CHAPITRE XIII

QUI N’EST PAS BÉNÉFIQUE POUR TOUT LE MONDE ?


Je finis mon pastis et me prends par la menotte afin de m’emmener promener.
Voilà plusieurs heures que je n’ai pas conté fleurette à Julia et, vous l’avouerais-je, le temps me dure d’elle. Y a pas, faut en convenir, je l’ai dans la peau, cette gosse.
C’est marrant, la vie. Il y a trois jours, j’ignorais jusqu’à son existence et voilà que maintenant elle me perturbe l’encéphale, l’oreillette gauche, la moelle épinière et transforme mon sucre gastrique en caramel.
A son hôtel, on me dit que mademoiselle vient de sortir mais qu’elle a laissé un message à mon intention. La chère petite ! Elle a la marotte du message.
Je lis :
Suis à la plage !
Le contraire m’eût étonné. Son chagrin mis à part, elle reprend ses soucis quotidiens : se faire bronzer, se faire coiffer, se faire fringuer et manucurer… La vie continue, quoi ! avec ses exigences, ses fardeaux qu’il faut se coltiner vaillamment…
Je gagne la plage. Jamais elle n’a été aussi joyeuse, aussi colorée qu’aujourd’hui. Même sans Bérurier elle est marrante. Cette grève de nombrils, cette forêt de parasols, ce moutonnement de dargeots…, ces cris d’enfants…, ces énormes ballons aux côtes multicolores… Tout cela constitue un flamboiement allègre…
J’avance entre les académies bronzées, enjambant des nudités, des rotondités, des difformités, des beautés, des monstruosités, des énormités, des anfractuosités et des pédés.
— Hou ! hou ! fait la voix harmonieuse de ma belle…
Elle a son maillot rouge vif, celui qui la fait ressembler à une déesse du feu. On a envie de lui interpréter la danse du sabre, mes enfants !
— Bonjour, chérie…
— Vilain, bêtifie-t-elle, tu aurais pu m’appeler ce matin…
— J’ai eu tellement de choses à faire, mon pauvre lapin…
— Ton enquête ?
— Oui.
— Elle avance ?
— Elle s’achève.
— Sans rire ?
— Pourquoi, tu me prenais pour une truffe ? Elle rit et me donne une tape prometteuse au plexus seulabre.
— Tu permets, chéri, je vais me changer. On déjeune ensemble ?
— C’est à voir…
Je l’escorte, je la convoie jusqu’à sa cabine.
— Deux secondes, promet-elle.
— Hé ! je rentre avec toi, Julia…
— Tu es fou !
— Personne ne regarde de ce côté. Tu sais comme je suis fripon à mes heures…
Elle sourit, et, vaincue, me laisse pénétrer dans la cabine.
Je commence par le commencement, à savoir par lui livrer à domicile une menteuse roulée façon fermière. Puis je remarque, dans la pénombre de la guitoune :
— Elles sont vastes, ces cabines, tu ne trouves pas ?
— Oui, on a ses aises, reconnaît-elle.
Je lui masse le soubassement machinalement. Les Chinois s’exercent le sens tactile en tripotant des boules d’ivoire, moi je les imite en malaxant une matière plus humaine.
— On tient facilement à deux, là-dedans, non ?
— Oui, tu vois…
Est-ce une illusion ? Il me semble que sa voix a eu un léger fléchissement. Peut-être que sa dynamo est à plat, non ? Un silence. Un silence oppressant. Je sens sa poitrine qui s’agite contre la mienne. En d’autres temps, ça me porterait à haute température, mais ici ça me laisse aussi froid qu’un discours de réception à la « Cadémie ».
— Qu’est-ce que tu as ? bredouille-t-elle.
— Et toi, Julia ?…
— Moi, rien…
C’est du dialogue qui ne fait pas évoluer une action.
Seulement, il est plus éloquent qu’il n’y paraît. Il a un prolongement… Et ma belle le sent fort bien. Tout son corps me téléphone la trouille qui s’empare d’elle.
Je la laisse frissonner tout son saoul.
— Sors d’ici, bredouille-t-elle, il faut que je m’habille.
— Je sortirai quand tu m’auras dit, chérie…
— Quand je t’aurai dit quoi ?
— La vérité sur la mort de Bitakis et de sa chérie…
— Tu es fou ! Je n’ai rien…
— Pas la peine de bluffer, je viens d’arrêter Hubert Taugranpier. Il s’est mis à table… En partie, du moins. Il t’accuse en bloc. Pas galant, hein ? Si tu ne te défends pas, tu vas te retrouver tout à l’heure avec une inculpation de meurtre longue comme un rouleau de papier peint !
— Tu l’as arrêté ! soupire-t-elle, si bas qu’il faut mon ouïe exercée pour percevoir ses paroles.
— Nous irons le voir au commissariat tout à l’heure, chérie. Nécessairement, puisque toi aussi tu vas connaître la paille humide des cachots.
Elle gémit :
— Chéri ! Non, tu ne vas pas faire ça !
— Qu’est-ce que tu crois, mon ange, je suis un bon petit poulet. Même quand je me déguise en Casanova, je reste un royco, c’est une fatalité !
— Je n’ai tué personne…
— Il faudrait le prouver…
— Je te le jure…
— Ah ! la phrase des serments, ricané-je. Elle est traditionnelle ; tous les meurtriers commencent par jurer qu’ils ont la blancheur Persil. Et puis on les confond et ils reconnaissent avoir buté leurs père et mère…
Le cri qu’elle pousse doit s’entendre depuis la plage.
— Non ! C’est faux ! Je n’ai pas tué…
Le moment est venu d’agir avec dextérité.
— O.K. ! poulette. Loque-toi, ensuite nous irons bavarder dans un endroit où nous serons plus à notre aise.
Je ressors, mais je reste adossé à la porte. On dit — et moi le premier je le clame — que les gonzesses sont longues à se préparer, je vous prie de croire que Julia fait mentir le dicton. En moins de temps qu’il n’en faut pour fermer un poste de radio quand parle un Premier ministre, elle est en civil. Robe légère, en Vichy, comme disait le maréchal, avec d’aimables carreaux bonne femme.
— Tu es belle à croquer, chérie, certifié-je. Et crois-moi : je m’y connais.
Elle me regarde et n’a qu’une seule et très brève réponse :
— Salaud ! dit-elle.
Pistouflet et Bérurier sont aux prises lorsque nous nous annonçons à la cabane poultoks.
L’empoignade fait rage. Jugez-en :
Pistouflet vient d’annoncer un cent à trèfle plus un cinquante beloté lorsque le foudroyant Béru allonge quatre neufs sur le tapis avec la mine entendue d’un type qui a déjà à lui tout seul la bataille de Marignan, celle de Verdun plus quelques autres non homologuées…
En me voyant, ils cessent de tonitruer. Je passe devant eux comme la justice devant le crime. Je tiens Julia par le bras et la guide vers la cage à poules à l’intérieur de laquelle mijote le gars Taugranpier.
— Ceci pour te montrer que je ne bluffe pas, fais-je à la gosse.
Je la guide alors dans le bureau de Pistouflet. Les combattants viennent de planquer leurs brèmes et me distillent des sourires fervents pour essayer d’éviter mes sarcasmes.
Pistouflet, galant comme un général en retraite, se lève et propose son fauteuil à Julia :
— Mademoiselle, si vous voulez vous asseoir, gazouille-t-il.
Julia s’assied en marmonnant un « merci » de ses lèvres décolorées par la pétoche.
Le gars Béru qui se croit encore avec sa tarderie de reine Victoria fait jouer ses charmeuses. Il coule à mon égérie des regards satinés qui foutraient des haut-le-cœur à un marchand de sucre d’orge.
— Bon, déclaré-je, messieurs, foutez-moi la paix, j’ai à discuter avec cette gonzesse !
Pour le coup, on joue « changement de décor ». Les deux poulagas se regardent, nous regardent, aspirent un air insalubre qu’ils n’ont aucun mal à transformer en gaz carbonique et prennent le parti le plus sage, celui de nous laisser.
J’allume une cigarette.
— Parle, mon cœur !
Elle se paie le luxe de minauder…
— Je n’ai rien à dire…
— Que tu crois ! lancé-je en lui télégraphiant une gifle.
Sa charmante tête de linotte (comme dirait mon amie Annie Cordy) fait un aller et retour de gauche à droite.
Elle pleurniche :
— Brute ! Je n’ai rien fait, je…
Moi, vous me connaissez ? Pas tellement patient lorsqu’on a besoin de faire la lumière et que les plombs s’obstinent à sauter.
— Pour te prouver que tu l’as in the baba, comme on dit à la cour d’Angleterre, je vais te mettre le nose in the crotte (toujours comme on dit à Buckingham Palace). L’autre soir, dans ta chambrette d’amour, lorsque tu m’as fait planquer sous ton pageot, ça n’est pas Bitakis qui est venu, mais Taugranpier. Il a joué le rôle du Grec. Et cette comédie m’était exclusivement destinée. Je dois reconnaître du reste que les protagonistes étaient absolument parfaits.
— Comment as-tu…
Elle se reprend, comprenant que, désormais, elle n’a plus en face d’elle un monsieur qui lui veut du bien et lui en fait, mais un impitoyable représentant des Usines Lachâtaigne and Co.
— Comment vous êtes-vous aperçu de… de la chose ?
Curiosité féminine ! Que de couenneries n’a-t-on pas commises en ton nom (excusez, m’sieurs-dames, mais c’est mon côté sentencieux : ça me pose auprès des douairières).
— Ecoute, bijou, susurré-je, car j’aime assez user des mots en « ou » dont le pluriel se fait en « x ». Ecoute, j’ai une mémoire visuelle qui me valait en classe le surnom mérité d’Œil de Faucon. Quand j’étais planqué sous ton champ de tir à l’arc, l’autre nuit, je n’ai vu du pseudo-Bitakis que ses pieds et ses chevilles, mais je les ai bien vus. Or, tout à l’heure, je me suis rendu chez ton lapin bleu qu’on emballait. Et soudain mon regard s’est arrêté sur ses pieds. Il avait des targettes phénoménales, le pauvre chéri, au point qu’il devait chausser au moins du 45. Remarque que pour un armateur, avoir de grands bateaux, c’est pas tellement une hérésie ! Bref, il m’est apparu de façon péremptoire que ces pieds-là n’étaient pas les ceuss que j’avais observés quand je jouais les amants surpris sous ton dodo. Ceux du visiteur nocturne, je m’en rappelle, étant au contraire très petits… C’est cela qui m’a permis de démasquer Hubert Taugranpier. Tu piges ?
Elle pige. Mais elle ne trouve rien à répondre.
Je m’assieds en face d’elle, je lui chope les mains par-dessus le sous-main de Pistouflet. Elle a les extrémités gelées par la frousse, cette gosseline.
— Puisque les révélations sont durailles à sortir, je vais te dire mon point de vue, ça te facilitera les choses ; de la sorte, tu n’auras qu’à rectifier… D’ac ?
Elle hoche la tête.
Je souffle un nuage bleuté qui se transforme en une figure picassienne puis j’attaque, l’œil en accent circonflexe pour mieux me concentrer :
— Taugranpier qui accompagnait toujours son patron a fini par devenir ton amant de cœur, exact ?
Acquiescement de Mlle Chochotte.
— Un jour, pour une raison que je ne pige point encore, vous avez décidé de supprimer le vieux et sa fille. Re-exact ?
C’est trop grave pour qu’elle puisse se permettre un nouvel acquiescement, mais son silence figé ne constitue-t-il pas un aveu ?
En conséquence de quoi je poursuis :
— L’autre matin, le dévoué secrétaire a fixé rencart sur la plage à la fille de son boss. Pour ne pas être reconnu il portait une combinaison pour la pêche sous-marine et, afin de donner le change, il s’était affublé d’une paire de nichemards bidons afin de passer pour une pin-up pécheresse. Je me goure ?
— Non, fait la tête de mon interlocutrice.
— Peut-être faisait-il du gringue à Edith Bitakis ? C’est même probable. La pauvre môme étant locdue comme trente-six derrières de singes collés à un bâton, elle a marché dans l’amourette. Tu parles : la chance de sa vie… Et puis, Hubert est un beau gosse dans son genre… Bref, il l’a emmenée de bon matin dans une île : Saint-Honorat ou une autre, avec un hors-bord loué à cette intention ? Vu ?
— Comment avez-vous pu reconstituer tout ça ? bée-t-elle.
— J’ai de la matière grise avec la manière de m’en servir, trésor. Donc, il était tôt. Ils sont arrivés dans une petite crique déserte. Taugranpier a estourbi la môme, puis il lui a approché la gorge de l’hélice du Johnson, comme un scieur approche la bûche de la lame d’une scie circulaire… Il a le cœur bien accroché, le frangin… Je suis toujours dans le droit chemin, poupée ?
— Oui, souffle la môme Julia.
— Bravo pour San-Antonio !
J’émets un rire machiavélique, ce qui vaut mieux que d’émettre des chèques sans provision, et je continue ma broderie maison :
— Il a planqué le cadavre sous la bâche du canot et il est revenu. Seulement il ne voulait pas se montrer à Cannes. Si des gens l’avaient reconnu là-bas, on aurait pu faire un rapprochement, par la suite, entre sa présence et celle de la fille Bitakis. Il est venu à Juan-les-Pins. Toi, ma belle, tu l’attendais dans ta cabine. Il fallait qu’il eût un endroit pénard où se défringuer. Ça a été ta cabine.
« Un moment après qu’il y soit rentré, tu es ressortie… Les gens t’ont suivie du regard. Le gars Taugranpier a attendu cinq minutes et s’est barré sans attirer l’attention. D’ailleurs, l’alignée uniforme des portes de cabine se prêtait à ce genre de tour de passe-passe. Il faut vraiment avoir le numéro en tête pour en reconnaître une particulièrement.
« Bon, tout s’était bien passé. Et voilà-t-il pas qu’un petit dégourdi, moi en l’occurrence, s’approche de toi et se met à te baratiner. Pour débuter, tu l’envoies sur les roses. Mais tu te ravises quand je te parle de ta pêche sous-marine. Tu te dis que pour faire un rapprochement entre toi et la combinaison, il a fallu que j’observe la porte de ta cabine. Ça te tracasse. Tu finis par m’accepter… Nous devenons une paire de bons camarades… Tu me fixes rembour pour le soir. Nous nous retrouvons à la Pinède, et là, t’as de l’émotion car tu apprends simultanément deux choses : la première, que je suis un flic réputé (tu permets, je tiens au mot réputé !) la seconde, que je connais Amédée Gueulasse. Fâcheux, tout ça. Pour le premier truc, je conçois ton désarroi, quant au second, j’attends que tu m’expliques l’incidence Gueulasse dans l’aventure… »
Elle va pour jacter, je l’arrête d’un geste d’imperator romain :
— Plus tard ; laisse-moi finir de reconstituer ce que je pige ; après nous remplirons les blancs… Gueulasse meurt sous nos yeux, empoisonné par Dubois. Je commence l’enquête et toi, ma toute frêle, tu regagnes ton hôtel où je dois te rejoindre. Maintenant, je pige ton départ précipité. Tu avais hâte de mettre Taugranpier au parfum. La mort de la fille s’était passée sans histoire, celle du papa devait suivre et je risquais de tout fiche par terre…
« Vous avez donc décidé de me jouer la comédie du vieux bonze venu pleurnicher son inquiétude dans le giron de sa maîtresse et annoncer sa mort dans le cas où…
« Comédie impec, je me complais à le répéter. J’ai mordu dans le vanne de mes trente-deux chailles… »
Elle réussit un pauvre sourire plein de détresse.
— Si, si, renchéris-je. Ce fut parfait. On sent que le gars Hubert avait bien observé son chnok de patron. Il avait une voix de vieillard et des expressions de vieux pigeon… J’ai marché. Et tu sais, pour faire marcher San-Antonio dans ce genre de comédie, faut se lever de bonne heure ou être Gabin et Morgan. Pendant qu’elle se déroulait, le vrai Bitakis ronflait chez lui. Taugranpier est rentré.
« Sur le matin, Dubois, le flûtiste qui était dans le coup, est allé chercher le cadavre dans le canot et l’a transporté sur la plage. Il a prétendu l’y avoir découvert…
« On prévient Bitakis. Celui-ci est un homme d’affaires impitoyable, avec une âme d’acier trempé. Il a du chagrin, mais il sait surmonter sa douleur… Il donne les instructions, et rentre chez lui… Toi, tu te trouves dans son burlingue.
« Lorsque le secrétaire monte réveiller Auguste, le chauffeur, tu comptes jusqu’à dix et tu tires brusquement une olive dans le caberlot du Grec… »
— C’est pas vrai ! hurle Julia.
Je passe outre, comme disent les caravaniers.
Et je poursuis, véhément, superbe dans mon numéro de C.Q.F.D. :
— Si, ma belle… L’armateur largue les amarres. Il pique du naze sur son burlingue. Toi, tu passes en souplesse dans la pièce attenante et, pendant que Taugranpier et Auguste le chauffeur s’affairent autour du cadavre, tu as tout le temps de quitter la cabane sur la pointe des pieds et de rentrer à ton hôtel…
Elle secoue le caberlot à la désespérée.
— Non, non !
Alors c’est là que le célèbre San-Antonio, le roi de la sourde, l’empereur de la déduction, le souverain poncif de l’enquête, sort ce que les chaussures André appellent « une botte secrète ».
— Ecoute-moi, trognon, je suis à même de te confondre. Parce que depuis hier je sais que tu as trempé dans l’histoire. Je l’ai su lorsque j’ai déniché la combinaison de pêche sous-marine. Il n’y a pas besoin de posséder un œil à lentille télescopique pour s’apercevoir qu’elle était bien trop grande pour toi. Et pourtant tu n’as pas tiqué alors que pour toi ça devait être plus évident encore que pour moi. J’ai pigé ce que le pilleur de cabine était venu maquiller sur la plage… Il venait récupérer la combinaison que vous y aviez laissée afin de la faire disparaître, car ce vêtement de caoutchouc pouvait m’amener à réfléchir… Le gars en question, c’était Taugranpier. Vous sentiez tous les deux qu’avec mon grand naze fouineur je pouvais devenir dangereux…
« Bref, ce matin, en passant à ton hôtel, j’en ai profité pour me rencarder auprès de la direction. J’ai appris que la nuit du suicide de Nikos, tu avais quitté l’hôtel sur mes talons et que tu n’y étais revenue que dans la matinée… Exact ? »
— Je n’ai pas tué Bitakis !
— Si ce n’est toi, c’est donc ton frère… Qui a fait le coup, alors ?
Elle est au bord de la crise de nerfs… Sa pâleur est effrayante.
— Bouge pas, fais-je, je vais t’offrir un remontant.
J’interpelle le Gros qui palabre à côté :
— Apporte une fine en vitesse, Goret !
Il tourne vers moi sa trogne fluorescente.
— Un peu de respect ! proteste-t-il. Je suis ton inférieur, peut-être, mais la politesse…
Je n’écoute pas la suite et je reviens à ma brebis. Un peu galeuse, l’ovidée, malgré son adorable frimousse. Elle est à manipuler avec des pincettes.
Le Gros s’amène avec le coup de tord-tripes et ça redonne des couleurs à Julia. Galantin, Béru s’informe :
— Mademoiselle a eu un malaise ?
Comme on ne lui répond pas, il explique que Berthe Bérurier, sa camarade de lit, a eu les mêmes symptômes jadis. On croyait que c’était la vésicule mais, affirme le Poussah, « s’agissait de coliques effrénées ».
Il fronce les sourcils.
— Pas effrénées, frénétiques… ou hermétiques… Enfin, vous voyez ce que je veux dire ?
Moi je lui demande s’il ne voit pas mon 42 fillette qui convoite la partie charnue de son individu. Il s’en va avec hauteur.
— Alors, Julia, poursuis-je, après ce délicat intermède, tu disais donc ?
— Je n’ai pas tué Nikos…
Elle baisse la tête.
— Je n’en ai pas eu le temps. Il s’est réellement suicidé…
— Tu débloques ! C’est une histoire que tu as bouquinée dans « La Veillée des Chaudières », le journal de Landru ?
— Non, non, il faut me croire… J’avoue que tout ce que tu… tout ce que vous venez de dire, dans l’ensemble c’est vrai. Et c’est vrai aussi que je devais tirer une balle dans l’oreille du Grec, c’est vrai que j’étais dans son bureau… Mais je ne m’en suis pas senti le courage. Au dernier moment, c’est-à-dire quand j’ai mis la main sur la crosse du revolver qui était dans ma poche, j’ai compris que c’était au-dessus de mes forces et je me suis sauvée sans un mot d’explication. J’ignore ce qu’a pensé Nikos… Il n’avait même pas paru surpris de me voir arriver dans son bureau. Je lui avais dit que son secrétaire venait de me téléphoner la nouvelle. Il n’y avait pas prêté attention. il était amorphe, prostré… Donc, je me suis sauvée et à peine étais-je dans le parc que j’ai entendu la détonation. Il s’est suicidé, comprenez-vous ? SUICIDÉ pour de bon !
J’écoute Julia. Je regarde Julia… Je suis incertain. Je comprends qu’elle ne ment peut-être pas ; mais je me dis qu’une garce pareille peut très bien me berlurer… Tout est possible avec cette fille. Aussi ne me mouillé-je point.
— Il ne m’appartient pas de trancher cette question épineuse, ma poupée. Le juge d’instruction qui instruira ton affaire s’en dépatouillera. Tu lui feras du charme pour mieux le blouser.
Elle n’insiste pas et se met à verser des larmes de crocodile, lesquelles me laissent aussi froid qu’un nez de chien bien portant.
— Elucidons certains autres points, belle Andalouse aux seins brunis.
— Qu’est-ce que vous voulez savoir ?
— Des tas d’autres choses. Par exemple, ce que vient faire le pianiste Gueulasse dans cette galère ?
Elle secoue la tête.
— Ç’a été le détail qui a fait tout craquer…
— Mais encore ?
— Eh bien, Hubert avait besoin d’un complice…
— Dubois ?
— Oui, vous l’avez dit ; c’était nécessaire pour la découverte du corps qui devait avoir lieu à une heure déterminée.
— Alors ?
— Le matin, après le… après la mort d’Edith Bitakis, Hubert s’est aperçu que l’accident avait détérioré l’hélice du bateau… Il paraît que c’est fragile, une hélice…
« Il a eu beaucoup de peine à revenir des îles car elle était faussée… Il s’agissait d’un bateau de louage. S’il le rendait dans cet état, par la suite on ferait un rapprochement entre l’accident et cette avarie, n’est-ce pas ?
— Et comment !
— Il fallait donc réparer… Mais Hubert ne connaissait rien en mécanique. Il a prévenu Dubois qui, lui non plus…
Je fais claquer mes doigts.
— Et Dubois a demandé à Gueulasse parce qu’il savait que Gueulasse avait des dons en la matière ?
— Voilà !
— Ce Gueulasse a acheté une nouvelle hélice et l’a mise à la place de l’autre. Mais au cours du travail, il a découvert des cheveux et des lambeaux de chair enroulés à l’arbre de l’hélice… Il a demandé des explications à Dubois. Dubois comprenant qu’il ne pouvait nier l’évidence lui a raconté qu’un de ses amis avait eu un accident et qu’il ne voulait pas que cela se sache… Alors Gueulasse a demandé une forte somme pour se taire. Et il a emporté l’hélice compromettante comme pièce à conviction… Hubert et Dubois ont alors décidé de le supprimer…
— Vu. Et le mot qu’il m’a écrit au vu et au su de ses collègues a précipité son trépas. Je suppose qu’il était temps. En m’apercevant, Amédée qui n’était pas une vraie crapule a eu envie de se confier à la police…
— Oui, c’est cela…
— Et dans la soirée, Dubois est allé à l’hôtel de Gueulasse sous un prétexte fallacieux pour récupérer l’hélice ?
— Oui…
Tout s’enchaîne divinement.
— Parlons maintenant du pauvre Alonzo…
Elle soupire.
— Vous avez voulu lui faire endosser le meurtre de Gueulasse, n’est-ce pas ? Vous aviez peur que j’arrive à découvrir la vérité ? Alors sa mort a été décidée ?
— Oui, c’est affreux.
— Un drôle de gars, ton Hubert. Il a une conscience en fer-blanc ou quoi ?
Elle baisse la tête.
— Vous avez entendu parler de l’affaire Drivet ?
— Parbleu, c’était en 52. Le clerc de notaire surpris en flagrant délit d’adultère avec la femme de son patron et qui avait tué celui-ci ?
— C’est bien ça !
Ma parole, je pourrais faire une fortune dans un jeu radiophonique en choisissant la branche « Annales judiciaires ».
— Et alors ?
— Alors, Drivet, c’est Hubert…
Je bondis.
— Nom de Dieu !
— Si ! Il avait eu une remise de peine pour bonne conduite. Il s’est procuré une fausse identité et a trouvé cette place chez Bitakis…
Je reste songeur. Décidément, j’ai mis le nez dans une sacrée affaire ! On n’a pas fini d’en parler dans les chaumières et à la une des journaux. Vous parlez de vacances reposantes !
Sur ces entrefaites, le Gros montre son physique avenant surmonté d’un chapeau limoneux.
— San-Antonio ! On va faire une pétanque avec Pistouflet… Si t’as besoin de nous, tu nous trouveras sur la petite place à côté.
Je n’ai même pas la force de sourire…
Un silence sirupeux s’établit à son compte dans la petite pièce qui pue l’administration et le pastis.
— Abordons maintenant le dernier chapitre, ma douce enfant…
Elle hausse son sourcil gauche en signe d’interrogation.
— Le mobile, dis-je, car m’est avis que celui-ci doit être carabiné. Voyons : tu as la chance d’être la maîtresse enviée d’un des hommes les plus riches d’Europe et tu participes à son assassinat ! En somme, tu butes la poule aux œufs d’or, non ?
Elle détourne la tête. Jolie gosse, décidément. Que n’est-elle restée dans son emploi de petite fille à embellir la vie ! Les jurés seront sûrement troublés et pour peu qu’elle leur fasse une petite séance de ramasse-miettes, c’est la truffe meurtrière d’Hubert (alias Drivet) qui trinquera.
Cézigue est aussi certain d’y aller du cigarillo que moi de me cogner une faramineuse bouillabaisse ce soir pour célébrer mon triomphe.
— Bitakis se détachait de moi, fait-elle.
— Qu’est-ce que tu racontes ? Dès qu’il avait un moment, c’était pour venir te cajoler…
— Il venait, mais il ne cajolait rien du tout. En vieillissant, il changeait de caractère. Il me disait que le moment était venu pour lui de se consacrer à sa fille… Bref, il faisait un ramollissement du cerveau.
— Je vois… Mais en quoi sa mort offrait-elle pour toi un intérêt quelconque ? Et pour Hubert ? Là, je nage.
— Je ne peux rien dire, fait Julia qui me semble avoir récupéré un chouïa.
— Ah ! tu ne peux rien dire, Belle de Nuit !
Et zoum ! C’est parti ! Ça arrive ! Elle enregistre une mornifle pour adulte qui lui fait voir la lune sans télescope. Alors, qu’est-ce que vous voulez… Devant des arguments aussi convaincants, mademoiselle se met à table. Du reste, il est l’heure ! Et pendant qu’elle s’affale, je pense que, pour la première fois de ma vie, les gars, j’ai été commotionné par un homme. Car c’est Hubert qui, avec sa combinaison de caoutchouc et ses roploplos en jus d’hévéas, m’a percuté la moelle, l’autre matin, sur la plage.
Faudrait peut-être que je me fasse psychanalyser, non ? Vous ne voyez pas, mesdames, que votre San-Antonio change de sexe ?