CHAPITRE
VIII
FACE À LA MER QU’ON VOIT DANSER…
A la casba de
Julia, on me répond que mademoiselle est sortie et on me demande si
je suis le commissaire San-Antonio, car elle a laissé un message à
ce nom réputé.
Je me consulte,
décide que jusqu’à dorénavant je suis bel et bien le San-Antonio en
question et réponds par l’affirmative à l’aimable
bigleuse.
J’ai droit alors à
une enveloppe parfumée au Jasmin (25-84) sur laquelle Julia Delange
a écrit d’une écriture plus souple que Serge Lifar :
Repassez à dix heures. Je vous expliquerai.
Baisers.
J.D.
C’est moi qui suis
repassé, car je comptais bien m’offrir un charmant tête-à-tête dans
une taule sélect avec ma pouliche.
Enfin, ça n’est
que partie remise.
Je décide de
m’aérer les éponges sur la plage.
Rien de tel que la
brise marine pour clarifier les idées.
Je roule le long
du littoral. C’est l’accalmie car les bronzés sont à la jaffe. Je
glisse mollement jusqu’à Golfe-Juan. De toute part, on entend de la
musique et des rires. Je pense, par opposition, à l’igloo des
Bitakis avec ses allongés de luxe et les larmes plus ou moins de
crocodile dont on les arrose.
Ailleurs, dans le
dépôt mortuaire de Juan-les-Pins, reposent deux autres cadavres. A
part ça, tout va bien ; les vacances battent tellement leur plein
qu’il gueule de tous les côtés. La vie continue. Mme Bouftafigue
raconte à ses voisins l’effarante histoire qui lui est survenue
dans sa soixante-douzième année. M. Alfred vend à des gens qui
s’ennuient des bouteilles de rouille. Bérurier essaie de jouer les
sagaces. Pistouflet oublie sa faiblesse en enguirlandant ses
subordonnés et moi, pauvre de moi, humble et pensif San-Antonio,
j’arrête ma calèche au bord de la plage parce que c’est à cet
endroit que tout a commencé. En effet, si je n’avais pas avisé la
trop superbe Julia, jamais je ne serais allé à la Pinède brûlée et jamais
je ne me serais intéressé à la vie édifiante et à la mort
troublante du vénérable Bitakis, prince des lapins bleus et
empereur de la marine marchande ; l’homme dont le compte bancaire
doit jauger dans les cinquante milliards !
Et si votre cher
petit commissaire adoré ne s’était pas trouvé dans le sable doré,
en ce moment, au lieu de se cailler le sang et d’égrener son latin
sous les lauriers-roses, il serait peut-être avec une gentille nana
pas compliquée, à lui expliquer les lois de la
gravitation.
Voilà à quoi je
gamberge, mes bons amis, d’où une sorte d’espèce d’amertume
sous-jacente, polyvalente, fluorescente et
antimagnétique.
Bien qu’en tenue
de ville, je descends le bref escalier conduisant à la plage. Plus
personne, et le bar est fermé. Je m’assieds dans un fauteuil en
rotin, face à cette étendue d’eau salée qui a nom Méditerranée. Le
soleil coule sur la flotte des reflets indigos. La mer est d’un
vert très intense. Le soir descend, en pyjama bleu nuit. Sous mon
parasol, je savoure cet instant de solitude relative. Des flonflons
de musique me parviennent par brèves bourrasques sonores. Le long
de la côte, des lumières s’allument, composant une guirlande
lumineuse qui va de Marseille à l’Italie.
Je suis bien.
Bonne idée que t’as eue, San-Antonio, de choisir cet endroit pour
attendre dix plombes.
Par moments,
l’homme a besoin de faire comme la tomate, c’est-à-dire de se
concentrer (si vous trouvez ce calembour mauvais, c’est que vous
êtes moins idiots que je ne le pensais).
Je passe une heure
merveilleuse. Le sourd grondement de la mer finit par constituer
les pulsations de mon esprit. La nuit vient, majestueuse… Des
vaguelettes frisent sur le sable mouillé. Vous le voyez, les potes,
en pleine poésie qu’il est, votre San-Antonio. Avant qu’il soit
revenu de sa stupeur on lui aura cloqué le Goncourt et ce sera bien
fait pour ses pieds. Après, bande de sans-cœur, vous direz qu’il
n’avait qu’à écrire comme tout le monde, c’est-à-dire en style
télégraphique. Voyez les Amerlocks for
exemple. Quand ils sont d’accord avec les Popofs, ils titrent
simplement sur leur baveux « K : O.K. ! » et tout le monde pige,
même ceux qui ne connaissent rien à l’algèbre. On va vers une
simplification extrême du langage. Bientôt, ceux qui emploieront
des verbes auront besoin d’adjoindre une bande dessinée à leurs
textes pour se faire comprendre et les téméraires qui useront
d’adjectifs seront mis à l’index.
J’en suis là de
ces considérations lorsque je perçois le bruit feutré que produit
un pas sur du sable. Je me retourne et, à travers les franges de
mon parasol, j’aperçois une ombre qui longe les cabines de bain.
Tout d’abord et pour commencer, je n’y attache pas d’importance. Je
me dis qu’il s’agit d’un baigneur qui a oublié là le tiroir de son
slip Kangourou et qui vient le récupérer.
Effectivement, le
quidam dont auquel au sujet de quoi je fais allusion va à l’une des
lourdes. Mais au lieu de l’ouvrir avec une clé, il se met à la
bricoler avec je ne sais pas quoi n’ayant qu’un lointain rapport,
pas même sexuel, avec la serrurerie. Au bruit je pige ça. C’est
normal que l’intéressé n’ait pas sa clé puisque les caroubles de
ces cabines sont détenues, non pas à la Santé, mais par le barman
de la plage.
Le pauvre bonhomme
a autant l’expérience des serrures que Louis XVI avait celle du
peuple. Il s’évertue avec sa lime à ongle ou son tire-bouchon sans
obtenir de résultat.
Vous le savez,
puisque ç’a été annoncé dans tous les journaux de France et même à
la télévision, je suis doté d’un cœur en or massif. Toujours
partant pour rendre service à l’humanité en détresse. Vous hissez
le pavillon et je radine. De voir s’escrimer le malheureux en pure
perte me fait songer que j’ai en fouille mon sésame. Le gars bibi,
en moins de temps qu’il n’en faut à un Martien pour faire une
déclaration d’amour à une pompe à essence, aura délourdé la porte
réticente.
Je me lève donc et
m’avance vers l’intéressé.
— Attendez, je
vais vous ouvrir, dis-je gentiment.
Vous vous imaginez
que le monsieur me remercie et me débite des compliments sur ma
complaisance ? Des clous ! Au lieu de ça, il moule la cabine et
détale à une vitesse grand V.
Il faut quatre
secondes à San-Antonio pour se dire que les zigs qui se taillent
lorsqu’on leur propose assistance n’ont pas la conscience
tranquille.
Je sprinte
derrière le gars… Et quand je sprinte, Mimoum ressemble à un
cul-de-jatte qui aurait des engelures.
Je gagne du
terrain (ce qui est appréciable car, au bord de mer, il va chercher
dans les douze sacs le mètre carré). Je me dis qu’un rush suprême
m’amènera au collet du fuyard. Je produis l’effort. Et mon type qui
a senti mon intention s’accroupit sec dans le sable. Emporté par
mon élan (comme disait un esquimau de mes amis qui travaillait chez
Gervais) je bascule contre l’individu, et ramasse un bifton de par
terre. Mais j’ai fait du judo, du catch et un peu de boxe, comme
tous les supermen qui se respectent.
Je fais une
cabriole de lapin et me retrouve sur mes flûtes. Je me tourne vers
mon interlocuteur et je pousse un hurlement de douleur. Cette peau
d’hareng vient de me balancer une poignée de sable dans les
gobilles. Je suis miraud d’un seul coup. Je n’y vois plus que
dalle… J’essaie de surmonter ma douleur pour foncer bille en tête
sur mon agresseur, mais il n’a aucun mal à esquiver la charge et je
me retrouve les quatre fers en l’air. Le bruit fluide de sa course
dans le sable reprend. Je sais que je suis marron. Drôlement
mystifié ! J’enrage !
Je mets dix bonnes
minutes à expulser le sable de mes carreaux. La rétine me brûle
horriblement. Un jour j’ai morflé du poivre moulu, comme ça, en
pleines mirettes, c’était fête au village, je vous
jure.
Enfin calmé, je
sonde la nuit. Tout est calme. Musique au loin et lumières en
pointillé. Les flots de vagues, la rumeur ample et creuse de la mer
immense… Et San-Antonio sur le sable, c’est le cas de le dire, avec
des lampions qui doivent ressembler à deux boules
d’escalier.
Mon petit futé a
disparu… Plus mélancolique qu’un enterrement en musique, je reviens
aux cabines. Je n’ai aucune difficulté à repérer la porte que
titillait le gars, car celle-ci porte des éraflures.
S’agissait-il d’un
banal pilleur de vestiaire ? M’étonnerait.
Il peut espérer
trouver quoi, sur une place ? Des calcifs de bain ? Des flacons
d’embrocation ? Et après ? C’est pas un butin, ça ; il ferait
davantage recette en dévalisant les bagnoles bourrées d’appareils
photo et de nécessaires superflus qui s’alignent sur la Côte
!
Alors
?
Alors sésame se
trouve dans ma pogne avant que j’aie eu le temps de prendre une
décision. Il est des cas où l’inctinct va plus vite que la
pensée.
Je
délourde.
Tout d’abord, je
ne vois rien. La guitoune me paraît vide. Mais j’avance la
paluchette et mes doigts préhensiles rencontrent une matière lisse
et caoutchouteuse accrochée à la cloison.
Je bats le
briqueton. Et que reconnais-je ? La combinaison de pêche
sous-marine de la môme Julia. Cette pelure martienne qu’elle
portait hier lorsque je l’ai vue for the
first fois !
J’en reste zizi.
C’était donc cet attirail que le forceur de porte (un bricoleur,
pas un technicien) venait piquer ?
Je décroche la
combinaison de caoutchouc et je la roule pour la commodité du
transport. La flamme vacillante de mon briquet me prouve que la
cabine ne contient absolument rien d’autre. Alors je claque la
porte et, tout en larmoyant mon sable, je rejoins ma
bagnole.
Nanti de mon
butin, je rentre à mon hôtel. La pendule du hall indique neuf
heures et vingt minutes. J’ai encore un peu de temps. Je grimpe à
ma chambre et étale la pelure caoutchoutée sur mon lit. J’examine
cet uniforme à la Cousteau en détail et je ne lui trouve absolument
rien d’insolite. C’est une tenue de bon aloi, neuve et bien conçue.
Pourquoi l’homme forçait-il la porte de cette cabine ? Savait-il ce
qu’elle contenait ? Ou bien agissait-il au petit bonheur et est-ce
tout à fait par hasard que… Moi, le hasard, il y a des moments où
j’y crois et d’autres où je n’y crois pas. En ce moment, je n’y
crois pas du tout.
Je décide de tirer
la chose au clerc, comme dit un notaire de mes relations, et
j’enveloppe la combine dans un grand papier.
Je cramponne le
pacson et, en route pour la résidence de Julia, car les dix plombes
approchent.
La bigleuse
m’apprend que Mlle Delange m’attend, ce dont je lui sais
gré.
Je gravis les
marches quatre à quatre plus deux (car l’étage en comporte
dix-huit) et je débarque dans cette pièce que je commence à bien
connaître et à pratiquer beaucoup.
Julia a encore
changé de tenue. Elle est bath à vous couper le souffle dans le
sens de la largeur. Madonna ! quelle apparition !
Robe gris perle,
décolletée autant que la censure le permet. Escarpins de satin
rouge. Collier de diams authentiques. Et son maquillage est un
chef-d’œuvre ! Raphaël (pas Géminiani, le peintre) n’aurait pas
fait mieux. Elle a un léger fond de teint ocre, un rouge à lèvres
carmin et des sourcils peints à la main. Quant à sa coiffure, elle
flanquerait le marasme à Yul Brynner, à Jean Nohain, à Armand
Salacrou, à Georges Briquet, à Frédéric Dard et à Jean-Jacques
Vital.
— Tu m’excuses
pour ce lapin de tout à l’heure ? gazouille la belle
enfant.
— Rien de fâcheux,
j’espère ?
— Non. J’avais
téléphoné dans la journée à Hubert Taugranpier, le secrétaire de
Nikos, pour lui exprimer le désir de me recueillir une dernière
fois sur la dépouille de Bitakis… Tu comprends, je… j’avais besoin
de le faire. C’était comme un devoir…
— Très naturel, ma
chérie.
— Taugranpier est
un brave garçon qui était au courant de ma liaison avec son patron,
naturellement. Il a accepté de me faire entrer dans la chambre de
Nikos dès que sa femme sortirait.
« Or, Mme Bitakis
est allée à Nice se commander des vêtements de deuil ; il fallait
profiter de l’occasion. »
— Tu as bien fait
!
Elle se donne un
ultime coup de vaporisateur.
Où allons-nous,
chéri ? Je te préviens que je trimbale un gros cafard et que j’ai
bigrement besoin de me changer les idées. Ça t’ennuierait si nous
allions un peu loin d’ici ? Je suis connue dans le secteur, et ces
regards ironiques dont on m’accable…
— Oui, je
comprends. Allons où tu voudras !
— Monte-Carlo ?
D’accord ? Il ne faut pas longtemps, à ces heures…
—
Parfait.
C’est alors
qu’elle avise le gros paquet que j’ai déposé sur une chaise en
entrant.
— C’est à toi, ça
? dit-elle.
— Non, dis-je,
c’est à toi.
Elle fronce les
sourcils.
— Qui l’a apporté
?
—
Moi.
— Du diable
si…
— Ouvre
!
Elle déplie le
colis et considère la combinaison d’un œil chargé jusqu’aux
sourcils d’incompréhension.
— Où as-tu pris ça
?
— Dans ta
cabine…
— Ça t’ennuierait
de m’expliquer ?
Elle est
sincèrement étonnée. J’ai pitié d’elle et lui fais une relation
précise de mon empoignade avec le zigoto de la plage.
— Mon pauvre chou,
s’apitoie-t-elle, c’est pour cela que tu as les yeux rouges
?
— Tu n’as aucune
idée sur la signification de ce vol raté ?
— Aucune. Ça me
paraît ahurissant, voilà tout. Pour moi, c’est un type qui a voulu
se payer à bon compte une combinaison sousmarine. Comment était-il
?
— Je l’ai mal vu.
De dos seulement… Il m’a paru assez mince… Et à la façon dont il
court, il doit être jeune…
— Un campeur
fauché, dit-elle…
—
Probablement.
Elle dépose la
combinaison sur son lit et jette le papier qui l’enveloppait dans
une corbeille.
— Merci, mon amour
chéri. Sans toi, j’aurais été obligée de m’en acheter une autre.
C’est fantastique, tout de même, que tu te sois trouvé là à cet
instant, hein ?
— Oui, dis-je,
fantastique…
Je contemple,
rêveur, la combine. Puis, réagissant, je saisis ma conquête par la
taille.
— On y va, beauté
?