XX
En n’utilisant que le hasard et les confidences qu’il avait ramassées dans le quartier, Valentin obtenait des résultats meilleurs que ceux de Julia. La renommée de madame Saphir ne faiblit pas, et il acquit de nouveaux clients fidèles, comme le commissaire Tortoni, par exemple, qui avait découvert la vérité sur le mystère des voleurs de soucoupes ; rien qu’en montant les escaliers du Sacré-Cœur ; la solution lui était apparue, illuminante, et il en avait attribué le mérite à Brû. Il n’avait pas été long à identifier madame Saphir et, gracieusement, il lui avait obtenu de la Préfecture une autorisation de se promener habillé en femme, ce dont Valentin lui fut particulièrement reconnaissant ; en échange, il lui indiquait les numéros de loterie et les chevaux gagnants. Il indiquait aussi des perdants, mais Tortoni oubliait les échecs et ne retenait que les réussites ; tous les autres clients montraient d’ailleurs la même bonne volonté et ça rendait le métier bien agréable.
En dehors d’apparitions qu’il devait faire en tant que Valentin Brû dans les bistros du quartier pour se tenir au courant de la vie locale, madame Saphir ne se déplaçait plus guère que sous son apparence cartomancienne et il restait habillé ainsi chez lui, malgré les dangers que cela comportait. C’était dans cette tenue que tous les dimanches matins il allait devant le Sacré-Cœur prier devant le Mars enchaîné qui dominait Paris. Valentin en était rapidement venu à se forger une certaine foi ; aussi fut-il étrangement déçu de voir les affiches de mobilisation. La clientèle, que le mois d’août avait un peu dispersée, afflua de nouveau et Valentin lui distribuait le laudanum de la paix avec le cynisme de celui qui voit de nouveau paraître les jours sans lendemain. Dès que la guerre fut déclarée, madame Saphir disparut. Valentin donna un peu d’argent au monstre, boucla la lourde et enleva la pancarte.
Le lendemain, Didine le trouva, le chapeau sur la tête, la valise prête ; il l’attendait.
— Didine, fidèle servante, lui annonça Valentin, je te remercie d’avoir si bien gardé mon secret. Voici quelques sous pour te permettre de vivre jusqu’à ce que tu aies trouvé une autre place. Tu peux continuer à habiter ici, à moins que tu ne craignes les bombardements. Moi, je vais voir ma femme à Châtellerault, ensuite je rejoins mon unité à Nantes.
Didine l’embrassa sur les deux joues et lui souhaita de pacifiques hostilités. Elles commencèrent presque aussitôt. Depuis son arrivée à Paris pour assurer la direction de la maison Chignole, Valentin n’avait pas pris le train. Il trouva les temps bien changés. Naturellement, pas question de location quelconque, mais encore il semblait que la place naturelle des voyageurs fût dans les couloirs ou même sur les tampons. On se demandait comment les assis avaient pu faire pour l’être, et des haines inexpiables naissaient entre les privilégiés et les verticaux, ces derniers remportant en général la victoire en occupant les vécés d’une façon continue. Ce qui étonnait le plus Valentin, c’est que, en dehors des enfants n’ayant pas l’âge de raison, les êtres humains présents prétendaient tous avoir des droits au respect et manifestaient un souci pervers de défendre leur dignité, bien que, après tout, ce ne fussent encore que des civils, et même des non-mobilisables. La déclaration de guerre, encore sans effet, semblait les avoir décorés d’une Légion d’honneur invisible pour des blessures que leur infligeait une vaniteuse susceptibilité. On devrait les faire se battre entre eux, se dit Valentin, tandis que les femmes parlaient avec émotion des héros de la ligne Maginot, que les hommes qui allaient se garer du côté de Toulouse expliquaient comment on défend sa patrie même avec un élastique, et que ceux que l’on envoyait à Limoges considéraient avec mépris les précédents, car dans cette noble cité ils se sentiraient dans une atmosphère de front et pourraient plaisanter les embusqués du Capitole.
Dérangé périodiquement par les pisseuses en file indienne, Valentin essayait de tuer le temps pour échapper à la rigueur d’un spectacle qui ne l’amusait pas. Mais au moment où il allait s’abstraire et gagner ainsi quelques minutes sur l’horaire du train, un marmot, saisi par la colique, lui passait sous le nez, entraînant derrière lui une mère agressive, un père énervé, ou une grande sœur faisant sa mijaurée, mais non moins dérangée par les événements. Parfois, toute une famille défilait en geignant, tordue par la majesté des grandes catastrophes.
Tout à coup, Valentin s’étonna des sentiments qu’il laissait se développer à l’égard de ses compagnons de route. Au nom de quelle supériorité se permettait-il de plaisanter leur pétoche ou de s’offenser de leurs miteuses prétentions ? Seul représentant sur cette terre du culte de Mars enchaîné, seule voyante du sexe masculin, seul époux de Julia Ségovie, aucun de ces titres ne lui parut une raison suffisante pour se croire d’un degré au-dessus de ces paltoquets, de ces rombières et de ces morveux.
Je suis comme eux, se dit-il, je crains la guerre depuis six ans, je suis mobilisé à mille kilomètres du front, et j’aimerais mieux être assis que debout. Il essaya d’engager la conversation avec un voisin, un solitaire comme lui, mais de mine lugubre.
— Temps superbe, dit Valentin profitant d’une accalmie, lorsque l’on croit que toutes les entrailles et toutes les vessies du compartiment se sont vidées et qu’il y en a pour un moment, mais on se trompe toujours.
L’autre lui jeta un regard noircissant.
— Je le vois bien, répond-il.
— Pour reprendre l’habit militaire, continua Valentin, vaut mieux le faire par beau temps que par pluie battante.
— Je ne suis pas mobilisé, moi, dit l’autre avec dédain.
Moi non plus, répond Valentin pour ne pas le vexer.
Puis, découvrant un autre sujet de conversation :
— Tiens, remarqua-t-il, ça fait un certain temps qu’on ne nous a pas dérangés pour aller aux vécés.
L’homme au regard noircissant, pour qui la météorologie et l’histoire universelle semblaient par trop abstraites, sursaute à l’appel du concret et tout aussitôt fraternise :
— Regardez ces salauds, dit-il à Valentin, en lui montrant les huit occupants d’un compartiment solidement vissés à leur place. Ils bougeraient pas pour un boulet de canon.
— N’exagérons rien, dit Valentin.
— Y a pas la moindre trace d’humanité en eux, continua l’autre. Ils pensent qu’à eux. Ah ! pauvre France ! Et moi ? Pourquoi je serais pas assis, moi non plus ? Je suis fatigué, moi. Y en a pas un qui songerait à me le demander.
— Ils sont égoïstes, n’est-ce pas ? dit Valentin.
— C’est bien vrai : ils pensent qu’à eux, pas à moi.
— Et à moi, dit Valentin, vous croyez qu’ils pensent un peu ?
— Qu’est-ce que vous voulez que ça me fasse ?
Puis, se reprenant :
— Dites donc, est-ce que vous auriez l’intention de me mettre en boîte ? Vous ne vous êtes pas levé assez tôt pour ça, meussieu.
— Vous y arrivez, vous, à penser aux autres ?
— Meussieu !
— Et à soi-même, continue Valentin. Ça n’est pas commode non plus. Moi, voyez-vous, meussieu, je pense au temps, pas au temps qu’il fait, je crois que c’est inutile quand on vit dans une région tempérée, non, je pense au temps qui passe et, comme il est identique à lui-même, je pense toujours à la même chose, c’est-à-dire que je finis par ne plus penser à rien.
L’autre le regardait surpris. Valentin ajoute aimablement :
— Ça élève l’âme.
Cependant, un des voyageurs assis venait d’ouvrir un litron et distribuait à la ronde du gros rouge dans un verre à dent. Sur son ordre, un petit garçon vint en offrir aux deux types qui se tenaient debout dans le couloir.
— Après vous, dit Valentin.
L’autre s’envoya le pinard sans hésitation et fit claquer sa langue.
— Fameux ! cria-t-il au bienfaiteur. Et vous êtes bien aimable ! Un petit coup de pichtegomme, y a rien de tel pour se sentir entre soi ! Entre Français !
L’échansonnet apporte maintenant la dose de Valentin, qui pense un instant offrir son verre à son concitoyen ; mais je vais le vexer, songe-t-il, et il boit, et il rend le verre en disant : merci bien, et maintenant il trouve qu’il n’a pas eu le courage de son opinion, et tandis que le type, dans un élan de fraternisation, va s’asseoir à la place du gamin pour discuter le bout de gras, Valentin perd le fil d’un discours qui visait à définir la lâcheté.
Il trouva Julia marchant avec une canne et particulièrement réjouie par l’abondance dans laquelle elle vivait. Chantal était absente. Paul, mobilisé comme officier de réserve, reviendrait bientôt car on avait besoin de lui pour la fabrication des crosses.
— Tu as bien fermé le gaz derrière toi ? dit Julia.
— C’était pas la peine, dit Valentin, y a la bonne qui est restée.
— Comment ! tu l’as gardée ?
— Bin oui. C’est une brave fille qu’était serveuse au café des Amis, celui du Bouscat, c’était mon café favori. Ça faisait deux ou trois ans qu’elle voulait venir travailler à Paris. Elle est arrivée juste le jour où on en cherchait une, de bonne, alors j’ai trouvé que ça ne serait pas gentil de ma part de ne pas la garder.
— Tu ne m’as jamais raconté tout ça.
— Ça avait de l’importance ?
— Tu as peut-être gardé aussi le souillon ?
— Celle-là, c’est madame Saphir qui l’a engagée.
— Dis-moi, tu ne te refuses rien quand je ne suis pas là. Deux domestiques !
— J’ai quand même mis de l’argent à gauche. Tu vas voir.
Il ouvrit sa valise et en sortit une petite sacoche noire bien bourrée de fric sous différentes formes.
— Garde-la, dit Valentin, tu m’enverras des mandats.
— Tu as bien travaillé, dit Julia.
— Madame Saphir avait une belle clientèle, dit Valentin.
— Je suis jalouse, dit Julia en faisant rapidement des calculs, tu ramassais plus d’argent que moi. Malgré tes deux bonnes. Comment elle est, l’autre ?
— Comme ça. Elle s’appelle Armandine.
— Quel âge ?
— Vingt et un ou vingt-deux ans.
— Elle savait ce que tu faisais ?
— Bien sûr.
— Et elle bavardait pas ?
— Jamais.
— Tu ne l’as pas engrossée par hasard ?
— Voyons.
— Tu ne vas pas me dire que tu n’as pas couché avec elle ?
— Je te le dis.
— Tu peux me dire tout ce que tu veux.
— Pourquoi ? Tu ne devines plus rien ?
— J’ai été sonnée, dit Julia. Le corps, ça va, ça va même de mieux en mieux. Mais je ne saurais plus faire madame Saphir.
— Tu saurais aussi bien que moi, on est à égalité maintenant.
— C’est pourtant vrai.
Elle ajoute aussitôt :
— Mais à égalité tu fais mieux. Tu continueras.
La perspective de reprendre le rôle de madame Saphir après la guerre n’ennuyait pas Valentin, puisque pour lui il n’y aurait pas d’après-guerre. Ou plutôt après, il n’y aurait rien. Ou bien encore, c’était impensable. Après une telle guerre, il n’y aurait pas d’après.
L’extrême originalité des événements qui suivirent confirma Valentin dans cette opinion. Après avoir classé les fiches de trois Tahitiens, d’un Hindou et de cinq Dahoméens ne parlant que le fon, il fut ensuite voué à une inactivité d’autant plus grande qu’ayant été envoyés dans des directions variées et en général inattendues ces isolés n’avaient pas eu de remplaçants. Sous les ordres d’un capitaine, de deux lieutenants, d’un adjudant, de trois sergents et de six caporaux, il attendait, avec dix autres fantassins, que la patrie utilisât mieux ses facultés et donnât quelque aliment à sa fonction.
Après avoir démocratiquement et solidairement mis au point un système de protection bureaucratique particulièrement perfectionné qui réussissait presque à escamoter l’existence de cette unité, officiers, sous-officiers et soldats se disposèrent à couler des jours heureux. Les uns firent venir femme et enfants, d’autres se vouèrent à la belote et à l’alcoolisme, certains laissèrent cours à leurs dons de ménagères, et c’est, dans des pièces agréablement transformées en étuves, que, nourris avec recherche, les membres du dixième dépôt des isolés coloniaux se disposèrent à passer un hiver qui se trouva être particulièrement rude. Les froids excessifs qui fendaient jusqu’aux pierres rendaient encore plus charmant un bien-être que n’avait laissé espérer aucune des descriptions de la guerre future.
Vers le milieu de cet hiver, Valentin entreprit de devenir un saint. La chose lui parut d’autant plus facile que, ne croyant tout au plus qu’à un faux dieu, et encore si peu que rien, il pensait avoir un avantage immédiat sur ses collègues chrétiens candidats à la béatification, puisque l’espoir d’une récompense quelconque ne viendrait jamais jeter une ombre sur l’un quelconque de ses actes. Foinard, autre oisif de seconde classe, et curé dans le civil, lui fournit bénévolement une documentation abondante et vulgarisatrice sur la question. Dans les premiers temps, il avait réussi à entraîner à la messe la plupart de ses camarades, mais on ignorait encore ce qui allait se passer. Maintenant que l’on savait qu’il ne se passait rien et que sans doute il ne se passerait rien avant longtemps, peut-être des années, le zèle des catéchumènes s’était refroidi avec la tiédeur du confort ; aller à l’église n’était plus que l’un des éléments du complexe dominical, avec les croissants le matin, le quadruple apéritif de midi, et le cinéma vespéral, pour intensifier sa propagande, Foinard attendait donc des temps meilleurs, c’est-à-dire des catastrophes un peu plus pommées qu’une mobilisation doucereuse dans la région nantaise.
Lorsque Valentin lui demanda de lui procurer quelques vies de saints afin de se rendre un peu compte de la pratique des autres, Foinard les lui avait gracieusement apportées, mais en attribuant cette curieuse requête à une certaine perversion du goût de la lecture. Valentin n’avait assisté qu’une seule fois à la messe et il s’y ennuya tant qu’il n’y retourna jamais, même au risque de faire du chagrin à Foinard. Foinard n’en avait d’ailleurs eu aucun chagrin, il ne se faisait pas d’illusion. Il ne s’en faisait pas plus maintenant et ne voyait aucune raison pour que la grâce ait touché cet ostrogoth en pleines délices de Capoue, mais, comme il tenait à passer pour un bon copain, il avait donc ramassé quelques brochures destinées à des esprits simples et les avait offertes à Valentin. Le curé d’Ars, Thérèse de Lisieux, Bernadette Soubirous, Jeanne d’Arc, Louis IX roi de France et Deny l’Aréopagite, ainsi que Donatien, Rogatien et quelques locaux lui étaient ainsi proposés en modèle, mais il n’en choisit aucun. À la rigueur il se serait peut-être proposé l’imitation de sainte Thérèse, mais il décida de n’en faire qu’à sa tête.
Prétextant de son inutilité complète, afin de ne pas se mettre en valeur, il s’efforça d’accomplir pour les autres les tâches les plus emmerdantes, telles que le balayage, l’épluchage des patates, le pelletage de la neige, le nettoyage des plats. Le difficile était d’y arriver sans attirer l’attention sur son dévouement. Lorsqu’il parvint à faire la corvée de chiottes quotidiennement sans que Foinard s’en aperçût, il se félicita d’avoir ainsi atteint sans tapage un certain degré dans l’abnégation. Ensuite il fallait s’abstenir de se féliciter, ce qui devenait beaucoup plus difficile. Et lorsqu’il découvrit qu’il prenait un vif plaisir à tracer un chemin dans la neige ou à vider les ordures, il estima justement n’y avoir aucun mérite et par conséquent n’avoir même pas fait un pas dans le chemin de la sanctification.
La vie que le dépôt réduit menait ne donnait d’ailleurs pas beaucoup l’occasion de pratiquer des vertus rares. S’abstenir de fumer ou de boire du gros rouge, mépriser la belote ou le cinéma hebdomadaire, n’auraient été que des signes ostentatoires sans valeur réelle. Valentin se demandait ce qu’il pourrait bien faire. Il soumit au capitaine une demande pour être envoyé sur la ligne Maginot : le capitaine le supplia de s’abstenir et de ne pas arracher à leurs femmes et leurs connaissances les militaires de cette modeste unité en attirant sur elle l’attention de quelque supérieur un peu énergumène. Valentin se rendit à ces raisons. Décidément, il ne lui restait qu’à tuer le temps et à balayer en lui les images d’un monde que l’histoire allait éponger.