CHAPITRE VII

AUX GRANDS MOTS LES GRANDS REMÈDES


— Tu fais de la photo d’amateur ? gouaille Béru.
— T’occupe pas !
Je me paie un instantané de l’orchestre. Je redouble la photo par mesure de sécurité et je murmure au Gros :
— Esbigne-toi sans te faire remarquer, si tu le peux. J’aimerais que les musiciens qui me connaissent ne nous voient pas ensemble…
— Compris, fait l’Enflure qui n’a rien pigé du tout.
Il se lève et, de sa démarche éléphantesque, va m’attendre au parkinge.
Lorsque nous sommes côte à côte dans la chignole, je me relaxe un chouïa.
— En somme, questionne l’Ignoble, tu es sur quelle affaire ? Le pianiste ou l’armateur ?
— Le pianiste ! choisis-je.
Je fonce chez un photographe et lui cloque mon appareil en lui demandant de me développer illico les photos que je viens de prendre.
— Vous aurez ça demain soir, promet-il.
— Pas du tout, je viendrai les chercher dans une heure !
— Vous rigolez ! Je ferme.
Je lui montre ma carte.
— C’est très important !
C’est un petit bougre avec un nez recourbé, des yeux clignotants et du poil dans les oreilles. Il porte un béret sur le sommet du crâne, avec une petite queue agressive comme celle d’une poire.
— Dans ces conditions, fait le champion de l’hyposulfite, je vais vous servir.
Pendant qu’il s’affaire, nous allons au commissariat, lequel se trouve non loin de là. Pistouflet vient d’y arriver. Il est nerveux et engueule ses hommes pour se rassurer.
Nez-cassé, entre autres, semble en prendre pour son absence de grade.
— Tiens ! Quel plaisir ! s’égosille mon honorable confrère en nous voyant entrer…
Notre visite lui cause autant de joie que la chute d’une cheminée sur le capot de sa voiture. Néanmoins, il nous serre la pince avec élan.
— Je passais rapport à l’autopsie. dis-je. Vous avez les résultats ?
— Xactement ce que vous pensiez : empoisonnement.
— A quoi ?
— Cyanure. C’est à cause qu’il est tombé raide mort ! Vous n’ignorez pas que c’est un poison foudroyant…
— Donc ça urgeait !
Le Gros déboutonne le haut de sa chemise et se gratte la poitrine à travers une brèche de son maillot de corps. Celui-ci ressemble à un vieux filet de pêche déchiqueté.
— Tu as des poux ? fais-je, sévère, car il la fiche mal.
— Non, c’est des miettes. Dans l’avion on nous a servi des toastes.
Il se reboutonne avec dignité.
— On pourrait p’t’être aller écluser un gorgeon ? suggère-t-il.
Pistouflet n’est pas contre. Nous voilà partis pour le bistrot voisin. La douceur de cette fin d’après-midi est indicible, comme dirait la marquise de Rabutin-Chantal. Les palmiers agitent leurs palmes — ce qui est leur droit le plus indiscutable — dans le vent léger soufflant du large.
Une fine poussière dorée saupoudre la ville aux toits décolorés par le soleil. Il y a dans les rues cette éternelle liesse, ce flux et ce reflux bariolés des estivants, cette odeur lourde de sueur et d’ambre solaire qui vous picote le nez…
— Si tu biglais Pantruche, comme c’est mort en ce moment ! dit Bérurier. C’est bien simple, y a plus que des Amerlocks !
Nous nous abattons comme un vol de condors à la terrasse de chez Tintin.
— Pastis pour tout le monde !
La présence du Gros me met dans l’ambiance boulot. Drôle de vacances. J’étais là, bien peinard, à me sélectionner des nanas et voilà que la fatalité s’est mise contre moi et a chamboulé ma quiétude. C’est tout de même malheureux, vous ne pensez pas ? J’appelle le drame comme un poussin perdu appelle sa mère !
Nous buvons. Je rêvasse. Béru a entrepris Pistouflet et lui raconte sa partie de pêche dans l’Eure. Il s’est fait contacter par une truite d’au moins huit cents grammes. « Je l’amène jusque z’à la rive. Et voilà que mon moulinet se bloque. Elle ruait comme une jument, cette vache ! Alors… »
Pistouflet ne connaîtra jamais la fin de ce passionnant récit à moins qu’il ne ligote la suite sur le Chasseur Français. Le chaudron cabossé qui lui sert de secrétaire s’annonce en courant.
Il est surexcité, Nez-cassé. Lui qui renifle en zigzag, il n’est pas à la fête, croyez-le.
— M’sieur le commissaire ! Venez vite !
— Quoi z’encore ! grogne Pistouflet qui venait juste de mettre le groin dans son anisss !
— Un nouveau suicide, m’sieur le commissaire !
Mon collègue émet un gémissement avec provision d’oxygène et branchement automatique sur nourrice de réserve.
— C’est pas possible ! Mais qu’est-ce que j’ai donc fait au Bon Dieu pour avoir une pommade pareille en ce moming !
Je biche la manche élimée du musculeux secrétaire.
— Qui ? fais-je, le cœur, le gosier et les lacets noués par un sombre pressentiment.
— M’en parlez pas ! Il s’agit de l’Espago qu’on a gardé cette nuit dans la volière !
Si j’étais moins réservé et si je ne portais pas un pantalon neuf, je me distribuerais cent un coups de pied dans les fesses.
Quelque chose me chuchotait que je commettais une connerie en restituant ce type à la vie civile.
Nous nous levons d’un commun accord.
— Où s’est-il détruit ? demandé-je.
— Chez lui, fait Nez-cassé.
— Tu as l’adresse ? demande Pistouflet à son subordonné.
— Je sais où c’est ! coupé-je.
— Vous savez tout ! trouve le temps de complimenter le Sherlock de la Côte.
C’est un bath cortège qui se carapate jusqu’à la petite maison d’un blanc immaculé, aux fenêtres ornées de tuiles creuses où le serveur espanche avait sa carrée.
Nous sommes accueillis par une vieille dame à cheveux blancs, vêtue de noir, qui se lamente avé l’accent.
— Misère ! Ce povre ! Quand je suis entrée dans sa chimbre et que je me le suis vu allongé sur son lit… Boudiou ! J’ai eu une brave frayeur…
Tout en s’exclamant, elle nous fait grimper un escadrin de bois verni. Naturellement, le Béru se fiche la hure en l’air et dévale six marches sur son usine à boustifaille. Nous atteignons enfin le premier. La porte d’Alonzo n’est pas fermée. La vioque nous la désigne du doigt.
— Intrez ! Moi je n’ose pas ! Jamais plus je ne voudrai pénétrer dans cette chimbre !
Nous pénétrons dans la pièce. Celle-ci est proprette et bien en ordre. Décidément, dans cette affure, tout est gentiment arrangé. Alonzo Gogueno, en manches de chemise, est allongé sur son pucier. Il est dans une attitude très recueillie. Sa pâleur est — vous admettrez le qualificatif — mortelle.
J’avise sur la table un verre et un petit flacon. Je hume les deux et je retrouve cette odeur bizarre que dégageait le verre d’Amédée. Il y a en outre une feuille de papier sur laquelle on a tracé en hâte quelques lignes d’une écriture maladroite.
Je lis.
C’est moi le coupable. Je préfère me donner la mort.
A. Gogueno.
— Pas d’erreur, murmure Pistouflet, il s’agit bien d’un suicide. Eh bien, voilà qui résout notre problème, n’est-ce pas ?
Le jour où les connards éliront leur président, il pourra poser sa candidature.
— C’est un meurtre ! déclaré-je.
— Enfin, voyons, bredouille Pistouflet en rougissant.
Béru qui snobe la province lui tapote la poitrine.
— Si San-A. l’affirme, vous pouvez être tranquille.
Or, il n’est rien moins que tranquille, le pauvre bougre. Il commence à trouver son poste pénible.
— Qu’est-ce qui vous fait croire…
— Deux choses. La première, la moins certaine d’ailleurs, ce garçon ne savait pas lire le français, à plus forte raison il était incapable de l’écrire… Mais j’admets qu’il ait pu me bidonner sur ce point. En tout cas, mon second argument est absolument sans réplique…
— Vraiment ?
— Vraiment !
— Eh ben ! accouche, bordel de Dieu ! hurle le Gros qui défaille de curiosité.
— Inspecteur Bérurier, je vous rappelle aux convenances ! dis-je froidement.
Le Mahousse hausse les épaules.
— Mon cher Pistouflet, cet homme est mort pour avoir absorbé du cyanure, vous êtes bien d’accord. L’odeur est caractéristique ?
— Oui, et alors ?
— Le cyanure est un poison foudroyant, nous l’avons vu. En ce cas, comment Alonzo aurait-il pu l’absorber, poser son verre sur la table et aller s’étendre sur son lit ?
— Merde ! fait Béru qui aime condenser ses pensées en un mot.
— Je m’incline, bredouille Pistouflet.
— Le ou les meurtriers n’ont pas pensé à ce détail capital. A mon avis, ils devaient être deux. L’un maintenait Alonzo sur le lit, et l’autre le forçait à avaler le breuvage fatal en lui pinçant le nez. Ils ont déposé ensuite le verre sur la table, grave erreur !
Je sors de la turne pour rejoindre la vieille dame.
Elle voudrait bien chialer pour faire vrai, mais elle ne s’en sent pas le courage. Elle est trop excitée par l’événement. Elle dresse mentalement la liste de tous les gens auxquels elle va pouvoir raconter ça ! Elle se dit aussi qu’elle aura son blaze dans le baveux local. Comme elle n’escomptait pas la chose avant son avis de décès, elle est dans tous ses états, comme Charles Quint.
— Vous êtes sortie faire des courses ?
— Je suis allée acheter des petits rougets pour ce soir.
— Quelle heure était-il lorsque vous êtes partie ?
— Quatre heures !
— Alonzo était là ?
— Té, oui ! Bien vivant, le povre ! Je lui ai crié : « Je sors, monsieur Alonzo. » Et il m’a répondu : « Intindu, madame Bouftafigue ! » Sa radio marchait.
— Vous êtes restée longtemps partie ?
— Deux povres petites heures ; j’ai rencontré une amie, Mme Barbiquiou, qu’est bien seulette depuis que son povre mari est mort, et nous avons cosé d’une chôse et d’une otre…
— Ensuite, vous êtes rentrée chez vous ?
— Té ! Naturellement !
— Vous n’avez rien remarqué d’insolite ?
— Hé non !
— Vous aviez fermé votre porte à clé en partant ?
— Pour quoi faire, puisqu’il y avait quelqu’un dans la maison ?
— Quand vous êtes-vous aperçue de… du drame ?
— Eh, té ! exulte la vioque, vous l’avez bien dit : c’est un vrai drame, peuchère ! Quand je m’in suis aperçue ? Boudi, tout de suite ! Je me pose mes rougets dans la cuisine, et je crie à M. Alonzo : « Ho ! Monsieur Alonzo, vos rougets, vous préférez vous les minger en friture ou pochés avé une soce au beurre ? » Et voilà qu’il me répond rien ! Moi ça me surprend, je monte… Je disais tout le long des marches : « Vous êtes là, monsieur Alonzo ? » Et vé, il était bien là, le povre, mais mort que c’en était un grand malheur…
Mes équipiers, qui m’ont rejoint en silence, écoutent les explications de la vieille dame.
— C’est très clair, affirme Bérurier, les assassins sont venus pendant votre absence !
Elle s’égosille, la mère Bouftafigue :
— Les assassins ! Qu’est-ce que vous me dites, peuchère ?
Et de pousser ce que Béru appelle « des cris d’or vrai » et Pinaud « des cris d’orfèvre ». Pistouflet la calme, lui promet de faire enlever la marchandise et de lui envoyer un de ses hommes pour lui tenir compagnie en attendant.
Nous retrouvons le soleil du midi. Il se fait pâlichon car l’heure a tourné.
— Il s’en passe des baths dans votre patelin ! ironise Béru à l’adresse télégraphique de Pistouflet.
— Les autres années, affirme le digne homme, on n’a que des procès-verbaux ou des accidents… De temps en temps un suicide à cause du casino, mais c’est tout…
Comme nous déambulons, je suis hélé par le photographe zélé dont auquel à propos de qui je ne pensais plus.
— C’est prêt ! me dit-il…
J’entre dans son antre à reproduire la bêtise et il me remet deux agrandissements 13 ? 18 de mes clichés. Bien que je ne sois pas Isis, j’ai le sens de l’instantané et mes cinq musicos sont très visibles… Satisfait, je douille le souilleur de plaques sensibles et je rejoins mes aminches.
— Cher Pistouflet, dis-je, on vous quitte pour aujourd’hui.
— Il faut que je prévienne la Sûreté, dit-il…
— Vous la préviendrez demain… Faisons comme si toutes ces morts étaient vraiment des suicides ou des accidents !
— Mais, le pianiste ! Avec le rapport du toubib, je suis bien obligé de conclure…
— Officiellement, le docteur ne vous aura remis ses conclusions que demain, vu ?
— Entendu.
— Toi, ronchonne le Gros, t’as une idée derrière la tronche !
— J’en ai même plusieurs !
— Ça promet ! Je parie qu’on va faire équipe de nuit, non ?
— T’as mis dans le mille, bonhomme Lalune !
— M’étonne pas. Et moi que je comptais m’offrir un bain. Un caleçon formide que je me suis acheté. Il était en solde à la Saint Maritaine…
« Tu veux le voir ? »
— Plus tard !
— D’ici que tu me donnes campo, il sera été bouffé aux mites.
— Attends-moi ici !
Nous sommes devant l’hôtel de La Voile au Vent qu’habitait feu Gueulasse. J’entre et je demande après Marinette, la servante moustachue.
Le taulier, pas content, l’appelle après m’avoir exprimé par une mimique appropriée son peu d’estime pour la police.
J’attire la donzelle à l’abri d’une plante verte dont les feuilles ressemblent à des couvercles de lessiveuses. Elle a le capot en effervescence. Je la trouble comme la flotte trouble le pastis.
— Ça me fait plaisir de vous revoir ! chuchote-t-elle en approchant sa moustache de la peau de mon lobe.
— Moi aussi, encouragé-je ; ça crée une intimité.
Je lui propose la photo de l’orchestre.
— Dites-moi, belle enfant, reconnaîtriez-vous, par hasard, le monsieur qui a visité cette nuit la chambre de M. Gueulasse ?
Elle approche l’image de son regard charbonneux. Il y a du suspense en suspens. J’attends, avec le palpitant qui me grimpe dans la gorge comme une grenouille grimpe à l’échelle de son bocal quand le temps va changer.
— Non, dit-elle, je reconnais pas.
— Vous êtes certaine ?
Nouvel examen attentif. Elle est formelle.
— C’est pas un de ces messieurs.
Je donne une chiquenaude friponne à ses bajoues.
— A bientôt, petite Suédoise !
— Vous reviendrez ?
— C’est promis.
L’oreille basse, le moral bas, tout bas, je retrouve le Béru des familles sur le trottoir. Il est en admiration devant un moulinet pour la pêche en mer, exposé dans une vitrine d’armurier.
— Tu te rends compte, fait-il, de ce qu’on pourrait ramener avec un machin pareil ?
— Il me le faudrait bien pour ramener quelque chose dans cette saloperie d’affaire ! glapis-je. Tu parles d’un lac de goudron ! Tout ce qu’on trouve, ce sont des cadavres ! Juan-les-Pins va devenir l’annexe de la morgue, au train où ça va.
Je rengaine les photos, mais j’en fais tomber une et c’est the Big qui, nonobstant son embonpoint, se baisse pour la ramasser.
Il jette un coup d’œil.
— Qué zaco ? Tu deviens imprésario ?
— Non, je m’étais dit, dans ma petite tête de don Juan diplômé, qu’un des musicos avait peut-être poivré son pote au cyanure. Excepté Alonzo, eux seuls ont eu la possibilité de le faire…
Intéressé, le Gravos étudie le cliché.
— Donc, répète-t-il, le meurtrier c’est, ou Alonzo, ou un de ces cinq mecs ?
— Le pianiste excepté, puisque celui qui figure sur la photo est le remplaçant de Gueulasse.
— Eh ben alors ! tonne Béru, le baryton des pauvres, tu te noies dans un verre de flotte, eh, truffe ! Pisqu’Alonzo a été zigouillé, et pisque, à part sa pomme, c’est un de ces quatre tordus qui a pu se faire Médée, faut chercher parmi eux…
J’opine, une fois de plus, car opiner soulage.
— Si l’Espago a dit vrai, il a déposé le plateau de boissons sur l’estrade.
Je désigne du doigt le point précis où Alonzo a glissé les verres ce matin.
— Tu veux que je te dise ? fait le Gravos.
— Oui ? appréhendé-je.
— Pour moi, c’est le flûtiste qui a manigancé le coup. Il a une bouille qui me choque !
— S’il voyait la tienne, il serait épouvanté, Béru. Ne jamais se fier aux apparences, tu connais ?
— Ouais, on m’a déjà sorti cette enseigne !
Il demande :
— T’as deux clichetons… Je peux en garder un ?
— Bien sûr. Et même je vais te charger d’un ouvrage délicat.
— La broderie, c’est mon genre, rigole le puissant cornichon en se mouchant dans ses doigts.
Il s’essuie après son pantalon et ajoute :
— Je vois déjà où que tu veux en venir, San-Antonio !
— Tu crois ?
— Ton idée, c’est que je m’occupe des musiciens. C’est pour ça que t’t’à l’heure tu m’as dit que je devrai faire chanter les autres.
— T’es malin, Béru !
— Merci, je suis au courant ! Et je vais t’esprimer le fin fond de ta pensée. Tu te dis que je dois prendre les quatre mectons séparément et leur dire à chacun que je l’ai vu verser le poison. Çui qui acceptera de me carmer de l’artiche, ou de m’en promettre pour prix de mon silence, sera le coupable ?
— Dix sur dix !
— Ça me plaît, affirme l’Enflure. Boulot tout en scatologie, j’en suis…
Psychologie, rectifié-je.
Si tu veux, je suis pas sectaire. Bon, on va becter maintenant ?
— Impossible, je suis attendu.
— Et ça te dérangerait de m’emmener ?
— Oui.
— Pourquoi, tu vas dans le grand monde ?
— Non, dans le demi… Et ça risque d’être long. Mets-toi au turbin sans tarder, tu sais où trouver les musiciens ? Du doigté, hein ?
— T’en fais pas, rassure Bérurier, j’en ai tellement qu’un de ces jours je vais me mettre à étudier le piano, moi z’aussi !