CHAPITRE
VI
ET LA MAIN-D’OEUVRE EXTÉRIEURE ARRIVE !
En traversant
Juan, je suis bloqué par un nœud de voitures. Chose curieuse, je me
trouve à promiscuité de l’hôtel Bel-Azur.
Ça me fait penser à miss Julia et je décide d’aller lui présenter
mes condoléances émues, ferventes et attristées. Depuis cette nuit,
je ne l’ai pas revue et il s’est passé tellement de choses, depuis,
que nous avons en perspective un gentil sujet de
conversation.
Je fourre mon
tombereau dans une impasse et je me guide par la main jusqu’à
l’entrée de l’hôtel.
Une belle jeune
femme presque chauve, au regard égayé par un délicieux strabisme
convergent, me regarde entrer en regrafant son corsage dans son
dos, ce qui constitue toujours un exercice délicat, d’autant plus
délicat dans son cas qu’elle a une épaule plus haute que l’autre de
cinquante-deux centimètres et demi environ.
— Mlle Delange
est-elle là ? je lui demande avec un regard qui ferait fondre le
Mont-Blanc.
Coup d’œil
classique au tableau. La clef du 4 n’y est pas.
— Mais
oui.
La personne de la
caisse se dit que la môme Julia renouvelle son cheptel et je la
sens toute disposée à lui voter des félicitations concernant le
nouvel élu.
— Qui dois-je
annoncer ?
— M.
San-Antonio.
— Vous êtes parent
avec le célèbre commissaire ? s’informe la môme qui doit lire du
noir plutôt que les Oraisons de
Bossuet.
— Au premier
degré, en secondes noces et au troisième top !
répondis-je.
Là-dessus je
m’engage dans l’escalier, ce qui vaut mieux, je vous l’ai maintes
fois dit, que de s’engager comme savonnette dans une
léproserie.
Prévenue par la
bigleuse déhanchée, Julia m’attend dans l’encadrement de sa
lourde.
Elle s’est mise en
deuil à sa manière, compte tenu naturlich du climat et de son degré
de parenté avec Bitakis. Elle porte une jupe à carreaux noirs et
blancs, un chemisier gris et elle s’est peu fardée.
— Je t’attendais,
murmure-t-elle. Tu es au courant ?
J’agite ma tête de
bas en haut, ce qui, dans toutes les langues, y compris les langues
mortes et fourrées, a marqué l’affirmation.
— C’est terrible,
n’est-ce pas…
— Plutôt
!
— Quand il
menaçait de se suicider, cette nuit, je ne le croyais pas ! Un
homme d’action pareil, comment pouvais-je penser…
— Personne ne peut
lire dans l’âme d’autrui ! énoncé-je, car les circonstances exigent
de moi des paroles définitives susceptibles d’être inscrites dans
le marbre au stylo à bille ou au ciseau à froid.
Elle s’assied dans
l’unique fauteuil de la pièce, tapissée de cretonne
fleurie.
— En somme,
fais-je en me posant sur le bras du meuble, te voilà sur le sable,
ma chérie ?
Elle fait une moue
désabusée.
— Tu
parles…
Sur le sable ! En
plein Juan-les-Pins, avouez que c’est un comble, comme dit mon ami
Grenier.
— Qu’est-ce que tu
vas faire ?
— Que veux-tu que
je fasse ?
— Trouver un autre
protecteur ?
— Facile à
dire…
— Tu devrais
draguer dans les chantiers navals à la recherche d’un autre
armateur…
— Merci du
conseil, mais je n’ai pas le cœur à plaisanter !
— Tu l’aimais, le
Nikos ?
— Non, mais je lui
étais reconnaissante de tout ce qu’il faisait pour moi. Je ne suis
pas de ces filles cupides qui…
N’empêche qu’elle
a dû lui secouer le chéquier.
— Me raconte pas
que tu n’as pas mis de l’argent de côté !
— Un peu… Mais le
fric fond tout seul, quand il n’y a plus de rentrées.
Je me penche sur
elle et je lui fais la vitrine, histoire de lui fournir une petite
rentrée.
En revanche elle
me fait une sortie.
— Non, dit-elle,
en débloquant ses muqueuses, je te jure que je n’ai pas envie de…
de m’amuser…
Voilà bien ma
veine ! Et moi qui espérais me placer sur son orbite !
— Tu devrais aller
faire un tour chez Nikos, dit-elle pensive.
— A cause
?
— Je ne sais pas :
voir la fille… Cet accident… C’est vraiment un accident
?
— Ça en a tout
l’air.
— Tu y es allé
?
—
Oui.
— Et tu es sûr
que…
— On n’est jamais
sûr de rien dans ces cas-là, mais les apparences semblent ratifier
la thèse de l’accident.
— Pauvre môme !
Une pas de veine, hein ? Laide à chialer et mourir comme
ça…
Je lui donne une
tape affectueuse dans la région pariétale, je laisse glisser
lentement ma paluche chaleureuse en direction de l’occipital et je
continue sur le rocher. Après un rapide changement de vitesse je
descends les vertèbres cervicales, marque une pause sur la tête de
l’humérus, gagne les vertèbres dorsales, fonce pleins gaz jusqu’au
cubitus, m’égare autour de l’os iliaque et je décide de demander
mon chemin à un agent.
Ces manifestations
tactiles, très chargées en électricité, font oublier passagèrement
à Julia le décès de son batelier. Au bout d’un laps de temps
impossible à chronométrer, elle admet que la vie peut très bien
continuer sans son gros lapin bleu. Oubliée itou la pauvre Edith
Bitakis… Amours, hélices et grandes orgues !
Je me recoiffe
devant la glace du lavabo.
— Tu me laisses ?
fait tristement la pauvrette.
— Si tu veux, on
peut dîner de conserve, ce soir ?
—
D’accord.
— Je passe te
prendre ici !
— Quand tu
voudras, je n’en bouge pas.
Je la quitte après
un mimi humide et une œillade suave.
Quelque chose
m’attire à la Pinède. Ce quelque chose, c’est le besoin d’agir. Je
veux bien que les Bitakis père et fille soient cannés
régulièrement, mais je sais qu’Amédée Gueulasse n’a pas becté son
certificat de vie de son plein gré.
La taule ouvre
pour le thé. L’orchestre de la veille, avec un nouveau pianiste (la
roue tourne) moud de la musiquette charmeuse pour une douzaine de
locdus en petite tenue. Je contourne la terrasse sans être vu et je
m’installe dans une stalle de verdure d’où je peux mater
discrètement les allées et venues de la crèche.
Le maître d’hôtel
coiffé à la suppositoire se radine pour me demander ce que
j’entends lichetrogner.
Je lui commande un
Blanc et un Noir et je prends une pose commode sous mon
parasol.
Les musicos jouent
sans trop y croire un truc pourtant sensass : « T’es trop mou pour
être un dur », extrait du film « Miquette qui quette » qui a obtenu
l’Oscar, le Prosper, le Jules, l’Ernest et l’Eugène à la
distribution des Prix de Carrière-sous-Bois.
Je mate à mort le
comportement du personnel. Parmi ces gens, il s’en est trouvé un
qui a introduit dans le breuvage de Gueulasse une substance toxique
ayant détruit les fonctions vitales du caresseur d’ivoire. Lequel ?
Tiens, au fait, je ne vois pas Alonzo Gogueno…
Lorsque le maître
d’hôtel passe à la portée je l’interpelle :
— Dites, frisé, où
est mon ami Alonzo ?
Il ne se pince pas
les lèvres, vu qu’il n’en a pas.
En tout cas, il
prend une physionomie hautement réprobatrice.
— Il a été
congédié ! me répond le digne homme.
— Ah oui
?
— Oui. La
direction a estimé qu’elle ne pouvait pas se permettre de conserver
un assassin à son service.
Et toc ! Prends-en
une pincée et passe la soupière aux autres ! Il avait dû se la
préparer, cette belle phrase, l’adjudant-limonadier. Voilà un
pauvre bougre sans job parce qu’il a été suspecté.
— Qui l’a balancé
?
— Le
patron.
— Il est ici, M.
Alfred ?
— Pas encore
!
— C’est bon, merci
!
Je rêvasse un
instant dans l’ombre orangée de mon parasol. Le soleil pète le feu
; la vie semble douce et pourtant des gens continuent d’en tuer
d’autres dans cette ambiance léthargique. Il y a des accidents, des
suicides… Il y a la vie, intacte, faisandée,
malodorante…
L’orchestre finit
le morcif et les fabricants de vibrations font la pause. Je vois
alors la tronche d’un serveur de l’autre côté de l’estrade. Il
place un plateau sur le plancher et s’éloigne. Les musiciens
abandonnent leurs instruments, sauf le flûtiste qui a la force de
charrier le sien. Ces messieurs se mouillent le conduit, puis
bavardent à voix basse de la pluie improbable et du beau temps
tenace. Cinq minutes s’écoulent. Je suis de plus en plus pensif
!
Et voilà que je
reçois sur l’épaule un choc terrible ; de quoi démolir le pilier
ouest de la tour Eiffel. Parallèlement une voix bien connue s’écrie
:
— Alors,
Petite-Tête de Pont ! En plein boulot ?
Je lève les yeux
sur l’impensable Bérurier. il est là, rubicond, poilu, mafflu,
graisseux, souillé, ruisselant d’une transpiration prolétarienne…
Heureux de me revoir, d’être sur la Côte, d’être au monde et d’être
plus crétin que jamais ! Je souris. Vous me croirez si vous voulez,
et si vous voulez pas, allez vous faire opérer de la vésicule
biliaire par votre cordonnier préféré, mais cette présence du Gros
à mes côtés me dope, dope, dope ! Béru, il est comme la menthe
forte : il réconforte.
Il déverse entre
les bras d’osier d’un fauteuil cent deux kilogrammes de matières
grasses avec os, et relève son feutre moisi pour pouvoir s’éponger
le front. Il est beau, il est superbe ! Sa couennerie luit comme le
dôme des Invalides. Il porte une chemise dite Lacoste, d’un jaune
aveuglant, un pantalon à rayures gris sale et des sandales
d’instituteur, en cuir tressé.
— T’es bronzé !
apprécie-t-il. C’ t’ une bonne idée que t’as eue de me faire venir
ici. A tout hasard je me suis acheté un caleçon de bain. Tu connais
un endroit où on bouffe de la bonne soupe de poisson, toi ? Ça me
changerait des potages Magiques ! Oh ! bonté divine, ce qu’il fait
chaud dans ce bled. Je boirais bien quelque chose…
Il se tait pour
reprendre souffle et j’en profite pour mander le
garçon.
— Monsieur désire
? s’inquiète le loufiat en veste blanche et nœud papillon
noir.
— Un grand rouge,
exprime Bérurier, avec une tartine de fromage fort ; du qui pue
bien !
Se tournant vers
moi il murmure :
— L’avion, ça me
creuse. A bord ils m’ont servi du thé, tu te rends compte
!
Le garçon est
sidéré. Il raconte que le vin rouge est inconnu en ces lieux
ultra-sélect et que…
Naturellement,
Messire la Gonfle se fiche en rogne, décrète que la Pinède est une boîte à la noix, un endroit pour
jeune homme pubère et que s’il était quelque chose au gouvernement,
lui, Béru, il rendrait le vin rouge obligatoire comme l’école
laïque !
Je sers
d’interprète et lui commande une demi-Pommery en lui suggérant
qu’un coup de champ’ bien glacé l’hydratera dans de meilleures
conditions.
Les accords sont
ratifiés, puis signés en quatre exemplaires.
Le Gros,
satisfait, se détend et son fauteuil se met à geindre comme une
Caravelle par gros temps.
— Alors,
demande-t-il, qu’est-ce qui se passe ?
Je me mets à lui
résumer la situation. Il écoute en remuant son feutre au bout de sa
terrine. Quand j’ai terminé, il écluse d’un seul trait la moitié de
son biberon à ressort.
— Pourquoi que tu
m’as commandé qu’une demie ? se lamente-t-il.
— Parce que je
pense à mon budget ! Tu as mes renseignements ?
— Ça vient,
dit-il.
Il se fouille et
je le vois extraire de ses vagues un portefeuille qui ressemble à
un cataplasme de farine de lin hors d’usage. Il ouvre cette chose
informe. A l’intérieur il y a quatre-vingts centimètres de papier
hygiénique recouvert de son écriture d’intellectuel.
— Je te prends la
gonzesse en première bourre, dit-il. A propos, je viens de voyager
avec elle dans l’avion…
— Mme Bitakis
?
—
Oui.
— Quelle attitude
avait-elle ?
— Des cocards
commako ! fait-il en plaçant ses deux poings devant ses yeux de
ruminant. Elle avait chialé son armateur, je te le
promets.
— Bon, épluche son
emploi du temps…
— Gi ! Arrivée à
Paname hier par le Mistral… Descendue au George V.
Il déroule son
papier hygiénique comme le mécanisme d’un limonaire dévide une
bande perforée. Il récite de sa belle voix de baryton enrhumé
:
— Est allée en
consultation chez le docteur Foideveau. En est ressortie sur les
choses de cinq heures. Est allée chez Dior. En est ressortie sur
les machines de six heures ! Est rentrée à son hôtel. En est
ressortie sur les trucs de huit heures. A bouffé chez Gradubide.
Ensuite est allée au théâtre pour voir jouer « Prends deux bananes
on mangera l’autre », par la Compagnie Cotécour-Paslarampe. Est
rentrée à son hôtel dans les autours de minuit et demi. A été
éveillée par le téléphone sur les affaires de sept heures. A
demandé une place dans l’avion pour Nice. Est restée dans sa piaule
jusqu’à l’heure du départ…
Le Gros s’arrête,
vide sa boutanche et supplie :
— Fais-en ramener
une autre, San-A. Tu voudrais pas que je boive la flotte du seau à
glace ?
Son faf à train
déroulé serpente aimablement sur la table.
— Vendu ?
demande-t-il.
— Ça va, c’est
enregistré.
— Alors, passons
au deuxio !
Cette fois, il
tire du portefeuille disloqué, non plus du papier hygiénique, mais
une nappe de restaurant. Ce n’est pas la première nappe venue,
croyez-le bien. Il s’agit de celle qui a subi son dernier déjeuner.
On dirait un tableau abstrait. Et pourtant, il l’a peinte avec du
concret : vin rouge, sauce tartare, sauce tomate et crème caramel !
Entre les taches, ses notes zigzaguent.
— Amédée
Gueulasse, annonce l’Enflure, comme s’il s’agissait du titre d’un
poème épique. Né à Joinville-le-Pont le 5 février
1912.
— Moule avec son
curriculum, je veux pas écrire sa biographie pour le Larousse !
— Faudrait savoir
ce que t’appelles des renseignements ! proteste le
Mahousse.
Il gratte un brin
de persil qui masquait un mot et continue sa lecture.
— Groom d’hôtel
jusqu’à seize ans… Entre ensuite au Conservatoire. En sort avec un
premier prix de panier.
— Un prix de
panier ? m’étonné-je.
Le Gros se penche
sur sa nappe.
— Excuse, y avait
du ris de veau à cet endroit. C’est pas panier, c’est piano…
Musicien dans différents orchestres de brasserie. Achète un bar,
rue Fontaine… Tue un malfrat qui voulait le racketter. Tire six
mois de prévention, est condamné à deux mois… Part en Argentine à
Bonno-Zérès.
— Où ça
?
— Bonno-Zérès
!
— Tu veux dire
Buenos Aires !
— Mille excuses,
dit-il, pincé, je cause pas l’anglais !
Et de
poursuivre
— A vivu
là-bas.
— Il a quoi fait
?
— Vivu ! Du verbe
vivre ! grogne la Gonfle. Si tu m’interromps tout le temps, comment
veux-tu que je termine ? T’avais qu’à apprendre la grammaire !
Donc, a vivu à Bonno-Zérès pendant huit ans comme musicien
d’orchestre. Il est tombé malade du foie, est rentré en France, sa
convalescence terminée, à bord du Grosso-Modo. A débarqué à Bordeaux voici un an. Est
allé vivre quelques mois en Savoie chez sa mère qui tient une
épicerie. Et puis a décidé de reprendre son ancien métier, est
descendu sur la Côte où ce qu’il s’est fait inscrire dans une
agence de plasma spécialisée…
— C’est tout
?
Il froisse la
nappe et, noblement, la jette à terre.
— Si ça te suffit
pas, je peux te chanter quelque chose… Dis donc, tu connais la
nouvelle ?
— Non
?
— Pinaud s’est
acheté un scoutère ! A son âge, les deux-roues c’est téméraire, tu
trouves pas ? Il a déjà écrasé un chien et l’arrière d’une
deux-chevaux !
L’orchestre vient
de reprendre tandis que les buveurs de thé se tassent la biscotte
en suant un cha-cha-cha.
— Quel est le
programme ? s’inquiète le Gros.
Je viens justement
de le décider in extremis, comme disent
les latins.
— Tu avais envie
de chanter, Gros ?
— Pourquoi
?
— Parce que tu vas
faire chanter les autres…
— Fais-moi un
dessin, je suis bouché cet aprême !
— Tout à l’heure ;
pour l’instant j’ai un petit boulot à exécuter.
Je sors de ma
poche un minuscule appareil photographique qui m’est très utile
quand je tiens à prendre des clichés sans attirer
l’attention.