CHAPITRE
XIII
QUI N’EST PAS BÉNÉFIQUE POUR TOUT LE MONDE ?
Je finis mon
pastis et me prends par la menotte afin de m’emmener
promener.
Voilà plusieurs
heures que je n’ai pas conté fleurette à Julia et, vous
l’avouerais-je, le temps me dure d’elle. Y a pas, faut en convenir,
je l’ai dans la peau, cette gosse.
C’est marrant, la
vie. Il y a trois jours, j’ignorais jusqu’à son existence et voilà
que maintenant elle me perturbe l’encéphale, l’oreillette gauche,
la moelle épinière et transforme mon sucre gastrique en
caramel.
A son hôtel, on me
dit que mademoiselle vient de sortir mais qu’elle a laissé un
message à mon intention. La chère petite ! Elle a la marotte du
message.
Je lis
:
Suis à la plage !
Le contraire m’eût
étonné. Son chagrin mis à part, elle reprend ses soucis quotidiens
: se faire bronzer, se faire coiffer, se faire fringuer et
manucurer… La vie continue, quoi ! avec ses exigences, ses fardeaux
qu’il faut se coltiner vaillamment…
Je gagne la plage.
Jamais elle n’a été aussi joyeuse, aussi colorée qu’aujourd’hui.
Même sans Bérurier elle est marrante. Cette grève de nombrils,
cette forêt de parasols, ce moutonnement de dargeots…, ces cris
d’enfants…, ces énormes ballons aux côtes multicolores… Tout cela
constitue un flamboiement allègre…
J’avance entre les
académies bronzées, enjambant des nudités, des rotondités, des
difformités, des beautés, des monstruosités, des énormités, des
anfractuosités et des pédés.
— Hou ! hou ! fait
la voix harmonieuse de ma belle…
Elle a son maillot
rouge vif, celui qui la fait ressembler à une déesse du feu. On a
envie de lui interpréter la danse du sabre, mes enfants
!
— Bonjour,
chérie…
— Vilain,
bêtifie-t-elle, tu aurais pu m’appeler ce matin…
— J’ai eu
tellement de choses à faire, mon pauvre lapin…
— Ton enquête
?
—
Oui.
— Elle avance
?
— Elle
s’achève.
— Sans rire
?
— Pourquoi, tu me
prenais pour une truffe ? Elle rit et me donne une tape prometteuse
au plexus seulabre.
— Tu permets,
chéri, je vais me changer. On déjeune ensemble ?
— C’est à
voir…
Je l’escorte, je
la convoie jusqu’à sa cabine.
— Deux secondes,
promet-elle.
— Hé ! je rentre
avec toi, Julia…
— Tu es fou
!
— Personne ne
regarde de ce côté. Tu sais comme je suis fripon à mes
heures…
Elle sourit, et,
vaincue, me laisse pénétrer dans la cabine.
Je commence par le
commencement, à savoir par lui livrer à domicile une menteuse
roulée façon fermière. Puis je remarque, dans la pénombre de la
guitoune :
— Elles sont
vastes, ces cabines, tu ne trouves pas ?
— Oui, on a ses
aises, reconnaît-elle.
Je lui masse le
soubassement machinalement. Les Chinois s’exercent le sens tactile
en tripotant des boules d’ivoire, moi je les imite en malaxant une
matière plus humaine.
— On tient
facilement à deux, là-dedans, non ?
— Oui, tu
vois…
Est-ce une
illusion ? Il me semble que sa voix a eu un léger fléchissement.
Peut-être que sa dynamo est à plat, non ? Un silence. Un silence
oppressant. Je sens sa poitrine qui s’agite contre la mienne. En
d’autres temps, ça me porterait à haute température, mais ici ça me
laisse aussi froid qu’un discours de réception à la « Cadémie
».
— Qu’est-ce que tu
as ? bredouille-t-elle.
— Et toi, Julia
?…
— Moi,
rien…
C’est du dialogue
qui ne fait pas évoluer une action.
Seulement, il est
plus éloquent qu’il n’y paraît. Il a un prolongement… Et ma belle
le sent fort bien. Tout son corps me téléphone la trouille qui
s’empare d’elle.
Je la laisse
frissonner tout son saoul.
— Sors d’ici,
bredouille-t-elle, il faut que je m’habille.
— Je sortirai
quand tu m’auras dit, chérie…
— Quand je t’aurai
dit quoi ?
— La vérité sur la
mort de Bitakis et de sa chérie…
— Tu es fou ! Je
n’ai rien…
— Pas la peine de
bluffer, je viens d’arrêter Hubert Taugranpier. Il s’est mis à
table… En partie, du moins. Il t’accuse en bloc. Pas galant, hein ?
Si tu ne te défends pas, tu vas te retrouver tout à l’heure avec
une inculpation de meurtre longue comme un rouleau de papier peint
!
— Tu l’as arrêté !
soupire-t-elle, si bas qu’il faut mon ouïe exercée pour percevoir
ses paroles.
— Nous irons le
voir au commissariat tout à l’heure, chérie. Nécessairement,
puisque toi aussi tu vas connaître la paille humide des
cachots.
Elle gémit
:
— Chéri ! Non, tu
ne vas pas faire ça !
— Qu’est-ce que tu
crois, mon ange, je suis un bon petit poulet. Même quand je me
déguise en Casanova, je reste un royco, c’est une fatalité
!
— Je n’ai tué
personne…
— Il faudrait le
prouver…
— Je te le
jure…
— Ah ! la phrase
des serments, ricané-je. Elle est traditionnelle ; tous les
meurtriers commencent par jurer qu’ils ont la blancheur Persil. Et
puis on les confond et ils reconnaissent avoir buté leurs père et
mère…
Le cri qu’elle
pousse doit s’entendre depuis la plage.
— Non ! C’est faux
! Je n’ai pas tué…
Le moment est venu
d’agir avec dextérité.
— O.K. ! poulette.
Loque-toi, ensuite nous irons bavarder dans un endroit où nous
serons plus à notre aise.
Je ressors, mais
je reste adossé à la porte. On dit — et moi le premier je le clame
— que les gonzesses sont longues à se préparer, je vous prie de
croire que Julia fait mentir le dicton. En moins de temps qu’il
n’en faut pour fermer un poste de radio quand parle un Premier
ministre, elle est en civil. Robe légère, en Vichy, comme disait le
maréchal, avec d’aimables carreaux bonne femme.
— Tu es belle à
croquer, chérie, certifié-je. Et crois-moi : je m’y
connais.
Elle me regarde et
n’a qu’une seule et très brève réponse :
— Salaud !
dit-elle.
Pistouflet et
Bérurier sont aux prises lorsque nous nous annonçons à la cabane
poultoks.
L’empoignade fait
rage. Jugez-en :
Pistouflet vient
d’annoncer un cent à trèfle plus un cinquante beloté lorsque le
foudroyant Béru allonge quatre neufs sur le tapis avec la mine
entendue d’un type qui a déjà à lui tout seul la bataille de
Marignan, celle de Verdun plus quelques autres non
homologuées…
En me voyant, ils
cessent de tonitruer. Je passe devant eux comme la justice devant
le crime. Je tiens Julia par le bras et la guide vers la cage à
poules à l’intérieur de laquelle mijote le gars
Taugranpier.
— Ceci pour te
montrer que je ne bluffe pas, fais-je à la gosse.
Je la guide alors
dans le bureau de Pistouflet. Les combattants viennent de planquer
leurs brèmes et me distillent des sourires fervents pour essayer
d’éviter mes sarcasmes.
Pistouflet, galant
comme un général en retraite, se lève et propose son fauteuil à
Julia :
— Mademoiselle, si
vous voulez vous asseoir, gazouille-t-il.
Julia s’assied en
marmonnant un « merci » de ses lèvres décolorées par la
pétoche.
Le gars Béru qui
se croit encore avec sa tarderie de reine Victoria fait jouer ses
charmeuses. Il coule à mon égérie des regards satinés qui
foutraient des haut-le-cœur à un marchand de sucre
d’orge.
— Bon, déclaré-je,
messieurs, foutez-moi la paix, j’ai à discuter avec cette gonzesse
!
Pour le coup, on
joue « changement de décor ». Les deux poulagas se regardent, nous
regardent, aspirent un air insalubre qu’ils n’ont aucun mal à
transformer en gaz carbonique et prennent le parti le plus sage,
celui de nous laisser.
J’allume une
cigarette.
— Parle, mon cœur
!
Elle se paie le
luxe de minauder…
— Je n’ai rien à
dire…
— Que tu crois !
lancé-je en lui télégraphiant une gifle.
Sa charmante tête
de linotte (comme dirait mon amie Annie Cordy) fait un aller et
retour de gauche à droite.
Elle pleurniche
:
— Brute ! Je n’ai
rien fait, je…
Moi, vous me
connaissez ? Pas tellement patient lorsqu’on a besoin de faire la
lumière et que les plombs s’obstinent à sauter.
— Pour te prouver
que tu l’as in the baba, comme on dit à la
cour d’Angleterre, je vais te mettre le nose
in the crotte (toujours comme on dit à
Buckingham Palace). L’autre soir, dans ta chambrette d’amour,
lorsque tu m’as fait planquer sous ton pageot, ça n’est pas Bitakis
qui est venu, mais Taugranpier. Il a joué le rôle du Grec. Et cette
comédie m’était exclusivement destinée. Je dois reconnaître du
reste que les protagonistes étaient absolument
parfaits.
— Comment
as-tu…
Elle se reprend,
comprenant que, désormais, elle n’a plus en face d’elle un monsieur
qui lui veut du bien et lui en fait, mais un impitoyable
représentant des Usines Lachâtaigne and Co.
— Comment vous
êtes-vous aperçu de… de la chose ?
Curiosité féminine
! Que de couenneries n’a-t-on pas commises en ton nom (excusez,
m’sieurs-dames, mais c’est mon côté sentencieux : ça me pose auprès
des douairières).
— Ecoute, bijou,
susurré-je, car j’aime assez user des mots en « ou » dont le
pluriel se fait en « x ». Ecoute, j’ai une mémoire visuelle qui me
valait en classe le surnom mérité d’Œil de
Faucon. Quand j’étais planqué sous ton champ de tir à l’arc,
l’autre nuit, je n’ai vu du pseudo-Bitakis que ses pieds et ses
chevilles, mais je les ai bien vus. Or, tout à l’heure, je me suis
rendu chez ton lapin bleu qu’on emballait. Et soudain mon regard
s’est arrêté sur ses pieds. Il avait des targettes phénoménales, le
pauvre chéri, au point qu’il devait chausser au moins du 45.
Remarque que pour un armateur, avoir de grands bateaux, c’est pas
tellement une hérésie ! Bref, il m’est apparu de façon péremptoire
que ces pieds-là n’étaient pas les ceuss que j’avais observés quand
je jouais les amants surpris sous ton dodo. Ceux du visiteur
nocturne, je m’en rappelle, étant au contraire très petits… C’est
cela qui m’a permis de démasquer Hubert Taugranpier. Tu piges
?
Elle pige. Mais
elle ne trouve rien à répondre.
Je m’assieds en
face d’elle, je lui chope les mains par-dessus le sous-main de
Pistouflet. Elle a les extrémités gelées par la frousse, cette
gosseline.
— Puisque les
révélations sont durailles à sortir, je vais te dire mon point de
vue, ça te facilitera les choses ; de la sorte, tu n’auras qu’à
rectifier… D’ac ?
Elle hoche la
tête.
Je souffle un
nuage bleuté qui se transforme en une figure picassienne puis
j’attaque, l’œil en accent circonflexe pour mieux me concentrer
:
— Taugranpier qui
accompagnait toujours son patron a fini par devenir ton amant de
cœur, exact ?
Acquiescement de
Mlle Chochotte.
— Un jour, pour
une raison que je ne pige point encore, vous avez décidé de
supprimer le vieux et sa fille. Re-exact ?
C’est trop grave
pour qu’elle puisse se permettre un nouvel acquiescement, mais son
silence figé ne constitue-t-il pas un aveu ?
En conséquence de
quoi je poursuis :
— L’autre matin,
le dévoué secrétaire a fixé rencart sur la plage à la fille de son
boss. Pour ne pas être reconnu il portait une combinaison pour la
pêche sous-marine et, afin de donner le change, il s’était affublé
d’une paire de nichemards bidons afin de passer pour une pin-up
pécheresse. Je me goure ?
— Non, fait la
tête de mon interlocutrice.
— Peut-être
faisait-il du gringue à Edith Bitakis ? C’est même probable. La
pauvre môme étant locdue comme trente-six derrières de singes
collés à un bâton, elle a marché dans l’amourette. Tu parles : la
chance de sa vie… Et puis, Hubert est un beau gosse dans son genre…
Bref, il l’a emmenée de bon matin dans une île : Saint-Honorat ou
une autre, avec un hors-bord loué à cette intention ? Vu
?
— Comment
avez-vous pu reconstituer tout ça ? bée-t-elle.
— J’ai de la
matière grise avec la manière de m’en servir, trésor. Donc, il
était tôt. Ils sont arrivés dans une petite crique déserte.
Taugranpier a estourbi la môme, puis il lui a approché la gorge de
l’hélice du Johnson, comme un scieur approche la bûche de la lame
d’une scie circulaire… Il a le cœur bien accroché, le frangin… Je
suis toujours dans le droit chemin, poupée ?
— Oui, souffle la
môme Julia.
— Bravo pour
San-Antonio !
J’émets un rire
machiavélique, ce qui vaut mieux que d’émettre des chèques sans
provision, et je continue ma broderie maison :
— Il a planqué le
cadavre sous la bâche du canot et il est revenu. Seulement il ne
voulait pas se montrer à Cannes. Si des gens l’avaient reconnu
là-bas, on aurait pu faire un rapprochement, par la suite, entre sa
présence et celle de la fille Bitakis. Il est venu à Juan-les-Pins.
Toi, ma belle, tu l’attendais dans ta cabine. Il fallait qu’il eût
un endroit pénard où se défringuer. Ça a été ta
cabine.
« Un moment après
qu’il y soit rentré, tu es ressortie… Les gens t’ont suivie du
regard. Le gars Taugranpier a attendu cinq minutes et s’est barré
sans attirer l’attention. D’ailleurs, l’alignée uniforme des portes
de cabine se prêtait à ce genre de tour de passe-passe. Il faut
vraiment avoir le numéro en tête pour en reconnaître une
particulièrement.
« Bon, tout
s’était bien passé. Et voilà-t-il pas qu’un petit dégourdi, moi en
l’occurrence, s’approche de toi et se met à te baratiner. Pour
débuter, tu l’envoies sur les roses. Mais tu te ravises quand je te
parle de ta pêche sous-marine. Tu te dis que pour faire un
rapprochement entre toi et la combinaison, il a fallu que j’observe
la porte de ta cabine. Ça te tracasse. Tu finis par m’accepter…
Nous devenons une paire de bons camarades… Tu me fixes rembour pour
le soir. Nous nous retrouvons à la Pinède,
et là, t’as de l’émotion car tu apprends simultanément deux choses
: la première, que je suis un flic réputé (tu permets, je tiens au
mot réputé !) la seconde, que je connais Amédée Gueulasse. Fâcheux,
tout ça. Pour le premier truc, je conçois ton désarroi, quant au
second, j’attends que tu m’expliques l’incidence Gueulasse dans
l’aventure… »
Elle va pour
jacter, je l’arrête d’un geste d’imperator romain :
— Plus tard ;
laisse-moi finir de reconstituer ce que je pige ; après nous
remplirons les blancs… Gueulasse meurt sous nos yeux, empoisonné
par Dubois. Je commence l’enquête et toi, ma toute frêle, tu
regagnes ton hôtel où je dois te rejoindre. Maintenant, je pige ton
départ précipité. Tu avais hâte de mettre Taugranpier au parfum. La
mort de la fille s’était passée sans histoire, celle du papa devait
suivre et je risquais de tout fiche par terre…
« Vous avez donc
décidé de me jouer la comédie du vieux bonze venu pleurnicher son
inquiétude dans le giron de sa maîtresse et annoncer sa mort dans
le cas où…
« Comédie impec,
je me complais à le répéter. J’ai mordu dans le vanne de mes
trente-deux chailles… »
Elle réussit un
pauvre sourire plein de détresse.
— Si, si,
renchéris-je. Ce fut parfait. On sent que le gars Hubert avait bien
observé son chnok de patron. Il avait une voix de vieillard et des
expressions de vieux pigeon… J’ai marché. Et tu sais, pour faire
marcher San-Antonio dans ce genre de comédie, faut se lever de
bonne heure ou être Gabin et Morgan. Pendant qu’elle se déroulait,
le vrai Bitakis ronflait chez lui. Taugranpier est
rentré.
« Sur le matin,
Dubois, le flûtiste qui était dans le coup, est allé chercher le
cadavre dans le canot et l’a transporté sur la plage. Il a prétendu
l’y avoir découvert…
« On prévient
Bitakis. Celui-ci est un homme d’affaires impitoyable, avec une âme
d’acier trempé. Il a du chagrin, mais il sait surmonter sa douleur…
Il donne les instructions, et rentre chez lui… Toi, tu te trouves
dans son burlingue.
« Lorsque le
secrétaire monte réveiller Auguste, le chauffeur, tu comptes
jusqu’à dix et tu tires brusquement une olive dans le caberlot du
Grec… »
— C’est pas vrai !
hurle Julia.
Je passe outre,
comme disent les caravaniers.
Et je poursuis,
véhément, superbe dans mon numéro de C.Q.F.D. :
— Si, ma belle…
L’armateur largue les amarres. Il pique du naze sur son burlingue.
Toi, tu passes en souplesse dans la pièce attenante et, pendant que
Taugranpier et Auguste le chauffeur s’affairent autour du cadavre,
tu as tout le temps de quitter la cabane sur la pointe des pieds et
de rentrer à ton hôtel…
Elle secoue le
caberlot à la désespérée.
— Non, non
!
Alors c’est là que
le célèbre San-Antonio, le roi de la sourde, l’empereur de la
déduction, le souverain poncif de l’enquête, sort ce que les
chaussures André appellent « une botte secrète ».
— Ecoute-moi,
trognon, je suis à même de te confondre. Parce que depuis hier je
sais que tu as trempé dans l’histoire. Je l’ai su lorsque j’ai
déniché la combinaison de pêche sous-marine. Il n’y a pas besoin de
posséder un œil à lentille télescopique pour s’apercevoir qu’elle
était bien trop grande pour toi. Et pourtant tu n’as pas tiqué
alors que pour toi ça devait être plus évident encore que pour moi.
J’ai pigé ce que le pilleur de cabine était venu maquiller sur la
plage… Il venait récupérer la combinaison que vous y aviez laissée
afin de la faire disparaître, car ce vêtement de caoutchouc pouvait
m’amener à réfléchir… Le gars en question, c’était Taugranpier.
Vous sentiez tous les deux qu’avec mon grand naze fouineur je
pouvais devenir dangereux…
« Bref, ce matin,
en passant à ton hôtel, j’en ai profité pour me rencarder auprès de
la direction. J’ai appris que la nuit du suicide de Nikos, tu avais
quitté l’hôtel sur mes talons et que tu n’y étais revenue que dans
la matinée… Exact ? »
— Je n’ai pas tué
Bitakis !
— Si ce n’est toi,
c’est donc ton frère… Qui a fait le coup, alors ?
Elle est au bord
de la crise de nerfs… Sa pâleur est effrayante.
— Bouge pas,
fais-je, je vais t’offrir un remontant.
J’interpelle le
Gros qui palabre à côté :
— Apporte une fine
en vitesse, Goret !
Il tourne vers moi
sa trogne fluorescente.
— Un peu de
respect ! proteste-t-il. Je suis ton inférieur, peut-être, mais la
politesse…
Je n’écoute pas la
suite et je reviens à ma brebis. Un peu galeuse, l’ovidée, malgré
son adorable frimousse. Elle est à manipuler avec des
pincettes.
Le Gros s’amène
avec le coup de tord-tripes et ça redonne des couleurs à Julia.
Galantin, Béru s’informe :
— Mademoiselle a
eu un malaise ?
Comme on ne lui
répond pas, il explique que Berthe Bérurier, sa camarade de lit, a
eu les mêmes symptômes jadis. On croyait que c’était la vésicule
mais, affirme le Poussah, « s’agissait de coliques effrénées
».
Il fronce les
sourcils.
— Pas effrénées,
frénétiques… ou hermétiques… Enfin, vous voyez ce que je veux dire
?
Moi je lui demande
s’il ne voit pas mon 42 fillette qui convoite la partie charnue de
son individu. Il s’en va avec hauteur.
— Alors, Julia,
poursuis-je, après ce délicat intermède, tu disais donc
?
— Je n’ai pas tué
Nikos…
Elle baisse la
tête.
— Je n’en ai pas
eu le temps. Il s’est réellement suicidé…
— Tu débloques !
C’est une histoire que tu as bouquinée dans « La Veillée des
Chaudières », le journal de Landru ?
— Non, non, il
faut me croire… J’avoue que tout ce que tu… tout ce que vous venez
de dire, dans l’ensemble c’est vrai. Et c’est vrai aussi que je
devais tirer une balle dans l’oreille du Grec, c’est vrai que
j’étais dans son bureau… Mais je ne m’en suis pas senti le courage.
Au dernier moment, c’est-à-dire quand j’ai mis la main sur la
crosse du revolver qui était dans ma poche, j’ai compris que
c’était au-dessus de mes forces et je me suis sauvée sans un mot
d’explication. J’ignore ce qu’a pensé Nikos… Il n’avait même pas
paru surpris de me voir arriver dans son bureau. Je lui avais dit
que son secrétaire venait de me téléphoner la nouvelle. Il n’y
avait pas prêté attention. il était amorphe, prostré… Donc, je me
suis sauvée et à peine étais-je dans le parc que j’ai entendu la
détonation. Il s’est suicidé, comprenez-vous ? SUICIDÉ pour de bon
!
J’écoute Julia. Je
regarde Julia… Je suis incertain. Je comprends qu’elle ne ment
peut-être pas ; mais je me dis qu’une garce pareille peut très bien
me berlurer… Tout est possible avec cette fille. Aussi ne me
mouillé-je point.
— Il ne
m’appartient pas de trancher cette question épineuse, ma poupée. Le
juge d’instruction qui instruira ton affaire s’en dépatouillera. Tu
lui feras du charme pour mieux le blouser.
Elle n’insiste pas
et se met à verser des larmes de crocodile, lesquelles me laissent
aussi froid qu’un nez de chien bien portant.
— Elucidons
certains autres points, belle Andalouse aux seins
brunis.
— Qu’est-ce que
vous voulez savoir ?
— Des tas d’autres
choses. Par exemple, ce que vient faire le pianiste Gueulasse dans
cette galère ?
Elle secoue la
tête.
— Ç’a été le
détail qui a fait tout craquer…
— Mais encore
?
— Eh bien, Hubert
avait besoin d’un complice…
— Dubois
?
— Oui, vous l’avez
dit ; c’était nécessaire pour la découverte du corps qui devait
avoir lieu à une heure déterminée.
— Alors
?
— Le matin, après
le… après la mort d’Edith Bitakis, Hubert s’est aperçu que
l’accident avait détérioré l’hélice du bateau… Il paraît que c’est
fragile, une hélice…
« Il a eu beaucoup
de peine à revenir des îles car elle était faussée… Il s’agissait
d’un bateau de louage. S’il le rendait dans cet état, par la suite
on ferait un rapprochement entre l’accident et cette avarie,
n’est-ce pas ?
— Et comment
!
— Il fallait donc
réparer… Mais Hubert ne connaissait rien en mécanique. Il a prévenu
Dubois qui, lui non plus…
Je fais claquer
mes doigts.
— Et Dubois a
demandé à Gueulasse parce qu’il savait que Gueulasse avait des dons
en la matière ?
— Voilà
!
— Ce Gueulasse a
acheté une nouvelle hélice et l’a mise à la place de l’autre. Mais
au cours du travail, il a découvert des cheveux et des lambeaux de
chair enroulés à l’arbre de l’hélice… Il a demandé des explications
à Dubois. Dubois comprenant qu’il ne pouvait nier l’évidence lui a
raconté qu’un de ses amis avait eu un accident et qu’il ne voulait
pas que cela se sache… Alors Gueulasse a demandé une forte somme
pour se taire. Et il a emporté l’hélice compromettante comme pièce
à conviction… Hubert et Dubois ont alors décidé de le
supprimer…
— Vu. Et le mot
qu’il m’a écrit au vu et au su de ses collègues a précipité son
trépas. Je suppose qu’il était temps. En m’apercevant, Amédée qui
n’était pas une vraie crapule a eu envie de se confier à la
police…
— Oui, c’est
cela…
— Et dans la
soirée, Dubois est allé à l’hôtel de Gueulasse sous un prétexte
fallacieux pour récupérer l’hélice ?
—
Oui…
Tout s’enchaîne
divinement.
— Parlons
maintenant du pauvre Alonzo…
Elle
soupire.
— Vous avez voulu
lui faire endosser le meurtre de Gueulasse, n’est-ce pas ? Vous
aviez peur que j’arrive à découvrir la vérité ? Alors sa mort a été
décidée ?
— Oui, c’est
affreux.
— Un drôle de
gars, ton Hubert. Il a une conscience en fer-blanc ou quoi
?
Elle baisse la
tête.
— Vous avez
entendu parler de l’affaire Drivet ?
— Parbleu, c’était
en 52. Le clerc de notaire surpris en flagrant délit d’adultère
avec la femme de son patron et qui avait tué celui-ci
?
— C’est bien ça
!
Ma parole, je
pourrais faire une fortune dans un jeu radiophonique en choisissant
la branche « Annales judiciaires ».
— Et alors
?
— Alors, Drivet,
c’est Hubert…
Je
bondis.
— Nom de Dieu
!
— Si ! Il avait eu
une remise de peine pour bonne conduite. Il s’est procuré une
fausse identité et a trouvé cette place chez Bitakis…
Je reste songeur.
Décidément, j’ai mis le nez dans une sacrée affaire ! On n’a pas
fini d’en parler dans les chaumières et à la une des journaux. Vous
parlez de vacances reposantes !
Sur ces
entrefaites, le Gros montre son physique avenant surmonté d’un
chapeau limoneux.
— San-Antonio ! On
va faire une pétanque avec Pistouflet… Si t’as besoin de nous, tu
nous trouveras sur la petite place à côté.
Je n’ai même pas
la force de sourire…
Un silence
sirupeux s’établit à son compte dans la petite pièce qui pue
l’administration et le pastis.
— Abordons
maintenant le dernier chapitre, ma douce enfant…
Elle hausse son
sourcil gauche en signe d’interrogation.
— Le mobile,
dis-je, car m’est avis que celui-ci doit être carabiné. Voyons : tu
as la chance d’être la maîtresse enviée d’un des hommes les plus
riches d’Europe et tu participes à son assassinat ! En somme, tu
butes la poule aux œufs d’or, non ?
Elle détourne la
tête. Jolie gosse, décidément. Que n’est-elle restée dans son
emploi de petite fille à embellir la vie ! Les jurés seront
sûrement troublés et pour peu qu’elle leur fasse une petite séance
de ramasse-miettes, c’est la truffe meurtrière d’Hubert (alias
Drivet) qui trinquera.
Cézigue est aussi
certain d’y aller du cigarillo que moi de me cogner une faramineuse
bouillabaisse ce soir pour célébrer mon triomphe.
— Bitakis se
détachait de moi, fait-elle.
— Qu’est-ce que tu
racontes ? Dès qu’il avait un moment, c’était pour venir te
cajoler…
— Il venait, mais
il ne cajolait rien du tout. En vieillissant, il changeait de
caractère. Il me disait que le moment était venu pour lui de se
consacrer à sa fille… Bref, il faisait un ramollissement du
cerveau.
— Je vois… Mais en
quoi sa mort offrait-elle pour toi un intérêt quelconque ? Et pour
Hubert ? Là, je nage.
— Je ne peux rien
dire, fait Julia qui me semble avoir récupéré un
chouïa.
— Ah ! tu ne peux
rien dire, Belle de Nuit !
Et zoum ! C’est
parti ! Ça arrive ! Elle enregistre une mornifle pour adulte qui
lui fait voir la lune sans télescope. Alors, qu’est-ce que vous
voulez… Devant des arguments aussi convaincants, mademoiselle se
met à table. Du reste, il est l’heure ! Et pendant qu’elle
s’affale, je pense que, pour la première fois de ma vie, les gars,
j’ai été commotionné par un homme. Car c’est Hubert qui, avec sa
combinaison de caoutchouc et ses roploplos en jus d’hévéas, m’a
percuté la moelle, l’autre matin, sur la plage.
Faudrait peut-être
que je me fasse psychanalyser, non ? Vous ne voyez pas, mesdames,
que votre San-Antonio change de sexe ?