CHAPITRE
II
UNE PINÈDE QUI SENT LE BRÛLÉ
Votre San-Antonio
bien-aimé est beau comme un dieu lorsqu’il s’annonce (à minuit
cognant) à la Pinède brûlée. J’ai mon
alpaga gris clair, avec chemise de soie et cravate crème, et je
peux vous dire que les mémères se détronchent ferme sur mon
passage. En voyant déambuler un Adonis de cet acabit, elles se
demandent si on est mercredi ou si elles aiment vraiment la soupe à
l’oignon.
La boîte élue par
Julia me paraît originale et sélect. Il s’agit d’une ancienne villa
de rupins transformée en cabaret de nuit. Sur la terrasse il y a
des guirlandes de lampions et des tables dans des boxes en fusains.
Sur une estrade, des musiciens en veste blanche jouent des trucs
qui font vacances méditerranéennes ; les serveurs sont en habit et
j’ai l’idée que dans cette turne, la bouteille de champ’ doit
valoir un tantinet plus chérot qu’une limonade-cassis au Pam-Pam des Champs-Elysées. Heureusement je ne pars
jamais en vacances sans avoir de la fraîche en cave.
Je m’annonce dans
les lumières et je suis réceptionné par un maître d’hôtel, chauve
comme le pare-brise panoramique de ma bagnole, qui me demande si je
suis seul.
Je lui réponds que
oui, mais que c’est tout à fait provisoire. Il me guide alors à une
table, près de l’orchestre. Coin délicieux. La table et les sièges
sont en rotin. Il y a une lanterne japonaise rouge au bout d’un
bambou et des phalènes s’y cognent les ailes… C’est
poétique.
— Brut ? me fait le
pingouin.
Je sursaute, puis
je réalise qu’il veut parler du champagne. Il décrète, d’un ton
sans réplique.
— Champagne ou
whisky !
Je pige que si
j’avais le malheur de lui réclamer un jus de tomate il me
cracherait à la figure.
— Whisky
!
Il s’éloigne, les
pans de sa défroque lui talochant le valseur. Je file un coup de
périscope sur les alentours. L’assemblée est sélect. Du beau monde.
Des nanas avec perlouzes, des messieurs dont le compte en banque
est visible à l’œil nu, des gens de cinéma, des financiers ; bref :
l’élite. Des couples s’enlacent sans se lasser sur la piste.
L’orchestre joue « T’avais raison de ne pas avoir tort », le grand
succès de la saison prochaine, et il y a dans l’air une touffeur,
une mollesse qui vous font trouver la nuit belle et la Côte d’Azur
paradisiaque. J’attends une vingtaine de minutes en sirotant mon
Vat 69 (il ne s’agit pas d’une arme à feu) et je commence à me
demander si la souris de Bitakis ne fait pas l’élevage des lapins
lorsque je la vois s’avancer entre les tables.
Je souhaite dans ma
Ford intérieure qu’il n’y ait pas de zig d’Hollywood dans le
secteur, car il lui signerait dare-dare un contrat et je serais
obligé de passer la noye sur la plage à essayer de vider la
Méditerranée avec une cuillère à café. C’est pas de la vamp, c’est
du surnaturel. Au dernier congrès des fées on l’avait sûrement élue
présidente. Si vous pouviez mater ce déballage ! Elle porte une
robe blanche, en dentelle mousseuse avec, autour du cou, un collier
d’or gros comme ça ! Son rouge à lèvres est presque fluorescent.
Ses cils sont admirablement dessinés, par un artiste chinois
pourrait-on croire. Et j’ignore s’il s’agit d’un effet quelconque
de mon imagination, mais il me semble que sa poitrine a augmenté de
volume.
Je me lève, je fais
trois pas à sa rencontre et lui prends la main.
La prochaine fois,
lui dis-je, soyez gentille, amenez-moi un ballon d’oxygène car
votre vue me cisaille le souffle.
Elle sourit et je
lui présente un siège sur lequel elle dépose la partie la moins
négligeable de son individu.
Je frappe dans mes
pattes pour appeler le maître d’hôtel. Le Yul Brynner de la
limonade se précipite. Il a un plongeon de deux mètres
quatre-vingts pour Julia.
— Mademoiselle
Delange… Un champagne-orange comme d’habitude ?
— Oui, Albert
!
— Dites donc,
remarqué-je, vous m’avez l’air bigrement connue dans la
crèche…
— J’y viens
souvent, le soir.
— Avec votre
armateur ?
— Non,
seule…
Je risque un petit
coup d’œil en coulisse. Elle me berlure, cette souris. Tu parles
qu’elle passe ses nuits en tête à tête avec elle-même. Quand on a
pour amant le musée des horreurs, on a besoin de récréation ! Pour
l’extase, elle doit embaucher des extras clandestins. D’autant plus
que ce sont pas les volontaires qui manquent ! Suffit de dénombrer
les regards braqués sur elle pour s’en faire une idée.
— Il est au dodo,
le grand-papa-bateau ?
— Il est rentré
plus tôt que de coutume, car il était inquiet au sujet de sa
fille…
— Elle a les
oreillons, cette bonne chèvre ?
— Non, elle a
disparu…
— Bigre ! Depuis
quand ?
— Ce matin… Elle
devait passer la journée chez des amis. Et puis l’après-midi
ceux-ci ont téléphoné pour demander de ses nouvelles.
Je fronce les
sourcils. Quand une riche héritière moche comme trente-deux
derrières de singe collés sur un bâton se fait porter pâle, on a
toujours tendance à imaginer qu’elle a croisé un coureur de dot. Je
vous parie une annonce dans France-Soir
contre l’Annonce faite à Marie qu’un dégourdi s’est chargé de la
môme. Il a dû se la faire au charme. Maintenant c’est la petite
fugue classique pour compromettre Mademoiselle et demain il
réparera en épousant miss Bitakis et son fric. Bien joué ! C’est
classique mais ça paie.
Je fais part de ce
point de vue à Julia. Elle hoche sa jolie tête
affirmativement.
— C’est bien ce que
pense Nikos…
— Qui est Nikos
?
— Mais… Bitakis
!
Je récite
:
— Nikos Bitakis… Ça
fait doux dans l’intimité !
— Je vous en prie !
Si vous voulez que je m’en aille, vous n’avez qu’à poursuivre vos
petites plaisanteries.
— Du calme, mon
ange ! Alors le vioque pense aussi qu’elle s’est laissé séduire
?
— Oui. Il était
très anxieux. Il adore sa fille, et…
Elle se tait car un
serveur s’approche de notre table. Il tient de sa main gantée de
blanc comme celle d’un saint-cyrien un plateau d’argent. Dans le
plateau, il y a une feuille de carnet pliée en quatre…
Ça ne peut pas être
l’addition.
— Pour vous,
monsieur, fait l’arrivant, en piquant une descente oculaire dans le
décolleté de Julia.
— Qu’est-ce que
c’est ?
— De la part du
pianiste…
Je suis plus baba
que toute la devanture d’un pâtissier. Je lève les yeux sur
l’orchestre. Et qui vois-je à l’autre bout de l’estrade ? Amédée
Gueulasse en train de martyriser un inoffensif Gaveau. Il bigle
dans ma direction et me cligne de l’œil désespérément. Je lui
balance une mimique amicale et je déplie son message.
Je lis
:
Salut, commissaire ! Partez pas sans que je vous
cause.
Amédée.
— C’est bon, merci,
fais-je au loufiat.
Il décolle sa
rétine des glandes mammaires de ma compagne et
disparaît.
— Vous connaissez
le pianiste ? me demande Julia en puisant une cigarette dans un
étui en jonc massif.
Je lui présente la
flamme de mon briquet.
— C’est pour faire
rouscailler votre Grec que vous fumez du tabac turc ?
demandé-je.
Elle secoue ses
épaules affolantes.
— Vous n’avez pas
répondu à ma question…
— Oui, je l’ai
connu, jadis, à Paris… Un brave garçon.
Je regarde de loin
Amédée se déchaîner sur son clavier. Il met toute la gomme comme
s’il voulait finir le morceau avant les autres. La première fois
que je l’ai rencontré, il tenait un bar à Pigalle et venait de
vider un chargeur de 7,65 dans le baquet d’un type qui le
rackettait. Ça remontait à dix ans… Il était passé aux assiettes et
s’en était tiré avec deux mois de taule pour port d’arme. Ensuite
il avait bradé sa boutique et était allé en Amérique du Sud se
faire oublier du mitan. On m’avait dit qu’il avait repris là-bas
son ancien métier de musico et j’ignorais son retour en
France.
Je me demande ce
qu’il peut bien avoir à me dire. Peut-être un simple petit bonjour
? Pourtant il a du savoir-vivre, Gueulasse, il sait bien que quand
un monsieur roucoule avec une jolie pépée, la correction exige
qu’on lui foute la paix…
— Vous semblez
contrarié ? observe la douce enfant.
— Pas le moins du
monde.
— J’aimerais vous
faire remarquer quelque chose, gazouille-t-elle.
— Si c’est la
couleur de vos yeux, c’est déjà fait !
— Vous ne m’avez
pas dit votre nom !
J’en rougis jusque
sous les bras. Elle m’a tellement commotionné, Julia, que J’ai omis
de me présenter.
— Commissaire
San-Antonio, lui débité-je.
Elle arrondit ses
yeux et sa bouche.
— Vous êtes un vrai
commissaire ?
— Tout ce qu’il y a
de plus authentique…
— Mince alors,
c’est la première fois que j’en rencontre un… Qu’est-ce qui vous
amène à Juan ? Les vacances ?
— Heureusement je
ne me vois guère en train de mener une enquête au milieu de ce
carnaval !
— Je ne m’étais
jamais figuré qu’un flic puisse être aussi beau gosse.
— Il faut se méfier
des préjugés, vous voyez !
Elle est
émoustillée tout à coup. Je commence à me fabriquer un futur
immédiat tout ce qu’il y a de rupinos, avec eau chaude, eau froide
et vue sur la mer.
— On danse ?
propose-t-elle.
— J’allais vous le
demander.
J’abandonne ma
table et la guide jusqu’à la piste. Amédée Gueulasse et ses
camarades viennent d’attaquer un tango tellement langoureux qu’il
filerait la nausée à Tino Rossi.
J’attire Julia
contre moi et je m’en sers comme cataplasme. A la troisième mesure,
je suis dans le cirage. Elle danse à la perfection. De temps à
autre sa jambe se glisse entre les miennes et pour me changer les
idées, je suis obligé de me demander si j’ai bien fermé le gaz en
partant de chez moi.
On fait deux ou
trois fois le tour de la piste. La musique s’arrête. Les danseurs
applaudissent parce qu’ils ont tous une grosse envie de bisser et,
pas vaches, les Gueulasse’s brothers remettent la sauce avec une
valse anglaise.
En passant devant
l’estrade, je dédie un regard amical à Amédée. Il ne me quitte pas
des yeux. Je lis sur sa bouille une expression étrange. Il semble
inquiet, troublé. M’est avis qu’il regrette d’être revenu en
France. Les petits potes du truand qu’il a dessoudé ont dû le
remettre sur l’établi. Ce sont des choses qui
arrivent.
Le souffle parfumé
de Julia me chavire. Le contact vibrant de son corps, plaqué contre
le mien comme une étiquette sur un bocal de cornichons, constitue
une espèce de supplice.
Si Gueulasse croit
que je vais attendre la fin de ses émissions pour rentrer ma nana à
l’auberge, il se colle son fa dièse dans l’œil. Quand le four est à
point il faut enfourner, les gars… Tous les boulangers vous le
diront !
Cette seconde danse
terminée, je reconduis ma partenaire à notre table.
— Si on changeait
de camp ? suggéré-je.
Elle
s’étonne.
— Vous trouvez
qu’on n’est pas bien, ici ?
— On pourrait être
mieux ailleurs…
— Où ça
?
— A mon hôtel, par
exemple…
— Vous n’y allez
pas par quatre chemins ! s’exclame-t-elle avec une pointe
d’admiration dans la voix.
— Un seul suffira,
mon petit.
Le maître d’hôtel à
la coiffure coquille d’œuf passant à ma portée, je lui fais signe
de m’amener la douloureuse. Il acquiesce et s’esbigne vers sa
machine à calculer. A cet instant précis il y a un remous dans
l’assistance, des exclamations, des cris… Je me dresse. Tous les
regards convergent vers l’estrade.
— Que se passe-t-il
? s’inquiète Julia.
J’avale ma salive
trois fois avant de lui répondre.
Il se passe que mon
pianiste gît sur le plancher, devant son instrument de travail. Ses
collègues s’empressent de le relever et de l’évacuer.
— Mais, c’est votre
ami ! s’écrie ma compagne.
— Il a eu un
malaise, sans doute, fais-je. Vous permettez que j’aille m’en
assurer ?
— C’est tout
naturel…
Je la laisse pour
me rabattre vers l’intérieur de la maison. Je me repère à
l’agitation des serveurs. Sur la droite de la villa, il y a une
entrée de service. C’est là que je pédale…
Un escogriffe grand
comme Carnera me barre le passage.
— Vous faites
erreur, monsieur, me dit-il gentiment ; les toilettes, c’est à
gauche.
— Je n’en
disconviens pas, affirmé-je avec force, mais je vais voir un de mes
amis.
— C’est défendu de
causer au personnel pendant le service.
Rarement j’ai
rencontré un personnage aussi antipathique. De toute évidence, il
s’agit du chourineur attaché à l’établissement. C’est lui qui
refoule les ivrognes et évacue les clients grincheux. J’hésite à
lui montrer ma carte, ce qui aplanirait les difficultés. Il n’est
jamais bon se prévaloir de sa qualité de poultock dans ces sortes
d’endroits. Un flic dans une boîte de nuit, c’est comme une tache
de graisse sur la cravate d’un marié… Il y aurait aussi la seconde
solution, celle qui consisterait à lui mettre une poignée de viande
dans le prosper, mais elle créerait un incident diplomatique avec
la direction… Heureusement, mon génie aidant, j’en trouve une
troisième. Je pique un ticket de francs lourds et le lui glisse
dans la paluche en murmurant :
— J’en ai pour une
minute !
Le temps qu’il
vérifie le montant de la coupure et voilà votre valeureux
San-Antonio, le Bayard du siècle, l’homme qui soutient le faible et
affaiblit le fort, dans la strass.
Me fiant toujours
au vatévien, je fonce jusqu’à une assez grande pièce lambrissée
servant de vestiaire et de loge commune aux musicos. L’orchestre
s’affaire autour d’Amédée Gueulasse qu’on a allongé sur une table
et à qui on a cloqué un imper roulé en boule sous la coupole.
J’écarte avec autorité les marchands de fausses notes ; ils doivent
me prendre pour un toubib car ils ne mouftent pas. Je me penche sur
le pianiste. Good bye, Amédée
!
Il a becté son
extrait de naissance sans sucre !
— Il est mort,
n’est-ce pas ? balbutie le saxo.
La batterie, qui a
dû ligoter le Larousse médical, renchérit
:
— Une embolie !
Pour mon beau-père, ça a été pareil…
La clarinette
commente :
— On venait de
finir le morceau. C’était la pause… Il a bu un coup, et puis il
s’est écroulé…
Ces paroles me font
sursauter.
— Il a bu avant de
clamser ?
— Oui,
docteur.
Ce titre me fait
vibrer. Docteur, moi ! Diplômé de la faculté de Fresnes, ex-interne
des commissariats de Paname. Spécialiste des maladies de la face
!
— Il a bu quoi
?
— Nous buvons tous
! explique la contrebasse, un petit chauve trépidant à moustaches
blondes de Gaulois malade. Amédée, c’était toujours du vin
blanc-siphon…
— Vous n’allez pas
au bar ?
— Non, interdit !
Mais un garçon nous sert… C’est compris dans nos contrats. Avec
cette chaleur, jouer ça donne soif.
— Où est son verre
?
— Il a dû rester
sur l’estrade.
— Bon ! Il faut
téléphoner à la police ; en attendant, que personne ne touche au
corps.
Je cramponne la
contrebasse par le bouton de sa veste.
— Venez me montrer
le glass de la victime.
Il me guide à
l’estrade. Le public s’est désintéressé de la question. Tout le
monde jacasse. Les bonshommes disent aux bonnes femmes qu’elles
sont belles. Les bonnes femmes assurent aux bonshommes qu’ils ont
de l’esprit. Et le maître d’hôtel affirme à tout le monde que le
champagne est de première quality. La mort du pianiste ne fait pas
plus d’effet qu’un discours de maire à la fin d’un
banquet.
J’escalade
l’estrade par-derrière, flanqué du contrebassiste, et nous allons
vers le piano. Nous y allons piano pour ne rien
bousculer.
Le musicien me
désigne un godet sur le quart de queue.
— C’est ça
!
Je cramponne le
glasse et je le hume. Une odeur bizarre, n’ayant rien de commun
avec le vin blanc, s’insinue dans mes narines.
— Vous pensez qu’il
aurait été empoisonné, docteur ?
— Ça me paraît
assez probable…
Je conserve le
verre à la main et je me dirige vers la table que j’occupais
naguère. Julia m’y attend, docile, en se refaisant une
beauté.
— Alors ?
demande-t-elle.
— Il est mort !
fais-je.
Elle ouvre des yeux
grands comme les verres de ses lunettes sous-marines.
— Mon Dieu ! Le
cœur ?
— Quand on meurt,
c’est toujours parce que le cœur s’arrête. Mais dans le cas
présent, je pense qu’on l’a aidé à s’arrêter…
Un crime
?
Oui. Alors je vais
attendre l’arrivée des poulets pour leur donner quelques tuyaux… Ça
vous contrarie ?
Elle hausse les
épaules.
— C’est-à-dire…
Dans ce cas, je préfère rentrer à mon hôtel.
Je ressens une
navrance dans toute la région médiane de ma personne.
— Pourrai-je aller
vous rejoindre après ces formalités ?
Elle hésite, puis,
faussement confuse :
— Ecoutez, je suis
à l’hôtel Bel-Azur. Derrière l’hôtel il y
a une porte de service. J’irai l’ouvrir. Ma chambre est au premier,
le 4.
— Compris… A tout
de suite.
Je lui décerne mon
coup d’œil fripon 23 bis, celui que je réserve ordinairement aux
duchesses, et je retourne près du défunt.
Les gars de
l’orchestre ont prévenu la poule et le commissaire du pays a fait
fissa pour s’annoncer. Il ressemble à un gorille, en moins bien. Il
porte un pantalon de flanelle fripé, une chemise sport à col
ouvert, et une veste de toile blanche sans revers.
Je l’aborde avec ma
carte. Il y jette un regard furax et, l’ayant lue, son visage
s’éclaire comme l’enseigne d’un cinéma à huit heures du
soir.
— Pas possible,
bée-t-il.
— Eh si ! fais-je
modestement.
— Eh ben, si je
m’attendais à vous connaître un jour !
Je m’abstiens de
lui proposer un autographe, l’heure n’étant point aux
fantaisies…
— Vous étiez là,
m’sieur le commissaire ?
— J’étais là, il
est mort pratiquement sous mes yeux. J’ajoute que je le connais et
que je sais de quoi il est mort.
Du coup, je passe
pour le surhomme aux yeux de mon confrère.
— Mince !
soupire-t-il, vous êtes vraiment un crack !
Je lui présente le
verre.
— Il faut mettre ça
en sûreté et le faire analyser d’urgence.
— Poison
?
— Oui, et pas un
poison d’avril !
Rire bovin du
commissaire, ce qui surprend fortement les musiciens assistant à la
scène.
Je fouille les
poches d’Amédée. J’y trouve un porte-cartes contenant quelques
billets de banque et un permis de conduire à son nom. Ses autres
poches recèlent de la mornifle, une boîte de pilules pour le foie
et un paquet de Gitanes maïs…
— Qu’est-ce qu’on
fait du bonhomme ? demande le collègue.
— Collez-le à la
morgue, à moins que vous ne préfériez l’emmener chez vous
!
Nouveau rire,
chevalin cette fois-ci de l’officier de police. Je me tourne vers
les confrères de feu Gueulasse.
— Où demeurait-il
?
— A son hôtel de
La Voile au Vent !
— Seul
?
— Oui.
— Qui vous a
apporté à boire ?
C’est le flûtiste
qui me répond, d’une voix de basse noble.
— Un
serveur…
— Son nom
?
— Alonzo Gogueno,
il est espagnol !
— Alors il
grandira, prophétisé-je.
Rire ovin du
confrère.
— Qu’on aille me le
quérir sur l’heure ! enjoins-je.
Ils sont subjugués,
les musicos. Le contrebassiste murmure :
— Et moi qui vous
prenais pour un docteur…
Là-dessus entre un
monsieur loqué comme un prince. Il porte un costard bleu nuit à
deux cents sacs, coupé par un maître dans du tissu importé. Il a la
figure blanche, ce qui détonne sur cette Côte of Azur où tout un
chacun ressemble plus ou moins à un bahut de noyer. Probable qu’il
n’aime pas le soleil. A moins qu’il sorte de clinique, ce qui n’est
pas exclu.
Je devine, car j’ai
le renifleur à injection directe, que c’est le taulier. Il a le
regard épais, avec des paupières lourdes, un nez très pincé, et une
bouche qui ressemble à une cicatrice mal guérie.
— Qu’est-ce qu’on
m’apprend ! récite-t-il en s’approchant de la table où gît
Gueulasse.
Il considère le
de cujus comme il regarderait un carré
d’agneau chez son boucher.
— Il a eu une
attaque ?
Le commissaire
s’approche.
— Salut, m’sieur
Alfred !
Ce prénom suranné
ne convient guère à un personnage aussi bizarre. Il avise le bon
confrère et un sourire hépatique lui tord la bouche.
— Tiens, Pistouflet
! Déjà au turbin !
— Je vous présente
mon célèbre confrère le commissaire San-Antonio… Il se trouvait
dans votre établissement lorsque le pianiste a fait sa fausse
note.
Alfred me présente
spontanément une main sèche comme la conscience d’un
huissier.
— Très honoré de
vous accueillir chez moi ! assure-t-il avec autant d’entrain qu’un
cheval de corbillard. On a vu un médecin ?
— Pas encore, mais
je peux vous fournir un diagnostic : ce garçon est mort empoisonné
!
C’est pas le genre
d’homme qui grimpe aux murs en voyant une souris ou qui s’évanouit
lorsqu’il apprend une mauvaise nouvelle.
— Vous êtes sûr
?
— Presque. Tout
cela sera confirmé demain…
On toque à la
lourde. Un type jeune, mince comme un toréador, et plus brun qu’un
tonneau de goudron paraît. C’est Alonzo, le serveur. Surprise :
c’est lui qui m’a apporté le message de Gueulasse.
— Vous m’avez fait
demander ?
Je me tourne vers
monsieur Alfred :
— On ne pourrait
pas disposer d’un petit coin peinard pour parler gentiment
?
— Mon bureau est au
fond du couloir, utilisez-le tant que vous voudrez…
—
Merci.
Je fais signe à
Pistouflet de m’accompagner, c’est la moindre des politesses car,
en somme, je chasse sur son terrain. Puis je chope familièrement le
bras du serveur.
Le burlingue du
taulier est petit, mais bien meublé ; style Empire. Alfred serait
corse que ça ne m’étonnerait pas. Il y a un buste de Napo sur la
cheminée et une photo dédicacée de Tino Rossi au mur.
— Assieds-toi !
ordonné-je au serveur.
Pistouflet,
prudent, a conservé le verre de la victime. Il le pose sur le
marbre veiné de rouge d’une console.
Je dépose mon
armoire à deux portes dans le fauteuil du patron et je croise mes
mains sur son sous-main de cuir.
— Tu sais ce qui
est arrivé, Alonzo ?
Il branle le
chef.
— Le pianiste est
mort.
— Dix sur dix pour
la première réponse. Je sens qu’on fera quelque chose de toi ! Et
sais-tu de quoi il est mort ?
L’Espago secoue sa
tête de guitariste en chômage.
— Comment le
saurais-je ?
— Empoisonné
!
Ça paraît
l’intéresser. Il lève son sourcil gauche, tord la commissure droite
de sa bouche et fait éclater entre le pouce et l’index un bouton
blanc qui lui ornait le cou.
— C’est vrai
?
— Oui. Devine
comment ?
— Eh ! J’en sais
rien, s’emporte soudain le serveur. Pourquoi vous venez me
questionner ici ? J’ai l’air de quoi ?
— T’as l’air d’un
gars qui a apporté un verre de poison à un homme qui l’a bu et qui
en est mort.
Rire homérique de
Pistouflet.
— Vous êtes un
crack, y a pas ! tonitrue-t-il.
Mais cette
exclamation ne distrait pas Alonzo. Il semble hébété.
— Moi ! fait-il.
Moi, j’ai empoisonné le pianiste ! Vous rigolez ?
Je vais prendre le
verre.
— C’est bien toi
qui lui as apporté cette consommation ?
— Oui.
— Sens
!
Il renifle le
récipient.
— Oui, admet-il, ça
pue !
— Ça pue parce
qu’il y a du poison dedans !
— Oh ! Merde
!
Comme quoi il s’est
rudement francisé, cet Espanche !
— Qui a préparé les
boissons pour l’orchestre ?
— Moi.
— Au bar
?
— Non, aux
cuisines.
— Amédée Gueulasse
buvait du vin blanc-siphon ?
— Oui…
— Et les autres
?
— Un peu de whisky
avec beaucoup d’eau.
— Si bien que le
verre de Gueulasse se différenciait nettement des autres
?
— Oui…
Il est effondré,
l’hidalgo. Il vient de mesurer avec une chaîne d’arpenteur
l’étendue de la catastrophe qui lui fond sur le naze. Le suspect
number one, c’est sa pomme ! Pas de
contestation possible sur ce point.
— Tu as lu le
message que le pianiste t’a dit de m’apporter, fais-je, et c’est ce
qui t’a décidé à mettre de la mort-aux-rats dans son godet, avoue
!
Il secoue la
tête.
— Non ! Non ! je le
jure…
Pistouflet, qui
connaît les usages et qui a dû faire ses classes avec Bérurier, met
une torgnole au serveur.
— Puisqu’on te dit
d’avouer, fais pas de manières…
Le représentant de
la noble Espagne se dresse.
Je proteste. Je
n’ai pas empoisonné le pianiste. Pourquoi je l’aurais fait ? Je ne
le connaissais presque pas… Ça fait seulement huit jours qu’il
était ici !
— En tout cas, tu
as lu le mot qu’il m’a adressé par ton intermédiaire !
— Sûrement
pas…
— Tu mens
!
— Je le jure
!
Nouvelle tarte de
la part de mon confrère.
— Faut jamais jurer
des mensonges ! affirme celui-ci. C’est un truc qui va te mener
tout droit à la guillotine. Tu connais la guillotine ? Le
coupe-cigare ! Couic !
Alonzo Gogueno se
penche en avant sur le bureau. Il s’adresse à moi parce qu’il a
compris que je possédais une vaste intelligence.
— J’ai pas pu lire
ce que Gueulasse vous a écrit parce que je ne sais pas lire le
français ! Alors vous voyez… Et puis je ne suis pas assez bête pour
mettre du poison dans un verre que je sers moi-même, enfin
!
Voilà deux
arguments valables. Je fixe l’Espagnol. Il ne détourne pas les
yeux.
Dehors, l’orchestre
s’est remis à jouer. La vie continue.
— Pistouflet,
fais-je, vous allez embarquer ce garçon, gardez-le jusqu’à ce que
nous ayons fait certaines vérifications.
— Mais…, bêle
Alonzo.
Pistouflet lui
lâche une mandale pour grande personne qui oblige le serveur à se
rasseoir. J’entraîne mon honorable collègue à l’écart.
— Pas de sévices,
mon cher… Rien ne prouve la culpabilité de cet homme…
Du coup, je perds
la face à ses yeux.
— Ben, je sais pas
ce qu’il vous faut ! grogne-t-il.
— Je passerai vous
voir demain matin.
—
Entendu…
On s’en serre cinq,
mollement. Je décoche un regard réconfortant au serveur et je
quitte la taule.
Alfred, le boss,
est à discourir dans le couloir avec son état-major.
— Alors ? me
demande-t-il, des conclusions ?
— Pas pour
l’instant, mais ça viendra.
— Je n’en doute
pas. Tout à votre service, m’sieur le commissaire…
— Votre orchestre a
été engagé à quel moment ?
— Au début de la
saison, ça fait deux mois…
— Et vous n’aviez
le pianiste que depuis huit jours ?
— L’autre s’est
fait opérer de la vésicule, il a bien fallu le
remplacer…
— Vous avez trouvé
celui-ci comment ?
— Par le bureau de
placement des musiciens…
— Je vois,
merci…
Poignée de
phalangettes, sourires cordiaux… Je me taille.
Dehors, la nuit est
enchanteresse. Des étoiles miroitent au-dessus des lampions. Le
grondement de la mer sert de fond sonore à l’orchestre. Je constate
que le flûtiste a remplacé Gueulasse au clavier. Ils sont cinq
maintenant à musiquer tandis que la gentry se frotte le bide sur la
piste.
Ces messieurs
jouent « tes yeux ont des bras pour m’aimer », cette mélodie qui
fit le succès de moitié altérée, la fameuse cantatrice de
show.