CHAPITRE
XIV
QUI VA NOUS PERMETTRE D’EN RESTER LÀ ?
Sur la petite
place jouxtant le commissariat, la pétanque fait rage. Bérurier
vocifère comme un congrès politique en affirmant bien haut que
Pistouflet est un arnaqueur.
L’inculpé proteste
de sa bonne foi et, armé d’une baguette de noisetier, prouve à son
collègue parisien que sa boule est bien la plus près du « petit
».
Je décide de ne
pas intervenir dans le conflit et je saute au volant de ma
charrette fantôme.
Le soleil continue
de dispenser ses chauds rayons à la Côte d’Azur. La mer moutonne et
les crêtes d’écume, etc. Un scintillement. Des miroitements…
Atmosphère capiteuse… Il me reste encore un stock de clichés à
écouler, prière de faire offre à la Maison Viens-Poupoule, bureau
des échanges culturels.
Je conduis en
souplesse comme un type qui doit aller quelque part, mais qui n’est
pas pressé d’y parvenir.
Des gosses roulées
comme dans un technicolor d’Hollywood me font des signes joyeux.
Elles portent des shorts pas plus larges que des pochettes de
premier communiant, et des soutiens-loloches format timbres de
quittance. Leurs corps bronzés lancent des éclats savoureux qui se
reflètent sur les chromes de ma chignole… La vie est belle et j’ai
du génie, ce qui est bien réconfortant.
Je retourne chez
Bitakis, pour un petit complément d’information. Puisqu’on liquide
la lessive, faut pas pleurer sa peine… Après cette corvée, je peux
vous annoncer que je m’offrirai quelques bonnes journées de repos.
Seulement je changerai de quartier. J’irai à Saint Trop’ et je vous
fiche mon bifton que même si la moitié de la population est
assassinée sous mes yeux, je ne lèverai pas le petit doigt pour
arrêter les coupables. Y en a classe. Moi j’attire l’affaire
criminelle comme la merde attire les mouches. C’est quand même
formide, un destin pareil, non ?
La femme de
chambre m’annonce que Madame prend une collation et qu’on ne peut
pas la déranger. Je lui rétorque que même si elle prenait un bain
de pieds, je la dérangerais. Vaincue par l’argument, la souris
noire et blanche me téléguide jusqu’à la salle à
manger.
Ça vaut le
spectacle…
La pièce est un
tout petit peu plus petite que le palais de Chaillot. Au mitan
trône une table de marbre blanc de douze mètres de long. A cette
table, la veuve Bitakis prend effectivement la collation dont à
laquelle au sujet de quoi la soubrette m’a causé.
Mince de
collation, les gars !
Je veux la même
lorsque je fêterai mon jubilé !
Un plateau de foie
gras… Un pot de caviar, un poulet froid et un ananas. Avec ça elle
peut se soutenir le moral, Mme Trois-Mentons. Si ça ne suffit pas,
on lui fera cuire des nouilles.
Ce qu’il y a de
bath, c’est que la présence des deux cadavres sous son troit ne lui
coupe pas l’appétit.
En me voyant
entrer, elle a l’air aussi joyce que si on l’opérait de la rate
sans l’endormir. Ses sourcils ne font qu’un et ses bajoues se
figent comme du saindoux dans un frigidaire.
— Je suis confus
de troubler votre repas, madame, assuré-je en prenant une chaise
sans qu’elle songe à me le proposer.
— Que signifie
votre visite ? éructe-t-elle en s’essuyant la bouche.
— Il faut que je
vous tienne au courant de l’évolution de la situation. Nous venons
d’arrêter le secrétaire de feu votre mari.
— Qu’est-ce à dire
?
— Il est à dire
que ce vilain coco est un dangereux repris de justice. Il est à
dire qu’il a assassiné votre belle-fille plus deux autres personnes
et que je vais l’envoyer à Deibler avec une totale tranquillité
d’âme.
Du coup, elle n’a
plus faim, la vioque. Le foie gras, ça sera pour une autre fois et
les œufs d’esturgeon, on peut en faire une omelette !
— Arrêté, Hubert
!
— Pour les raisons
ci-dessus énoncées, oui, madame… De même, nous avons appréhendé
également la maîtresse de votre mari, la fille
Delange…
Elle pose
violemment sa pogne chargée de gold sur la
table de marbre, ce qui fait un bruit pareil à celui d’un sac de
noix crevé.
— Tenir un tel
langage devant moi, monsieur !
Alors vous pouvez
amener vos pliants et venir voir San-Antonio au travail, mes
chéries.
— Ecoutez, Mémère,
je lui susurre à bout portant dans les étagères à lunettes,
p’t’être que vous impressionnez des gens avec vos perlouzes et vos
accords du subjonctif, laissez-moi en tout cas vous dire que ça me
laisse de marbre comme cette table qui ressemble à un caveau pour
famille nombreuse.
« Vous allez
quitter vos grands airs sinon je vais montrer les dents, d’accord ?
»
Elle n’a qu’un
geste : l’index braqué vers la lourde.
Qu’un cri : «
Sortez ! »
Moi, je
rigole.
— D’accord, je
vais sortir, mais pas seul. Vous m’accompagnerez, Mémère, et je
vous aurai offert auparavant des bracelets supplémentaires. Ceux-ci
ne viendront pas de chez Cartier, mais ils feront beaucoup plus
d’effet…
Elle manque d’air
et ouvre si grandement sa clappeuse qu’on distingue le fond de son
slip.
— Vous êtes mêlée
à ces meurtres, madame Bitakis.
« Mieux : vous en
êtes l’instigatrice. Avec les meilleurs avocats de France et des
certificats psychiatres, vous vous en tirerez peut-être avec dix
piges, mais il ne faut pas espérer mieux. D’autant plus que le gars
Drivet va drôlement vous en coller sur les épaules… »
Les bajoues de la
veuve deviennent fiasques comme bouse de vache non constipée. Elle
me bigle avec des vasistas immenses comme l’entrée du Grand Palais
un jour d’inauguration du Salon de l’Auto. Cette fois, elle ne
songe plus à me jouer le troisième acte de «
Savez-vous-à-qui-vous-causez ? » Elle se liquéfie comme un sorbet
exposé en plein Sahara.
— Ecoutez ça,
mémère… Vous êtes la seconde femme de Bitakis. Et ça ne carburait
pas fort, le ménage. Mais vous teniez bon, because le paquet
d’osier que représentait cette union.
« Un truc vous
tracassait : votre bonhomme, dans son testament, laissait tout son
artiche à sa tarderie de fifille. Vous n’aviez que des clopinettes
cintrées en cas de décès, sauf en cas où la môme Edith viendrait à
décéder avant vous… Cette clause a coûté la vie à cinq personnes,
quand on y réfléchit.
« Vous avez mis
votre main de fer dans un gant de velours pour caresser le projet
d’hériter entièrement. Pour cela, une condition essentielle : la
mort d’Edith. Plus une sage précaution : liquider le dabe aussi
pour le cas où le chagrin aidant, il prendrait la fantaisie de tout
léguer à l’œuvre des « Petits Constipés à la Montagne » ou des «
Gens de mer et père inconnu ». Oui, mais comment mettre ces
funestes projets à… exécution, le terme est juste. C’est alors que
le hasard vous a servie. Un jour, une vieille publication vous est
tombée sous le face-à-main. Là-dessus il y avait un papier (avec
photos) sur l’affaire Drivet et vous avez découvert que Drivet et
Hubert Taugranpier étaient une seule et même personne. Quel
merveilleux parti vous pouviez tirer de ça ! Un meurtrier sous
votre toit, dans l’intimité d’un mari que vous vouliez faire
disparaître ! C’était plus qu’inespéré…
« Vous avez mis le
marché en main à Hubert. Il se chargeait de liquider le père et la
fille avec doigté, tact et célérité ; moyennant quoi vous lui
lâchiez le gros paquet. Cent millions, m’a dit la fille Delange… Ça
valait ça !
« Drivet qui, très
certainement n’attendait qu’une occasion d’arnaquer votre Vieux, a
accepté. Il n’avait pas le choix : d’un côté vous le teniez, de
l’autre il pouvait ramasser de quoi se retirer à tout jamais des
affaires… Il a organisé ces deux opérations scientifiquement, comme
une exploration antarctique. Il fallait des alibis pour lui et sa
complice… Des morts logiques, pour Edith et son père… Vraiment du
grand art. L’œuvre de sa vie !
« Contre lui un
seul pépin : le hasard ! Le hasard qui m’a mis en travers de son
chemin… »
Je me
tais.
— Alors, ma bonne
guêpe, qu’avez-vous à dire ?
— C’est un tissu
de mensonges ! bredouille la vioque.
— Vous vous ferez
une robe dedans pour passer aux assises. Sonnez votre femme de
chambre pour qu’elle vous prépare une valoche…
Elle n’a pas la
force d’obtempérer, c’est bibi qui dois appuyer sur la sonnette,
mais comme je ne répugne pas aux exercices violents, je m’acquitte
de cette mission périlleuse avec brio.
— Préparez une
valise à madame ! ordonné-je à la soubrette.
Elle est
sidérée.
— Madame part en
voyage ?
— C’est
ça…
La gosse pense à
la maison pleine de cadavres, aux enterrements qui se préparent,
aux faire-part, aux visiteurs…
Pas le moment
d’aller voir Naples, doit-elle se dire.
— Madame part pour
longtemps ? bredouille-t-elle, effarée.
— Une dizaine
d’années, réponds-je.
Et n’y tenant
plus, je chope un pilon de poulet et mords dedans
gaillardement.
Effondrée sur son
siège, Mme veuve Bitakis se met à chialer sur ses
malheurs.