CHAPITRE XII

TIENS, TIENS, TIENS !


La maison est toujours plongée dans l’affliction. Il y a de plus en plus de pégreleux qui s’annoncent, la bouille en berne, avec des condoléances plein les poches et toutes plus humides les unes que les autres. Et pourtant, en quelques heures, les êtres de la somptueuse demeure ont, comme qui dirait pour ainsi dire, pris l’habitude de leur chagrin.
Curieux comme l’homme (et surtout la femme) s’habitue vite au deuil. Quelques instants de désespoir, quelques autres instants de désarroi, et puis ça se tasse : on s’organise, on vit le malheur avec autorité. L’expérience du chagrin s’acquiert plus vite que n’importe laquelle…
On entre toujours chez Bita comme dans un moulin. D’ailleurs n’est-ce pas une usine à blé ?
Les zigs renifleurs qui défilent pour serrer la louche de la pauvre veuve en lui susurrant qu’elle a du malheur — comme si cette bonne dame n’était pas assez grande fille pour s’en apercevoir toute seule ! — ces zigs, donc, font la queue. Plus les défunts sont au pèze, et plus leur disparition est une grande perte. Dans le cas de l’amateur, c’est presque de l’irréparable ! C’est la station avant le deuil national. Il existerait un Panthéon pour les pleins de fric, aussi sec on y cloquerait le Grec.
J’avais déjà vu la dame, je crois vous l’avoir bonni, dans un restaurant en vogue. C’est une personne qui rôde autour de la soixantaine sans oser trop s’en approcher. Elle est grande comme Mary Marquet et grassouillette à partir du premier étage. Elle a trois mentons : un pour la semaine, un pour le dimanche et les jours fériés, un troisième enfin de secours pour les cas où les deux autres viendraient à éclater. Cheveux blancs teints en bleu… Maquillage passé à la truelle, paupières lourdes et œil pervenche, c’est une bonne femme qui ne doit pas se laisser monter sur les nougats même par un autobus. Dans la vie, elle a toujours su ce qu’elle voulait et s’est toujours démenée pour l’obtenir…
Je m’inscris dans la foule, escorté du vaillant Béru, l’homme à la cervelle d’acier qui, pour mieux la protéger contre les insolations, garde perpétuellement son bitos sur la hure.
Mon tour de serre-pogne arrive. Elle sourcille devant la figure inconnue que je constitue pour sa pomme.
Elle attend visiblement que je me présente avant que de me présenter sa main (désormais à prendre) et moi, homme du monde en diable, de m’incliner :
— Commissaire San-Antonio, madame…
Elle a un pâle sourire. La voilà, sa pogne sur laquelle rutilent les plus beaux cailloux de la maison Cartier. Je la prends et m’incline.
— Me serait-il possible de voir le corps une dernière fois ? m’enquiers-je…
— Mais certainement, monsieur…
Elle n’a pas le temps d’en débiter plus. Mon pote Béru qui croit bien faire et qui veut jouer les mondains lui aussi vient de lui cramponner la dextre et se met à la lui secouer comme le levier d’une pompe désamorcée en déclarant, le chapeau toujours rivé au-dessus de son intelligence proverbiale :
— Condoléances, ma pauv’ dame. C’est un coup dur, mais vous verrez, le temps est un grand maître… Vous pourrez refaire vot’ vie.
Je lui précipite mon escarpin signé Bailly dans les bandes molletières. Il émet sa clameur 33 ter, celle qui correspond à la chute de la falaise et se redresse…
— La dépouille de M. Bitakis est au premier étage, dit la vioque avec hauteur en tripotant nerveusement le bloc de ferraille made in le Creusot qui lui pend sur les roberts.
Nous l’abandonnons pour rendre une ultime visite au Grec.
Ces messieurs des pompes sont laga, justement. Ils viennent d’apporter une boîte à viande froide ultra-luxueuse, avec des ciselures, des clous d’argent, des poignées à grand spectacle, du capitonnage de satin ; bref, tout le confort…
Je me dis in petto (car je parle couramment l’italien) que nous radinons à point nommé for the last visit (Berlitz, merci !) car une demi-heure plus tard, l’armateur aurait rejoint son bord.
Le dirlo des pompes, un grand blond fringué de noir et rouge de bouille comme un homard thermidorien, se tourne vers nous.
— Vous êtes de la famille, messieurs ?
— Pas encore, fait Béru, mais ça pourrait venir…
Le pompiste se détronche sur le Gros et se met à baver doucement sur son col de celluloïd. Il faut reconnaître que le grand Béru n’a pas du tout l’aspect d’un affligé venu assister à une mise en bière.
— Police, expliqué-je.
L’interlocuteur hausse les épaules. Lui, il a dû morfler tellement de contredanses au volant de son corbillard, que la vue d’un poulet lui flanque des coliques hépatiques.
— Continuez ! enjoint-il à ses assistants.
Les emballeurs préparent avec amour le dernier dodo de Nikos. Ils étalent le suaire, l’inscrivent dans le cercueil avec le tranchant de la main… Le pote Bérurier se met à bâiller bruyamment.
— Vous me croirez si vous voudrez, déclare-t-il paisiblement, mais ça me donne sommeil. C’est beau d’avoir les moyens. Moi, quand on me filera dans le pardingue, j’aurai pas droit à de l’acajou et à du satin, mais à du sapin plein de nœuds.
Il me propulse un coup de coude dans le tiroir.
— Et tu connais Berthe ? poursuit-il. Elle me fera emballer dans le plus mauvais drap qu’elle pourra trouver dans sa commode. C’est couru…
Les croque-morts décident de se poirer, si bien que la mise en bière du fameux personnage se déroule dans un climat agréable. C’est une suaire-party très réussie.
— Ça vaut combien, un lardeuss commak ? demande Béru…
— On vous enverra le catalogue si ça vous intéresse, assure le Borniol’s boy.
— Vous faites des conditions de paiement pour les assurés sociaux ? demande le Gros…
Ces messieurs s’abstiennent de rire car ils sont en train de faire passer mister Bitakis de son lit à sa bière. C’est un instant impressionnant et l’Enflure se tait.
J’assiste à l’opération d’un air recueilli. Tandis que le Gros faisait son numéro, j’ai examiné la blessure du Grec sans rien trouver d’anormal. La balle a été tirée à bout portant, les chairs sont brûlées à la tempe. Le projectile a pénétré légèrement en biais (d’avant en arrière) dans la boîte crânienne comme il est normal lorsqu’on se vote une praline soi-même. A mon avis, c’est bien du suicide.
Donc, on coltine le de cujus dans son cercueil. Et c’est pile au moment où ils le déposent à l’intérieur que je pousse un cri de trident (comme dit Béru).
— Qu’est-ce qui t’arrive ? s’inquiète le Gros. Tu supportes plus les émotions fortes ?
Je l’écarte d’un geste autoritaire et je vais examiner Bitakis dans son capiton. Jusqu’alors je n’avais regardé que sa blessure… C’est-à-dire sa tête. Or c’était ses pieds qu’il fallait examiner. Parfaitement, mes petits vieux : ses pinceaux !
Lorsqu’il gisait sur son lit, on l’avait recouvert jusqu’à la poitrine au moyen d’une couvrante brodée… Et moi, bonne truffe, crème d’ignare, émanation du néant, reliquat d’imbécile, sous-produit de crétin, résidu de la nuit, déchet vivant, chose atrophiée, rebut d’humanité, rébus de l’idiotie, détritus salarié, moi, San-Antonio, le seul, le vrai, l’unique, je n’avais pas eu l’idée de le découvrir entièrement.
J’ai perdu vingt-quatre heures pour n’avoir pas accompli ce simple geste.
— T’es tout pâle ! fait le Gros, subitement inquiet…
— Viens ! grincé-je.
— Où ce que ?
Je ne réponds pas et je me taille sans saluer les croques.
A une allure supersonique, je dévale le majestueux escadrin, au bas duquel la veuve poignée-de-mains continue d’enregistrer les condoléances émues. Un fracas : c’est Béru qui vient de rater une marche et qui atterrit dans un flot de jurons intraduisibles en anglais, en congolais, en cambodgien ancien et en sanscrit maritime.
Il ramasse son cher bitos, se masse la cheville, rajuste son pantalon dont les deux boutons du haut ont explosé et radine, claudiquant, en criant bien fort ce qu’il pense de ces richards qui veulent en foutre plein la vue au brave monde avec des escaliers de marbre.
Je suis déjà dans ma tire, piaffant d’impatience, lorsqu’il radine enfin, tuméfié, meurtri, vexé, déboutonné…
— Ces manières, aussi, de se débiner comme des malpropres, éructe le phénoménal Béru en ravageant les ressorts de ma banquette.
— Ta gueule, coupé-je. Je pense.
— Une fois n’est pas coutume, nargue l’obèse.
Je bombe jusqu’à mon hôtel à une allure qui donnerait des vapeurs à Stirling Moss.
— Tu tiens absolument à nous faire casser la figure ? se lamente mon vaillant coéquipier.
Mais il peut bavocher. Je l’écoute d’une oreille plus que distraite.
Une fois dans ma chambre, je décroche le bigophone et je demande le numéro de Bitakis.
Une voix de mâle me répond.
— Qui est à l’appareil ? questionné-je.
— Le secrétaire de M. Bitakis…
— Ah ! Ici commissaire San-Antonio, fais-je, c’est précisément à vous que j’en ai, mon cher… A vous et au chauffeur ; pouvez-vous passer immédiatement à mon hôtel l’un et l’autre ?
Le zig paraît plutôt éberlué…
— Certainement, dit-il, mais puis-je savoir de quoi il s’agit, monsieur le commissaire ?
— Oh ! d’un détail, d’un simple détail, mais que je dois régler dans l’heure qui vient, dis-je. A tout de suite.
Et je raccroche après lui avoir donné le nom de ma crèche.
Pendant ce temps, le Gros est allé dans sa chambre téléphoner à la caisse pour faire monter des pastis et une aiguillée de fil afin de recoudre les boutons de son futal.
Il revient, béat, s’affaler dans l’unique fauteuil de ma carrée.
— Le Midi a du bon, déclare-t-il. Ça serait pas ces allées et venues, tu vois, je serais complètement heureux…
Thérèse, celle qui rit quand on l’appelle, fait son entrée avec les pastis et une cousette. Elle se propose obligeamment à recoudre les boutons déficients et le Gros Pacha accepte volontiers en faisant naturlich les plaisanteries d’usage.
A peine mon valeureux camarade de combat est-il reboutonné de bas en haut qu’on nous annonce l’arrivée des deux gars convoqués. Je congédie Thérèse d’un geste.
— Tu vas recevoir les deux mecs, fais-je. Dis-leur que j’arrive tout de suite, parle-leur de la pluie et du beau temps…
Et toi, pendant ce temps ? Moi ? Regarde…
Je me cloque à plat bide et je rampe sous mon lit.
— T’es siphonné ! bégaie mon pote.
— La ferme !
Il est temps. On frappe à ma lourde. Béru va ouvrir.
— Entrez donc, messieurs, dit-il aimablement…
Les employés de Bitakis pénètrent dans la chambre.
Je mate attentivement leurs pieds et le bas de leurs jambes. J’écoute leur voix… Je me concentre. Pendant ce temps, le Gravos fait du texte.
— Mon chef s’excuse, il a été appelé à côté pour un truc que je suis pas au courant, dont auquel il vous expliquera.
Moi je bigle encore un peu, la mémoire survoltée. Puis je sors de mon poste d’observation à la grande stupeur de ces messieurs.
— Mais, mais, balbutient-ils…
Je leur souris.
— Les flics ont des idées saugrenues, mes bons amis…
Je me tourne vers le secrétaire bronzé.
— Au fait, cher monsieur, j’ignore votre nom.
— Hubert Taugranpier !
— Merci, fais-je, c’est pour le mandat d’amener que je vais faire délivrer contre vous. On ne peut pas le laisser en blanc, vous comprenez !
Taugranpier pâlit sous son hâle.
— Je suppose que vous plaisantez ? dit-il.
— Oui, fais-je, toujours entre les repas… C’est une manie.
Je m’approche de lui, l’empoigne par sa cravate, à laquelle je fais décrire un tour mort autour de mon poignet.
Ce faisant, il est strangulé sur les bords, le pauvre chéri, et il a la menteuse qui lui sort des lèvres.
— Mais de quoi m’accusez-vous ? bredouille-t-il.
— Je ne sais pas encore, fais-je, mais ça viendra…
Une telle affirmation peut sembler incohérente, et pourtant, c’est la stricte vérité. Je sais que Taugranpier est coupable, seulement j’ignore encore de quoi.
Le chauffeur, lui, ne sait plus si c’est du lard ou du cochon. Il regarde alternativement Béru, le secrétaire et votre serviteur avec l’œil exorbité du monsieur qui verrait un Martien flirter avec une pompe à essence.
Je lâche Hubert Taugranpier et le propulse sur le lit. D’un geste enveloppant je palpe ses fouilles. Il n’est pas chargé.
— Surveille-moi ce gredin, dis-je à Béru. Je reviens…
Là-dessus, je fais signe au chauffeur de me suivre dans la chambre de mon petit camarade.
— Asseyez-vous, fais-je.
Il pose son rembourrage sur un siège et attend, anxieux comme un monsieur dans une clinique d’accouchement.
— Hubert, bafouille le roi du changement de vitesse, c’est impensable ! Qu’a-t-il pu faire ?
— C’est vous qui allez m’aider à le déterminer, vieux. Je le soupçonne d’avoir buté son patron…
— Monsieur ?
— Oui ! Monsieur ! Mon petit doigt qui sait tout me dit que ça n’est pas un suicide…
Le champion de la peau de chamois toute catégorie secoue la tête.
— Ecoutez, monsieur le commissaire, débite-t-il, moi, après tout, monsieur Hubert j’en ai rien à fiche, s’pas ? Seulement je peux vous jurer une chose parce que c’est la vraie vérité : quand Monsieur s’est tué, Hubert se trouvait avec moi, comme il vous l’a dit l’autre jour… Nous descendions l’escalier…
Je me caresse la joue, ce qui est, vous le savez, un signe extérieur d’intense méditation.
— Bon, ça va, vous pouvez rentrer à la maison, Auguste. Je vous demanderai simplement un peu de discrétion. Dites là-bas que j’ai gardé le secrétaire afin de l’interroger. Pas de blague, hein ? Sinon il vous en cuirait !
— Faites confiance, monsieur le commissaire, je sais me taire…
— O.K. ! nous verrons.
Il s’évacue, content visiblement de retrouver l’air ensoleillé du dehors.
Je retourne à ma chambre. Comme il fallait s’y attendre, le gars Béru a chahuté un peu Taugranpier manière de passer le temps et le secrétaire saigne du naze et a un œil mi-clos.
— C’t’enviandé de frais voulait rouscailler, dit Béru, tu te rends compte !
— Embarque-le au commissariat !
— C’est une honte ! proteste le gars. Vous n’avez aucun mandat d’arrêt !
Le Gros lui met un parpaing sur la pommette.
— En v’là un, dit-il.
— Je ne vous arrête pas encore, dis-je à Hubert Taugranpier ; je vous garde seulement comme témoin. Le mandat sera délivré dans l’après-midi, ayez un peu de patience.
Et je passe la consigne au mastar :
— Qu’on le boucle et qu’on l’empêche de communiquer avec qui que ce soit, hein ?
— T’occupe pas, San-A., je surveillerai ça de bizu.
Il bouscule sa proie.
— En route, petit gars et ne joue pas au con avec moi, car t’es sûr de perdre.