IX

Nanette avait belle allure avec sa mentonnière. On l’emballa soigneusement et on la porta au cimetière de Reuilly.

On serra la main de commerçants du quartier, de divers anonymes et, lorsqu’ils se furent dispersés, des non-membres de la famille.

— Dire que ça fait moins de six mois, soupira Paul.

— Les croque-morts doivent trouver qu’on ne voit que nous et les petits oiseaux, dit Valentin.

Pour pas courir après un taxi, on avait loué une voiture.

— Je ne pensais pas la dernière fois que je suis venu ici que j’y reviendrai si peu de temps après, dit Paul avec componction.

— Vous vous souvenez de ce que vous m’aviez dit ce jour-là ? dit Valentin. Ça va toujours par séries.

— On n’est pas étonnés que tu aies dit une connerie pareille, dit Julie qui ajouta :

— Tu lui auras pas porté chance.

Paul se rebiffa :

— Tu vas fort tout de même. On croirait que c’est moi qui l’ai tuée.

— Pourquoi pas ? dit Julie avec une mauvaise foi sensationnelle. Sait-on jamais ?

— C’est à toi plutôt qu’on pourrait faire ces insinuations. Qui est-ce qui avait intérêt à ce qu’elle clamse ? Qui est-ce qui la soignait les derniers temps ?

— C’est nous, dit Valentin répondant aux deux questions avec impartialité.

— Tu vois, dit Julie à Paul, tu reconnais qu’on la soignait. Si on la soignait, c’est donc qu’on l’a pas tuée.

— À part ça, dit Chantal, vous nous avez singulièrement couillonnés.

— Parle donc moins grossièrement, dit Julia.

— Faut dire ce qui est, répliqua Chantal. Vous avez pratiquement mis la main sur tout l’héritage. D’abord le magasin de la rue de la Brèche-aux-Loups. Ensuite tout ce que vous lui avez soutiré depuis.

— C’est des suppositions, dit calmement Julia.

— On verra ça chez le notaire, dit calmement Paul.

— Vous verrez ça chez le notaire, dit calmement Julia.

— Il y a peut-être un testament qui rétablit la justice, dit Paul avec ferveur.

— Compte là-dessus, mon bonhomme, dit calmement Julia.

Ils descendent de voiture, Valentin paie le chauffeur, il avait discuté le prix d’avance, c’est chez les Brû que le funérailles-lunch a lieu, puisque la fois précédente ç’avait été chez les Bratugra. Julia va dans sa chambre pour changer de chaussures, Valentin s’aperçoit qu’il n’y a plus d’apéritif et court en chercher.

— Tout de même, dit Chantal à mi-voix, ils nous ont drôlement possédés.

— Et comment, approuve Paul avec amertume.

— Surtout lui, dit Chantal.

— Ça, il faut reconnaître, il a embobiné la vieille, comme jamais j’aurais pu le faire.

— Oh ! toi.

— Tu as remarqué ? En six mois seulement de baratin, il lui a soutiré la boutique et le fric.

— Il a su s’y prendre.

— Et par-dessus le marché, la bonne femme crève quand il n’en a plus besoin.

— Tu crois qu’il lui a fait prendre un bouillon d’onze heures ?

— C’est à se demander.

— Faut faire faire une autopsie.

— Ça serait des frais.

— Tu dis des trucs et puis après tu te dégonfles. Tu crois-tu qu’il l’a tuée ou pas ?

— Je crois pas.

— Tu vois.

— Je vois quoi ?

— Que tu dérailles avec tes gourantes. Valentin ne ferait pas de mal à une mouche.

— Oh ! toi, tu as le béguin pour lui.

— C’est nouveau.

— Je veux dire qu’il te possède comme il a possédé Nanette. Au fond, tu l’admires de nous avoir mis ddans. Et pourtant il te l’a bien fait passer dvant le nez l’héritage de ta mère. Tout ce que tu en auras, c’est le poulet que tu boufferas tout à l’heure. Et encore il sera coriace, car on bouffe toujours mal chez Julia.

— C’est vrai, dit Valentin, en posant une bouteille sur la table. Elle garde pas ses bonnes assez longtemps. Il suffit qu’elles me disent : meussieu préfère-t-i le porc ou le veau ? pour qu’elle les jette dehors. Elle est d’un jaloux, conclut-il avec une indulgence amusée. Merde, y a pas de tire-bouchon. Je vais en chercher un à la cuisine. Vous avez vu la nouvelle ?

Il se pencha vers eux et murmura :

— C’est un monstre.

Paul alla regarder le litron.

— Ils se mettent bien, dit-il avec mépris. Du porto Sandeman. Ils n’ont aucune pudeur. Avec le pognon de Nanette, qu’ils l’ont acheté, leur porto ! Avec notre pognon ! Ah ! sacré nom de dieu de bordel à cul de vache, pourquoi donc n’avons-nous pas empêché ce mariage ! Moi au moins j’ai essayé. Mais toi ! tu as tout fait pour qu’il se fasse ! Jusqu’à coucher avec le capitaine Bordeille ! Les autres, y avait toujours eu une raison plus ou moins valable. Mais le capitaine Bordeille ! Pour, de fil en aiguille, se faire rafler un héritage sous le nez. Faut être vraiment dinde.

— Je me demande pourquoi Julia a eu besoin de te le raconter.

— Il ne me reste plus qu’à travailler encore plus durement, déclama Paul. Pour que notre fille ait une dot.

— Ce que tu es vieux jeu, dit Chantal en lissant ses bas au souvenir du capitaine Bordeille.

Paul remua les épaules dans tous les sens. Ému par l’abnégation dont il venait de faire preuve, il tripotait en tremblant la troubeille de porto.

— Qu’est-ce qu’il fabrique ? ronchonna-t-il.

— Il baise le monstre, répondit Chantal.

— Tu penses tout le temps à ça, constata Paul avec amertume. Tiens, s’exclama-t-il, j’ai une idée.

Chantal ne dit pas : ça m’étonnerait, elle y avait renoncé. Julia, elle, ne pouvait s’en empêcher. Mais elle n’était pas là pour le dire ; elle changeait de chaussures. C’est donc dans le silence que Bataga sortit de sa poche un couteau suisse à trente-sept lames plus un tire-bouchon. Il décalotta soigneusement la capsule.

— Vous gênez pas, dit Valentin, en revenant avec l’objet désiré. Un tire-bouchon vaut un autre tire-bouchon, y a que le goulot qui coûte. Pas vrai ?

Il s’assit confortablement en regardant son beau-frère rougeoyer, en essayant de maîtriser la bouteille.

— Elles sont bien bouchées, hein, celles-là ? dit-il avec sollicitude.

Il se tourna vers Chantal.

— Il va se coller une hernie.

— Craignez rien, dit Chantal. C’est pas en ouvrant une bouteille qu’il se ferait du mal.

— Dites donc, Chantal, vous en avez un bath sac. À la mode tout plein.

— Comment savez-vous que c’est à la mode ? dit Chantal en riant.

— Je l’ai vu dans Marie-Claire.

— Quel sac ? demanda Paul en interrompant son extraction.

Il jeta un coup d’œil. Un nouveau. Il n’avait pas remarqué. Il reprend son travail.

Chantal se penche vers Valentin en montrant ses jambes jusqu’à mi-cuisse. Elle lui susurre :

— Vous n’avez pas été chic avec nous.

— Ça c’est vrai, dit Valentin avec aisance.

— Je me demande si on ne pourrait pas vous faire un procès.

— Diable.

— Pour détournement d’héritage.

— Ça serait marant, dit Valentin. Je ne me suis jamais vu sur les bancs d’un tribunal.

— Sur le banc des accusés, reprit Paul, tandis qu’en même temps le porto disait : pp’ahh.

— Bien sûr que comme juge ce serait encore plus marant, reconnut Valentin. N’empêche que comme commerçant patenté, un jour je pourrais être juré : j’ai vu ça dans le journal.

— En attendant, on pourrait faire un procès, dit Chantal.

— Est-ce que je serai obligé de prendre un avocat ? demanda Valentin avec inquiétude. J’aimerais mieux me défendre tout seul.

— Vous vous êtes déjà bien défendu, dit Chantal avec rancune.

— Qu’est-ce qui en veut ? demanda Paul qui avait déjà bu un plein verre de Sandeman pour le goûter et s’en était servi un second.

On la leur videra leur bouteille, se répétait-il rageusement. Cette vengeance lui plaisait d’autant plus qu’il n’avait aucune difficulté pour l’accomplir.

— Bien sûr qu’on en veut, dit Chantal.

Il leur tendit deux verres pleins, tandis qu’il vidait le sien pour laisser la place au contenu d’un troisième.

Chantal et Valentin trinquèrent. Valentin sourit à Chantal :

— Vous me ferez pas de misères, pas vrai ? D’ailleurs, vous savez, j’ai fait ce que j’ai pu, honnêtement. Qu’est-ce que vous voulez ? Nanette m’avait à la bonne, quand elle m’a cédé sa boutique.

— À vil prix, dit Paul.

— Pas vil, bas. Oui, eh bien, j’ai pas voulu lui faire de la peine. Elle était déjà si triste de la mort de son bonhomme. D’ailleurs, vous voyez, elle lui a pas survécu six mois. Vous ne trouvez pas ça beau ?

— Les beaux sentiments étaient de son âge, dit Chantal.

— Je ne m’attends pas à ce que tu te laisses dépérir sur ma tombe, dit Paul qui commençait à voir la vie en rose-porto beaucoup plus cordiale que celle en vert-pernod qui comporte toujours une certaine dose d’agressivité.

— Et vous ? demanda Chantal à Valentin.

— Je ne crois pas que je me laisse mourir sur la tombe de Paul, moi non plus.

Cette bien-bonne fit pleurire aux larmes.

— Mais sur celle de Julia ? demanda Chantal.

Valentin réfléchit.

— À ce propos, dit-il, je préfère que vous sachiez…

— Sacheurs, sachez sachier, dit Paul entre parenthèses.

— Que dans notre contrat de mariage, Julia et moi, la totalité est au dernier survivant. Des fois que vous ayez encore de vagues espoirs.

— Parlons plus de ça ! dit Paul avec bonhomie. L’affaire est enterrée. C’est le cas de le dire, ajouta-t-il d’un air malin.

Il se servit son cinquième verre de porto en constatant avec bonheur que la bouteille se liquiderait avant le déjeuner.

— Il en reste ? demanda Julie en entrant.

Elle siffla le verre que lui tendit Paul et s’assit dans un fauteuil, les jambes écartées, en soufflant.

— De quoi que vous causiez ? demanda-t-elle sans conviction.

— De maman bien sûr, dit Chantal.

— Pauvre maman, dit Julia, distraitement. Pauvre Nanette, ajouta-t-elle avec un peu plus de chaleur. Pauvre maman, répéta-t-elle avec une tristesse soutenue. Pauvre Nanette. Pauvre maman.

Elle finit par sangloter en bégayant : maman, maman.

— Là, là, fit Chantal en s’asseyant sur le bras du fauteuil et en la serrant contre elle.

— C’est pas ça qui va la faire revenir, dit Paul avec optimisme.

— On ne sait pas, fit Valentin. Si ça n’a jamais réussi, c’est ptêt qu’on n’a jamais pleuré assez longtemps.

— Taisez-vous, vous, avec vos gourantes, dit Chantal. Vous allez lui mettre des trucs idiots dans la tête, à cette pauvre fille.

— Ça y est, dit le monstre en se présentant sur le pas de la porte.

— Je commençais à avoir la dent, dit Paul.

— Viens, dit Chantal à sa sœur, ça va te changer les idées.

Julia se leva en reniflant.

— On va finir la bouteille, proposa Paul.

Il distribua du porto à la ronde et se réserva le fond, triomphalement. Il les avait eus, les Brû, avec leur apéro acheté sur sa part d’héritage.

— À la nôtre, s’écria-t-il.

On trinqua et le Sandeman ayant requinquiné Julie, on pénétra dans la salle à manger, exiguë mais d’un pur style zéro-cinq. Aussitôt entré, Valentin aperçut au centre de la table un amoncellement qui le consterna. C’était des huîtres.

Grâce à une habile politique de silence, il était jusqu’à présent parvenu, bien qu’on ait traversé l’hiver, à ce que Julia n’ait jamais envisagé de faire figurer au menu ces animaux ostréicultivés. Mais le monstre, elle, pour une fois livrée à elle-même, n’avait pas loupé la commande : elle avait choisi, d’instinct, ce qu’il avait le plus en horreur.

Il avait à peine ébauché un plan d’action que les trois autres convives en avaient déjà gobé une demi-douzaine chacun, d’huîtres.

— Tu n’en prends pas ? demande Julia, elles sont fameuses.

— Pas faim.

— Y a pas besoin d’avoir faim pour manger des huîtres.

— C’est pas un peu bien tard dans la saison ?

— On est encore en avril.

— Y a pas de bons marchands dans le quartier.

— Elles viennent de la Bastille.

— Je me réserve pour le poulet.

— Y a pas de poulet. Y a du bœuf miroton.

— Chouette, dit Paul en sifflant les coquillages.

Il était d’une humeur parfaite. Sa pensée voguait avec aisance sur un océan d’idées désintéressées.

— Dis-moi, Valentin, est-ce qu’il y a des rhododendrons à Madagascar ?

— Fous-nous la paix avec tes rhododendrons, dit Julia. Dis-moi plutôt, Valentin, est-ce que par hasard tu n’aimerais pas les huîtres ?

— Pas de trop, répondit lâchement Valentin.

— Tu veux dire que tu détestes ça.

— Je n’en mange pas.

— Et pourquoi ?

— Parce que c’est vivant.

Les trois autres s’immobilisèrent, tenant en l’air leur trident transpercé d’un glaviusque molleux.

— Qu’est-ce que tu dis ? demanda Julia d’une voix détrempée.

— Je dis que c’est vivant. Je bouffe pas des bêtes vivantes, moi.

— Tu vas pas tout dmême pas me dire que ces trucs-là c’est vivant.

— C’est à peine vivant, dit Paul.

— C’est vivant comme toi et moi, dit Valentin.

— Tu as de drôles de comparaisons, dit Julia.

— C’est vrai, quoi, dit Valentin, c’est vivant une huître. Autant que moi. Y a pas ddifférence. Y a qu’une seule différence : entre les vivants et entre les morts.

— Vous manquez de tact, dit Chantal.

— Ce que je me demande, dit Paul avec à-propos à Valentin, c’est pourquoi Chantal et toi vous ne vous tutoyez pas.

— Tu vas pas me dire que c’est vivant, dit Julia qui examinait son animal avec attention, ça n’a pas d’yeux.

— Les oursins, non plus, répliqua Valentin.

— C’est pas des bêtes, rétorqua Julia, c’est des fruits. Chez tous les écaillers convenables ça s’appelle des fruits de mer.

Elle avala son huître.

— En tout cas, ajouta-t-elle en riant, c’est une bestiole qui se défend mal. Elle passe comme une lettre à la poste.

Chantal et Jules avalèrent la leur, quoique avec moins de conviction.

— Tenez, dit Valentin en se penchant vers Chantal qui pressait à ce moment un citron sur la chair d’un des lamellibranches couchés sur son assiette, vous voyez, quand l’acide tombe sur lui, il se contracte.

Chantal regardait épouvantée le phénomène.

— C’est pourtant vrai, murmura-t-elle.

— Je ne discuterai pas avec Valentin sur ce point, dit Paul en se tenant à distance de son éventuelle victime, il a parfaitement raison : ce sont des animaux, et même des animaux vivants.

Il reposa son trident et de nouveau le problème de l’existence du rhododendron à Madagascar. Qu’en pensait Valentin ?

— Je ne crois pas que j’en aie vu là-bas, répondit celui-ci.

— Qu’est-ce que vous avez vu là-bas ? Comme plantes ?

— Beaucoup sont exotiques, dit Valentin.

— Vous ne parlez pas souvent de Madagascar, remarqua Chantal.

— Dis-lui donc tu, dit Paul, c’est ton beau-frère. Un beau-frère c’est un frère.

— Oui, dit Chantal à Valentin, tu ne parles pas souvent de Madagascar.

— Si ça t’intéresse, dit Valentin à Chantal, moi je veux bien.

Et là-dessus tous deux se tututurent, pensivement.

— Eh bien quoi ? demanda Julie en levant le nez, vous mangez plus d’huîtres ?

— Euh, fit Paul.

— Les gourantes de Valentin vont tout de même pas vous empêcher de bouffer ?

— Vous avez un petit vin blanc qui est fameux, dit Paul.

— Pas d’histoires ! Vous n’allez pas vous laisser impressionner comme des paysans. D’abord, les petites bêtes que voilà, bien possible qu’elles soient vivantes, mais dans une demi-heure elles seront quand même toutes mortes. Parce que celles que j’aurai pas mangées, et celles que la bonne aura pas mangées, je vous préviens faut lui en laisser quelques-unes, eh bien on les jettera à la poubelle. Comme ça elles seront encore plus longues à crever, les pauvres petites. C’est pas encore plus cruel ?

— Y a du vrai dans ce discours, dit Paul facile à convaincre.

Chantal hésitait encore.

— Profite-donc, lui dit Julia. Elles vont se perdre.

Tous trois se reconsacrèrent donc à l’absorption de mollusques crus. Tandis que Valentin essayait de se distraire en se grattant le bout du nez avec sa fourchette, les autres mettaient tant d’ardeur dans le cannibalisme, qu’ils durent faire un effort pénible sur eux-mêmes pour en laisser quelques-uns à la bonne. Une lourde brume de bonheur se reformait dans la pièce.

Se curant un entre-dent avec l’ongle de l’index, Julia demanda aux Batagra d’une voix négligée :

— Et Marinette ? Qu’est-ce qu’elle devient ? Toujours aussi garce ?