immensité marine, j’essaie de classer ma
provision de faits divers.
Il y a à boire et à
manger. Pas seulement sur ma table, mais dans ma moisson de
sensationnel. Tout ça ressemble à un écheveau de laine avec lequel
un jeune chat se serait amusé pendant quinze jours.
D’un côté, un
pianiste qui veut me parler et qu’on empoisonne. D’un autre, un
riche armateur qui se fait sauter le bol parce que sa fille a eu un
accident en se baignant.
Aucun rapport entre
ces deux affaires. Juste un trait d’union ravissant : Julia
Delange. Car, en somme, c’est elle qui m’a fixé rencart à La Pinède brûlée. Il faut se garder d’y voir un
rapprochement quelconque, ça n’est qu’un symbole. Mais j’aime les
symboles : ils poétisent la vie.
Tout en torchant ma
bouteille de rosé, je décide que, dans l’immédiat, le plus urgent
est d’aller faire une virouze du côté de chez Bitakis. Notez bien
qu’il n’y a a priori rien de louche dans cette tragédie familiale.
Une môme qui a un accident, un père désespéré qui ne lui survit
pas, c’est banal à faire chialer un employé du ministère des
Travaux en cours. N’ai-je pas ouï, de mes propres portugaises, le
Grec dire que s’il était arrivé malheur à sa gosse, il s’enverrait
dehors ? Alors ? En ce qui le concerne, rien de louche ; mais où il
faut ouvrir en grand ses obturateurs, c’est au sujet de la fille.
Le coup de l’hélice qui lui cisaille la carotide, moi je veux bien,
mais je demande à voir…
Je m’envoie un
caoua corsé et je me renseigne sur la demeure des Bitakis. Le
taulier du restau m’affranchit. L’armateur a acheté une somptueuse
propriété au-dessus de Cannes, avenue Prince-Albert.
J’y vais donc au
volant de ma chignole en humant la brise marine. L’après-midi est
merveilleux. Franchement, ça n’est pas un endroit pour mourir ! Je
prends la file de tires éclaboussées de chromes qui glissent sur la
route dans les deux sens. La décapotable est à l’ordre du jour. Je
croise des bagnoles bourrées de jeunes gens bronzés qui se croient
obligés de faire les truffes pour faire croire qu’ils ont leur deux
bacs, de l’esprit à revendre, et le sens du ridicule
hypertrophié.
Enfin, après moult
coups de klaxon impatients, je stoppe devant la grille des Bitakis.
Elle est ouverte et il y a des voitures rangées sur le terre-plein.
Toutes les relations du Grec, mises au parfum par la rumeur
publique, se radinent pour les condoléances émues à la
famille.
Je pénètre dans le
parc sans crier gare. Il devait pas fréquenter la Caisse d’Epargne,
Bitakis ! On sent que la dépense lui était égale. Quand il se
rendait acquéreur de quelque chose, il demandait le prix uniquement
par politesse, pour ne pas humilier ses interlocuteurs. Sa cabane
comporte une quarantaine de pièces au moins. Elle est tout en
marbre blanc et elle étincelle au soleil, comme un château de sucre
dans la vitrine d’un pâtissier.
Je me casse le nez
sur Pistouflet. Le digne flic pue l’ail comme un qui aurait becté
Suzy Solidor avec l’ailloli.
Il a changé sa
chemise imprimée, un peu voyante, contre une autre, d’un rouge
assez modeste. Il porte des lunettes de soleil et se donne l’air
important du monsieur qui organise une partie de chasse à
l’éléphant en Sologne.
Il a un sourire
aimable mais cependant réservé en m’apercevant.
Je me doutais que
vous viendriez ! affirme-t-il.
J’aimerais jeter un
coup d’œil à la gosse… Venez…
Il m’entraîne vers
le perron. Je pénètre dans un hall un tout petit peu plus grand que
le Parc des Princes, garni de tapis et de plantes vertes d’espèces
rarissimes.
Deux escaliers se
présentent. Nous optons pour celui de droite. Au premier, les
couloirs sont tapissés de tableaux de maîtres. Il y a des Derain de
l’époque fauve, des Utrillo de l’époque blanche et des Guimaud-Lay
de l’époque primaire, dont certains avec certificat
d’études.
Beaucoup de gens
loqués façon mylord draguent sur les moquettes moelleuses comme des
prés pas fauchés.
Ils ne prêtent
aucune attention à nous. Pistouflet ouvre une lourde. C’est la
carrée de feue la pauvre Edith. Du Charles X ! Il avait du goût,
l’armateur, soyons justes. Ça mérite qu’on lui joue le Vaisseau fantôme à ses funérailles !
Je m’approche du
lit recouvert d’un drap. Je tire celui-ci et fais une très très
vilaine grimace, car ce que je vois est très très
vilain.
Mlle Bitakis n’a
plus la tronche rattachée au tronc que par quelques lambeaux de
chair. Tout le reste est déchiqueté et elle a même un trou énorme
en haut de la poitrine. On dirait que son cou a été haché dans tous
les sens… L’eau de mer a nettoyé la blessure et les chairs mutilées
sont d’un bleu rosâtre qui me fait regretter de lui rendre visite
après déjeuner.
— Vous doutiez ?
demande Pistouflet.
— Je voulais me
rendre compte…
— C’est signé,
dit-il. Le toubib qui l’a examinée a retrouvé des parcelles de
métal dans les plaies. C’est bel et bien une hélice qui a fait
ça…
— Tant mieux. Il
est bon d’avancer avec certitude… Vous avez interrogé le personnel
?
— Un
peu…
— Il se compose de
combien de personnes ? Il doit falloir du populo pour entretenir
cette caserne !
Il écarte les dix
hot-dogs à l’un desquels il a eu l’idée saugrenue de passer une
alliance.
Le voilà parti dans
des mathématiques savantes.
— Y a deux bonnes,
la cuisinière, le chauffeur qui fait maître d’hôtel et le
secrétaire particulier… En tout cinq personnes. Je compte pas les
jardiniers…
O.K. !
Réunissez-moi ces gens dans une pièce où nous pourrons bavarder
tranquillement. Pendant ce temps, je vais dire une prière au chevet
de Bitakis…
— Sa chambre est au
fond du couloir.
—
Merci.
— Je les réunis
dans le grand bureau, en bas ?
—
D’accord…
M. Bitakis dort de
son dernier sommeil dans une tenue d’intérieur en satin bleu. On
lui a croisé les mains sur le ventre, au gros lapin bleu de Julia,
et il a l’air d’un roi mage au teint bistre dans une châsse
capitonnée.
Une main pudique a
placé sur le sommet de sa tête un linge blanc. Je soulève un coin
du voile. C’est pas laubé non plus à regarder. Il a le haut de la
calotte scalpé. Nikos… De quoi s’enrhumer ! La balle qu’il s’est
téléphonée a remonté de bas en haut. Avec une ouverture pareille,
il a dû s’endormir tout de suite !
On a allongé sur
ses jambes une draperie de brocart, ce qui accentue son aspect
médiéval. Pour lui, c’est scié, les parties de
gros-loulou-guili-guili-sous-son-petit-menton-joli ! Ses yeux
mi-clos laissent filtrer un mince regard mort, presque
blanc…
La mort de sa
fille, qu’il avait pressentie, je suis renseigné de première, lui a
fait l’effet d’un écroulement massif. D’un seul coup, à cause de la
disparition de cette pauvre mocheté, la vie n’a plus été possible
pour sa pomme, malgré ses milliards, ses bateaux, ses actions et
les obligations qu’elles créaient.
De quoi méditer sur
l’inanité des biens de ce monde.
Pauvre bonhomme… Si
fort et si faible !
Je lui adresse un
petit salut et je descends rejoindre le personnel rassemblé par
messire Pistouflet, très charmant seigneur de la
Poule.
On se croirait dans
un roman d’Agatha Christie. Le château avec les larbins alignés
dans le grand burlingue et les enquêteurs qui leur demandent ce
qu’ils maquillaient au troisième top de l’horloge bavarde tandis
qu’on cloquait la dague Renaissance dans le dossard du lord, je
vous jure que c’est de l’Agaga Sachristie tout craché
!
Les mains sur la
malle arrière, tel un chef d’Etat débarquant à Orly, je passe en
revue les cinq personnes proposées à ma sagacité.
Il y a tout d’abord
: la cuistaude, une opulente mémère façon saindoux qui chiale tout
ce qu’elle sait et s’essuie les vasistas avec le coin de son
tablier blanc. Il y a une femme de chambre assez croquignolette,
dont les jambes attirent l’œil de l’honnête homme comme la main du
mendiant attire sa mornifle. Puis, une femme de ménage entre deux
âges, à la peau terne, à l’œil atone, aux tifs sans grâce. Elle n’a
pas envie de pleurer, mais elle fait comme si, et ressemble de ce
fait à une publicité sur la constipation vaincue. Viennent ensuite
les messieurs. Nettement plus intéressants. Je veux pas paraître
peigne-cul, mais les mâles ont toujours eu plus de caractère que
les donzelles, et ce bien avant Gutenberg ! N’en déduisez pas trop
vite que je donne dans la jaquette flottante, personne n’apprécie
autant que moi le galbe d’une jambe féminine ; l’enchantement d’une
couture de bas faisant son chemin ; le volume émouvant d’une
poitrine ; le dessin d’une bouche, et tout et tout ; pourtant les
faits sont là, un peu là même : chez les humains c’est comme chez
les faisans, le monsieur a plus d’allure que la dame.
Je mate en priorité
le chauffeur. C’est un gnace de type chaud Latin. Brun de poils,
pas grand mais trapu, avec l’œil incisif et le menton carré comme
une boîte aux lettres. Le personnage complétant la rangée,
c’est-à-dire le secrétaire, porte beau (et à gauche, peut-être ?).
C’est un grand jeune homme à lunettes. Il a l’air grave, le type
pyrénéen (le grave de Pau), un côté pensif et consciencieux qui
devait lui valoir des bonnes notes en classe et des gratifications
ensuite de la part de ses employeurs.
Pistouflet attend
que j’aie terminé ma revue de détail. Celle-ci s’est effectuée dans
le silence le plus complet. Il lance alors avec emphase
:
— Ce m’sieur que
vous voyez là, c’est le célèbre commissaire San-Antonio ! Il va
vous interroger. Pas la peine de vouloir le feinter : il est plus
malin que vous autres !
Après cette
présentation pompeuse, je n’ai plus qu’une alternative : prendre
mes cliques et, si j’ai le temps, mes claques ; ou bien justifier
ces affirmations. Le secrétaire sourit imperceptiblement derrière
ses carreaux. Il sent l’humour de la situation. Je lui rends son
sourire. Il est bronzé comme une bouteille de Fernet-Branca ; on
dirait un secrétaire d’acajou !
— Commençons par le
commencement, préambulé-je en me référant à M. de La Palice. Hier
matin, Mlle Bitakis s’est levée tôt. Qui peut me raconter la chose
?
La femme de chambre
lève le doigt comme le fait une écolière qui demande la permission
de sortir.
— Je vous écoute,
mademoiselle.
La môme tapote les
cheveux fous dépassant de son bonnet.
— Mademoiselle
s’est levée à huit heures…
— Et d’habitude
?
— Elle se levait
plus tard… Mais elle devait aller passer la journée chez des
amis.
—
Continuez…
— Elle m’a dit de
lui préparer son petit déjeuner. « Je dois aller à la plage,
auparavant », m’a-t-elle expliqué.
J’enregistre… Elle
devait aller à la plage. Rien ne prouve
que ce soit dans l’intention de se baigner. Au contraire… S’il
s’était agi d’un caprice, n’aurait-elle, pas plutôt dit « J’ai
envie d’aller à la plage » ?
— A quelle heure
devait-elle aller chez ces amis ?
— A onze
heures…
— Elle est partie
et vous ne l’avez donc plus revue ?
— Hélas
!
— Avait-elle
emporté son maillot de bain ?
— Sans doute,
puisqu’on l’a repêchée avec !
— Mais vous ne
l’avez pas vue le prendre ?
— Elle avait son
sac en osier lorsqu’elle est partie… Le maillot se trouvait
probablement dedans ?
— Qui sont les amis
qui l’attendaient ?
— M. et Mme
Poivraissel, ils ont un yacht dans le port de Cannes et elle devait
passer la journée à bord avec eux.
— Mlle Bitakis est
partie à pied ?
Je me tourne vers
le chauffeur.
— Je suppose,
fait-il, en tout cas je ne l’ai pas conduite à la
plage.
Je reviens à la
femme de chambre.
— Les Poivraissel
ont été inquiets de ne pas la voir ?
— Vers une heure
ils ont téléphoné ici. Je leur ai dit que Mademoiselle était
partie…
— M. Bitakis se
trouvait là ?
— Non, il déjeunait
en ville, fait la friponne en détournant les yeux, car les
galipettes du vioque doivent provoquer des gorges chaudes parmi son
personnel.
— Il a appris la
disparition de sa fille en fin d’après-midi seulement
?
— Oui.
Je me dirige vers
la grande baie vitrée. Le parc resplendit au soleil. En contrebas
miroite l’eau verte d’une merveilleuse piscine cernée de
cyprès.
Je reviens au
groupe.
— Passons
maintenant à M. Bitakis, fais-je…
Pistouflet allume
une cigarette. Il va jeter son allumette dans un cendrier d’albâtre
et revient en se grattant furieusement l’entrejambe.
— Où a-t-il passé
la soirée ?
— En ville, répond
le chauffeur qui a décidé de prendre le relais…
— Vous l’y avez
mené ?
— Oui.
— Où se trouvait-il
?
Hésitations du mec,
regards interrogateurs vers le secrétaire…
— Ne serait-ce pas
à l’hôtel Bel-Azur ? demandé-je,
l’histoire d’affirmer mon autorité.
Ces messieurs-dames
s’entre-regardent et mon collègue bafouille un « Vous alors ! » qui
ne lui vaudrait pas le moindre accessit au
Conservatoire.
— Si, dit enfin le
chauffeur.
— Jusqu’à quelle
heure ?
— Onze heures
environ…
— Et après
?
— Après il s’est
fait reconduire ici…
— La disparition de
sa fille commençait à être franchement inquiétante, non
?
— Aussi était-il
très inquiet, intervient le secrétaire d’acajou.
— Vous étiez là
?
— Oui. J’attendais
des nouvelles…
— Que s’est-il
passé alors ?
— M. Bitakis a
renvoyé le chauffeur. Le reste du personnel était couché. Nous
avons passé plusieurs heures à envisager des possibilités.
J’essayais de le réconforter car il était très abattu et ne tenait
pas en place. Je lui conseillai de se mettre au lit et de prendre
un sédatif, mais il ne voulait pas en entendre parler… Tout à coup,
en pleine nuit il a voulu retourner à l’hôtel…
— Il s’y est rendu
comment ?
— En voiture, c’est
moi qui l’y ai conduit, car le chauffeur était monté se coucher
depuis longtemps.
—
Continuez…
— Je l’ai fait
annoncer à l’hôtel par le gardien de nuit. Et il est monté en
passant par-derrière comme toujours, car M. Bitakis avait beaucoup
de… de pudeur !
Moi, j’appelle ça
de l’hypocrisie, mais à quoi bon épiloguer sur les agissements
séniles d’un vieux type canné ?
Je me paie, moi
aussi, mon morcif de tartuferie.
— Il est resté
longtemps à l’hôtel ?
— Non. Quelques
minutes. Quand il est redescendu, il paraissait un peu réconforté.
Il m’a dit qu’il allait se coucher et attendre le
jour…
— Comment se
fait-il qu’étant à ce point inquiet, il n’ait pas songé à prévenir
la police ?
— Je le lui avais
proposé mais il a refusé, à cause du scandale. Vous savez comme les
journalistes épient les faits et gestes des personnalités aussi en
vue ? Ç’aurait pu avoir des conséquences pour Mademoiselle si,
comme nous l’espérions tous, il ne s’était agi que d’un
caprice…
— Bon, donc retour
à la cabane. Vous êtes tous allés au lit ?
— Oui, mais pas
longtemps… Deux heures plus tard le téléphone sonnait et on
m’apprenait la triste découverte.
— Pourquoi à vous
?
— Parce que, la
nuit, la ligne téléphonique est reliée à ma chambre, afin de ne pas
déranger Monsieur.
Je marque une
nouvelle pause. Au fur et à mesure que ces gens me relatent les
faits, je comprends que ceux-ci sont, somme toute, très simples. Je
me suis fait mousser le bulbe pour des clous. Il s’agit bel et bien
d’un accident et d’un suicide…
— Qui vous appelait
?
— Un estivant ! Il
allait à la pêche. Il a aperçu un tas sombre sur le sable… Il a
reconnu Mlle Bitakis parce qu’il avait eu l’occasion de la voir à
plusieurs reprises à Juan-les-Pins.
— Ce qui me
chiffonne, murmuré-je, c’est que le corps ait été rejeté à Juan
alors qu’elle a dû se baigner à Cannes, puisqu’elle n’a pas pris de
voiture.
Le secrétaire
hausse les épaules. Il ne lui appartient pas de faire des
suggestions et il se cantonne dans son rôle de témoin.
— Bref, vous
apprenez la mort de la demoiselle. Que faites-vous ?
— J’alerte Monsieur
avec les précautions que vous devinez. Seulement quelles
précautions peut-on prendre lorsqu’on a une nouvelle aussi terrible
à annoncer ?
— En
effet.
— Quelle a été sa
réaction ?
— Il n’a rien dit.
Il s’est habillé. Nous sommes partis pour la plage…
— Seulement vous
deux ?
— Oui. Tout cela
s’est passé rapidement, je n’ai pas averti le
personnel.
— Ensuite
?
— Sur la plage ç’a
été moins pénible que je ne le redoutais. M. Bitakis a regardé le
corps. Puis il a demandé qu’on prévienne les autorités et qu’on
amène sa fille à la maison. Après quoi il est allé s’asseoir dans
la voiture et je l’ai rentré.
— Ensuite
?
— Il s’est enfermé
dans cette pièce… Je pensais qu’il allait téléphoner à sa
femme.
Pendant ce temps,
je suis monté pour prévenir Auguste, le chauffeur. Et comme nous
descendions l’escalier nous avons entendu un coup de feu en
provenance d’ici. Nous sommes accourus. Monsieur était mort… Il
tenait son revolver à la main… Voilà !
Le chauffeur
acquiesce du chef.
— Vous avez prévenu
Mme Bitakis ?
— Oui.
— Il ne l’avait pas
fait ?
— Non.
— Elle a raté
l’avion du matin, elle sera là tout à l’heure…
Le chauffeur mate
sa montre.
— Il va bientôt
falloir que je parte la chercher à Nice.
Je m’approche du
bureau. Le vernis du meuble a été décapé autour du
sous-main.
— Vous avez nettoyé
? m’étonné-je.
La femme de ménage
qui n’a encore rien bonni annonce sa tronche de
fouine.
— Oui, quand le M.
de la police a z’eu fini ses contestations.
Pistouflet,
vaguement gêné, se produit dans son numéro de comique troupier
:
— Le suicide ne
faisait aucun doute…
— Prenez la pose,
vieux !
Il va s’asseoir
dans la fauteuil pivotant et se met dans l’attitude qu’occupait
Bitakis. C’est-à-dire sur le sous-main, un bras pendant le long du
siège, un autre coincé entre le buste et le meuble.
— Il avait du sang
sur lui ?
— Oui, plein sa
veste…
— Pourtant je
viens de voir le corps et…
— Parce qu’on l’a
habillé, ce pauvre Monsieur, sanglote la cuisinière.
Elle est violette,
la chérie. Quand elle fait des sauces madère, j’ai idée qu’elle
oriente mal le goulot de la boutanche.
— Vous lui avez
fait sa toilette ?
—
Oui.
— Et vous lui avez
mis une veste d’intérieur ! ironisé-je.
— C’est en
attendant Madame… On ne sait pas comment qu’elle voudra qu’il soye
habillé !
Ironie ! Chère
ironie ! Une tenue pour affronter les asticots ! Les fringues
jusque dans la boîte à poignées ! Le décorum ! Les décorations
!
Ils vont peut-être
le loquer en amiral grec, Bitakis ? Ou en amok !
On peu tout
attendre !
— Je comprends
parfaitement, mens-je.
D’un seul coup
j’en ai classe, de cette séance. Classe de ces larbins qui ont vécu
les sottises et les drames de leur patron comme on vit un match de
foot ! Dans le fond, Bitakis ne leur laissera pas un souvenir plus
fort qu’un beau Nice-Marseille ! De quoi se faire naturaliser
lunien, quoi !
— Je vous
remercie, déclaré-je assez brusquement.
La larbinerie a un
petit air surpris. Ces braves gens attendaient des démonstrations
du fameux San-Antonio, et non ces questions routinières de
fonctionnaire. Ils sont déçus. Ils croyaient avoir une séquence sur
Sherlock Holmes, et ils n’ont eu droit qu’à un passage des
Ronds-de-Cuir. Il y a tromperie sur la
marchandise. San-A., c’est pas le superman français, mais le neveu
de M. Soupe !
Pistouflet me file
le train dans les allées ombreuses du parc. Lui non plus n’est pas
content. Il n’est pas content comme n’est pas content un imprésario
lorsque sa vedette, en guise de tour de chant, n’a produit qu’un
éternuement.
— Votre avis ?
demande-t-il.
— J’ai pas
d’avis…
— Vous pensiez
qu’il y avait du louche, non ?
— N’est-ce pas le
devoir de tout policier qui se respecte que de douter des morts
anormales ?
Il secoue sa
tronche de gorille et devient aussi rouge que sa limace
homardo-thermidorienne. C’est pas le commissaire Pistouflet en
action, c’est le cardinal Spellmann en tenue
d’intérieur.
— J’aurais
pourtant aimé voir le défunt dans sa position de suicidé,
bougonné-je, plus pour moi que pour lui.
— Je vous assure
qu’il était dans la position que je vous ai montrée…
— Sans doute, mais
ces gens se sont empressés de tout nettoyer…
— C’est à cause de
la veuve… Elle va arriver et…
A quoi bon
épiloguer ? Ce qui est fait est fait, comme l’a dit si justement le
grand philosophe Gamberjon, celui qui a démontré la relativité du
temps qu’il fera demain par rapport à celui qu’il a fait la semaine
précédente.
— Je vous ramène à
Juan ? demande Pistouflet.
— Merci, mais j’ai
ma voiture…
— Et du côté de
l’affaire Gueulasse, du nouveau ?
— Pas encore, mais
vous savez que tout corps plongé dans un liquide reçoit, de la part
de ce liquide, une poussée de bas en haut, plus les compliments de
la direction.
Il ouvre des
vasistas comme ça, se dit que ça vient de la chaleur.
— Je vais à
La Pinède brûlée, avertis-je, à toutes
fins utiles.
— Déjà
?
— Paraît qu’ils
ont une attraction internationale en matinée. Les célèbres
duettistes turcs savamal et sadur. allez, à bientôt…