CHAPITRE
III
OÙ IL EST PROUVÉ QU’IL EXISTE UNE HEURE POUR LES
BRAVES
Je récupère ma
charrette dans le parking que surveille un vieillard cacochyme et
je me dirige tout doucettement vers la résidence de ma belle Utéro.
La nuit est propice aux amours et à la méditation. En attendant les
unes, je me livre à l’autre.
Cette histoire
d’empoisonnement m’empoisonne. Vous savez à quel point je suis
sagace (salace aussi à mes heures, et la vôtre sera la mienne). Je
me dis que la mort d’Amédée Gueulasse est un mystère. Le gars avait
quelque chose d’important à me dire ; et parce qu’il en savait trop
on l’a liquidé… Est-ce Alonzo Gogueno le coupable ? Je sens que
l’avenir nous l’apprendra, car jamais mystère, aussi mystérieux
fût-il, ne le demeurera longtemps pour San-Antonio.
En attendant, je
vais m’offrir une partie de régalade en compagnie de Julia. Cette
petite me porte à l’épiderme. Je connais l’hôtel Bel-Azur pour être passé souventes fois devant.
C’est un établissement sélect, à un étage, de style provençal, qui
s’élève dans un jardin où foisonnent lauriers-roses, orangers et
pins parasols… Il comporte un vaste patio avec pièce d’eau et une
tonnelle fleurie qui embaume. Je gare ma tire à quelques encablures
et contourne le bâtiment, comme indiqué par la môme.
La porte de service
est ouverte. Je m’insinère à l’intérieur des locaux. M’est avis que
cette porte de service est surtout au service des clients
clandestins. Une veilleuse veille dans le couloir, diffusant une
lumière laiteuse qui vous colle sommeil. Je m’engage dans
l’escalier, ce qui me permet d’accéder au premier étage et, ce
faisant, à la plus complète félicité.
Un rai de lumière
filtre sous une porte. Je m’assure du numéro : c’est bien le 4. Je
grattouille le panneau pour m’annoncer et ma conquête (la plus
noble que puisse faire un homme, après le cheval) entrouvre
l’huis.
En m’attendant,
elle n’a pas perdu son temps ! Elle a troqué sa robe de dentelle
contre un déshabillé transparent, dans les tons fumés, qui fait
grimper ma température à tout berzingue.
— Comment ça s’est
terminé ? s’informe-t-elle en donnant un tour de clé à la
porte.
— Ça ne s’est pas
terminé, l’enquête se poursuit.
— C’est vous qui
vous en chargez ?
— Grand Dieu, non !
Je suis en vacances ! Et si vous le voulez bien, adorable Julia,
dorénavant et à partir d’immédiatement nous allons parler d’autre
chose…
Comme pour me
donner raison, le clocher le plus proche égrène trois coups dans la
nuit méditerranéenne. Juan-les-Pins commence à se calmer. La foule
se disperse, les boîtes se vident… Les lumières
s’éteignent.
J’avance un bras
préhensible vers la taille de ma belle hôtesse. Elle se laisse
cueillir sans résistance. Je l’oriente en direction d’un pucier
carrossé par Lévitan, avec amortisseurs télescopiques et freins à
tambour. D’ordinaire, les nanas rechignent dans ces circonstances,
pour la forme. Elles croient que leur honneur serait bon à mettre à
la poubelle si elles ne protestaient pas. Aussi sais-je gré à Julia
de me dispenser des « Que dirait maman ? », en usage dans le monde
civilisé.
Je projette de
débuter la séance par le coup du tampon encreur et la couronne
impériale lorsqu’une sonnerie menue se fait entendre.
Julia me refoule et
se met sur son séant.
— Le téléphone !
dit-elle, un peu abasourdie sur les bords.
— A ces heures !
m’exclamé-je, car j’ai de la conversation et l’esprit
d’à-propos.
Elle opte pour la
solution qui s’impose, à savoir qu’elle décroche et susurre « Allô
! » dans la passoire d’ébonite.
Son visage se
transforme comme un décor des Folies-Bergère. Elle pâlit, dit trois fois « oui »
et raccroche tellement vite que le combiné pend sur sa fourche
comme un mégot sur l’oreille d’un livreur.
— Vite ! Vite !
glapit-elle.
Elle est
bouleversée et regarde autour d’elle avec affolement, comme un
naufragé dérivant sur une banquise jusqu’à l’Equateur.
— Il y a le feu
?
— Il arrive ! Il
monte ! croasse ma pin-up. Qui ?
— Nikos
!
Vous parlez d’un
manque de bol, les gars ! C’est bien ma veine. Au moment où
j’allais pousser la porte du septième ciel, voilà Vasco de Gama (le
bêta) qui radine ! En pleine noye ! Et son cœur, alors
!
Je cavale jusqu’à
la porte, mais elle me cramponne par le bras.
— C’est trop tard,
souffle-t-elle ; il est déjà dans l’escalier et te verrait sortir
d’ici.
— Alors, quoi
?
Je m’approche de la
fenêtre. Elle est située juste au-dessus de l’entrée principale. Si
je sautais, je risquerais d’atterrir dans les bras du chauffeur de
Bitakis…
— Sous le lit ! dit
Julia.
A cet instant on
toque à la porte.
La planque est
classique, ridicule et vaudevillesque, mais je n’ai pas d’autre
solution. Me voilà à plat ventre ! Je rampe sous le pageot, ce qui
me permet de constater que le ménage n’est pas fait en profondeur
dans cet hôtel apparemment sélect.
— Voilà ! fait
Julia en délourdant.
Je retiens mon
souffle en me traitant in petto de pauvre
cloche. Ah ! il est bath, San-A., sous un pageot d’hôtel ! Si mes
potes me voyaient, ils se taperaient sur les cuisses, je vous le
garantis !
Bitakis vient
d’entrer. Je ne vois de lui que ses nougats d’armateur. Ce que je
peux vous dire, c’est qu’il n’a pas les pieds marins, le
Grec.
— Mon gros lapin
chéri, gazouille Julia, comment se fait-il que…
Son gros lapin
chéri ! Je vous demande un peu. Ça me fout en rogne quand j’entends
des trucs pareils ! Son gros lapin, un vieux ramolli qui couperait
l’appétit à un chacal affamé ! Faut-il que les hommes soient noix
pour mordre à des vannes pareilles ! Plus ils sont vioques et
tartes, plus ils sont crédules. Ils se figurent que les belles
gosses roulées façon déesse sont dingues de leurs rides, de leurs
varices et de leur bandage herniaire !
Ils croient, ces
pauvres tordus, qu’un râtelier à changement de vitesse c’est le fin
du fin dans l’art de la séduction, que les bergères n’y résistent
pas. D’après eux, quelques plaques de psoriasis ajoutent même à
leur côté ensorceleur. Vous ne croyez pas qu’il y a de quoi se
faire tatouer les nouveaux tarifs postaux autour du nombril quand
on voit des trucs pareils ? Dans le fond, c’est réconfortant. Ça
aide à vieillir. C’est quand on est jeune et beau qu’on doute.
Lorsqu’on est décrépit, tout s’arrange, on vit dans une heureuse
certitude.
Le dabuche
s’effondre sur le paddock et le sommier vient à ma
rencontre.
— Mon pauvre amour,
sanglote-t-il, je suis effondré…
— Parle, chéri
!
— Ma fille n’a pas
reparu à la maison…
— Mon Dieu
!
— J’espérais
qu’elle donnerait signe de vie. Rien ! Rien…
Julia lui roule un
patin, ce qui est téméraire, car si le dentier du Grec se bloque,
elle ne pourra plus jamais s’acheter de cornet de
glace.
— Il faut attendre,
Nik !
— Je suis à bout de
nerfs… Je n’en peux plus… Tu sais que je pensais à une fugue ? Mais
j’ai appris un fait nouveau…
— Quoi donc, mon
lapin doré ?
Si je m’écoutais,
je renverserais le pageot avec son chargement de connards. Ces
simagrées me cognent sur le système à coups redoublés.
— Edith est allée
se baigner, ce matin…
— Et alors
?
— Et alors elle n’a
pas reparu. Il paraît qu’elle est partie à l’aube. Je crains
qu’elle ne soit allée trop au large et que…
Julia se fait
rassurante.
— Voyons, mon
amour, tu te tracasses pour rien… Elle nage comme un triton
!
— Enfin, il lui est
bien arrivé quelque chose, pourtant, non ? Quand je pense que nous
batifolions ensemble pendant que la pauvre enfant se noyait
peut-être !
— Tu te fais des
idées, gros lapin. Si ta fille s’était noyée, on aurait retrouvé
son corps ! Moi-même je suis allée faire un peu de pêche après
t’avoir quitté, je peux te dire que la mer était
calme…
Il y a un silence.
Je commence à prendre des crampes dans la position inconfortable
que j’occupe. Je donnerais n’importe quoi plus autre chose pour
être sur le lit et non dessous.
— Je suis venu te
voir, dit Bitakis qui doit aimer renforcer l’évidence.
Il a un accent
chantant, sans rapport avec l’accent norvégien.
— C’est gentil,
admet Julia.
— Ça m’a
réconforté, fait le marchand de barlus. Tu crois qu’il reste un
espoir ?
— J’espère que tu
n’en doutes pas ! s’exclame la douce enfant avec tant de conviction
qu’une personne normale serait obligée de faire plusieurs voyages
pour l’emmagasiner.
— Vois-tu, larmoie
Bitakis, s’il était arrivé quelque chose à cette petite, je me
suiciderais !
— Je te défends de
dire ça !
— Ce ne sont pas
des paroles en l’air !
— En tout cas, ce
n’est pas gentil pour moi…
— Je te demande
pardon, mais cette enfant représente tout pour moi. Sa disgrâce m’a
attaché à elle. Tu sais, les parents ont plus d’amour pour leurs
enfants lorsqu’ils sont déshérités par la nature… Sa mère est morte
quand elle avait six mois. Je me suis remarié. Ma seconde femme a
toujours été gentille avec elle, je dois l’admettre, mais de là à
remplacer une vraie maman ! Alors…
Et le vieux croûton
chiale. Julia doit se faire tartir. Je ne sais pas s’il lui refile
beaucoup d’auber, en tout cas ça vaut du fric, une comédie comme
celle qu’elle lui joue… Ça n’a même pas de prix ! Faut se le
farcir, le Bitakis. Et pas qu’à la dorme ! Dans le civil, il est
plus affligeant encore qu’en pyjama !
Ces débris de luxe,
ça exige qu’on les écoute et ça aime se raconter.
— Tu sais ce que tu
vas faire, gros minou ? gazouille ma donzelle.
— Non, fait le Grec
en français.
— Tu vas rentrer
chez toi et prendre deux cachets pour dormir. Quand tu te
réveilleras, demain matin, il fera soleil et tout rentrera dans
l’ordre. Ton Edith a dû rencontrer un beau gosse sur la plage… Au
fait, avait-elle l’habitude d’aller se baigner d’aussi bonne heure
?
— Jamais
!
— Eh bien ! lapin
bleu, tu ne trouves pas que ça sent le rendez-vous d’amour, ça ? Je
te parie qu’elle n’a même pas fait trempette et qu’elle est allée
rejoindre un polisson quelconque…
— Ah ! si tu
pouvais dire ça… Tout plutôt que…
— Mais oui, bien
sûr.
Pour le faire
taire, elle y va d’un nouveau patin façon Manon Lescaut et, comme
on ne parle pas la bouche pleine, le fossile arrête ses jérémiades.
Deux minutes plus tard elle est parvenue à le refouler out et je peux sortir de ma planque.
J’ai les cheveux
pleins de « moutons », ce qui est un comble pour un
policier.
Je regarde Julia en
rigolant sauvagement. Elle semble amère. Il y a de quoi. Des
séances comme celle à laquelle je viens d’assister sont
désespérantes lorsqu’elles se déroulent devant témoin. Franchement,
elle n’est pas fière d’elle !
Attendrissant,
votre mironton ! fais-je… Il est très bien en papa anxieux… Et
vous, en consolatrice, vous pulvérisez Edwige Feuillère dans la
Dame aux Camélias… J’ai jamais ouï des «
lapins bleus » et autres « gros matous » prononcés avec autant de
conviction…
— Ne vous fichez
pas de moi. Si vous croyez que c’est drôle !
— Personne ne vous
oblige à vous farcir ce déchet nautique.
— Si, fait-elle :
la vie.
Mince ! On se lance
dans le cours de philo ! C’est inévitable. Faut toujours que les
gens se mettent à tartiner sur leur sort avec vue sur le comment et
le pourquoi des choses…
Naturlich,
mademoiselle m’expose son curriculum.
Enfance
malheureuse. Vendeuse dans un magasin avec le patron libidineux.
Essai au cinéma qui se termine par un court métrage consacré aux
nouilles Benito… Et puis la rencontre du
tas d’or… Les toilettes, les voitures, les vacances, le compte en
banque… Bref, ce qu’on a toujours cru réservé à d’autres. Je pige
tout. Elle conclut :
— D’ailleurs, il
n’est pas très désagréable, Nikos. Tout ce qu’il demande, c’est un
peu de tendresse… Quelques cajoleries…
— Si vous avez du
rabe, soupiré-je, je suis preneur.
Et nous reprenons
la conversation là où nous l’avons laissée lorsque l’Hellène est
arrivé.
Ça se passe bien.
La météo nous est favorable. Il y a un vent debout qui n’est pas
piqué des vers et une zone dépressionnaire sur laquelle je fais
pression.
A noter un
anticyclone dans la région centre-ouest, mais sans
gravité.
Bref, sur le coup
de cinq plombes, le gars San-A. quitte le Bel-Azur en tapis noir, sans rencontrer âme qui
vive.
Je monte dans ma
calèche et rallie mon hôtel, avec la satisfaction dont à laquelle
au sujet de quoi vous vous doutez ! La vie est potable. La mer est
bleue, l’aurore aux doigts d’or caresse l’horizon. Des écharpes de
brume flottent au vent du large, comme les caleçons d’un facteur
sur un fil d’étendage.