VI

Après avoir circulé dans les rues d’Angoulême, ce jour-là particulièrement désertes, il retrouva sa valoche avec un étonnement amusé et, sur le coup de quatre heures du matin, monta dans un semi-direct qui faisait souvent l’omnibus. Un compartiment était vide, il s’y endormit, heureux.

Plus tard, il eut des compagnons de route ; mais ils s’avéraient éphémères, ne pratiquant en général que des déplacements de quatre à cinq stations. En changeant, ils lui permettaient d’observer à la fois la variété et l’unité de la population française, et, comme il en était à son second voyage depuis la veille, il se sentait très à l’aise, il éprouvait même un petit sentiment protecteur pour les plus croquants d’entre eux. Mais, en approchant de Paris, il retrouvait sa modestie.

À la gare d’Austerlitz, il se laisse entraîner par une avalanche de gens telle qu’on n’aurait jamais cru que ce train puisse en contenir tant et qui semblaient bien décidés sur ce qu’ils devaient faire. En se retrouvant devant un portillon de métro, Valentin recule, épouvanté. Il va se perdre. Dans le métro, on s’égare toujours. Il fait demi-tour, enfonçant les coins métalliques de sa mallette dans la région rotulienne de nerveux prêts à l’injure. Il s’entendit qualifié de façons étranges et il en était honteux, exactement ce que voulaient ces méchants. Après avoir troublé le merveilleux ordre circulatoire des souterrains de Paris, il se retrouve sur un trottoir. Il pose sa garde-robe et s’assoit dessus.

C’était cinq heures d’octobre. On marchait de tous côtés et sur la chaussée on roulait dans tous les sens. Une agitation anarchique faisait bouger spasmodiquement bêtes, moteurs et gens, et tous accompagnaient leur désordre de sons en général déchirants. Un aveugle barbu jouait de la flûte avec son nez, enfilant sur sa maigre mélodie les coinquements et les crissements d’hommes et de choses en chemin. On criait les journaux du soir avec tant de rage et d’énergie que Valentin crut que la guerre était déclarée. Ça arriverait bien un jour, d’ailleurs. Aujourd’hui, ça serait complet. Mais non, ce ne devait pas être la guerre, sinon l’aveugle c’est du clairon qu’il jouerait.

Il ne pouvait rester là. Malgré leur hâte, des gens lui consacraient un coup d’œil. Peut-être allait-il provoquer un attroupement puni par la loi. Il se leva et, soulevant sa cantine d’un bras énergique, il entreprit de poursuivre son chemin. En quelques pas, il fut près d’un fleuve, probablement la Seine ; et il aperçut un campanile orné d’une vaste horloge qui lui parut appartenir à une gare et, avec de la chance, à la gare du Nord.

N’ayant pas eu cette chance, il reprit le trimard et, sur le coup de six heures, il était arrivé à la place d’Italie qu’une fête foraine égayait. Il s’arrête un instant pour admirer la belle ordonnance des monuments qui entourent ce carrefour, puis, inlassable et courageux, il marche d’un pas assuré vers la porte de Châtillon où effectivement il se présente quarante-cinq minutes plus tard. Jugeant d’après la largeur de la chaussée qu’il devait être enfin sur les grands boulevards, craignant d’autre part de rater un train dont il ignore l’heure de départ, épuisé par le transbahutement de son bagage et par la faim n’ayant su comment déjeuner pendant son voyage, il décide de prendre un taxi qui ne saurait lui coûter bien cher, car il pense avoir parcouru à pied au moins les trois quarts du trajet. Mais, contrairement à ce qu’il pensait, ledit trajet se montra fort long, d’autant plus long que le chauffeur passa par la porte de la Muette et la rue Caulaincourt. Ce qui ennuyait le plus Valentin, c’était tout le temps qu’il faisait perdre à ce brave homme qui devait sans doute préférer les courses plus courtes et plus faciles.

À la gare du Nord, Valentin extirpa sa valise et regarda le compteur ; il n’en crut pas ses yeux et ceci à tel point qu’il se le formule à lui-même de cette façon : « Je n’en crois pas mes yeux. »

— C’était loin, dit-il au chauffeur.

— Je veux, répondit l’autre.

— Je vous garde, ajouta rapidement Valentin. Je vais mettre ce truc-là à la consigne et ensuite vous me conduirez au Casino de Paris.

— C’est bien tôt pour y aller, remarqua le chauffeur dans un accès de sincérité.

Mais, en voyant la mine ennuyée de son client, il s’empressa de rectifier :

— Mais faut y arriver tôt pour avoir des places.

Tandis que le taxicrate se demandait s’il passerait par l’avenue de Reuilly ou par le boulevard Victor, Valentin, après avoir, mis en confiance par son aventure d’Angoulême, expérimenté de nouveau la joie que tout voyageur éprouve lorsqu’il confie pour un certain temps son bagage à des fonctionnaires honnêtes et ordonnés, Valentin s’enquiert par sept fois et à sept guichets différents de l’heure du train pour Bruges. Les réponses concordaient. Il procéda cependant à une vérification en consultant les panneaux jaunes mis à la disposition du public. Étant parvenu à se convaincre qu’il y avait de grandes chances pour qu’il puisse effectuer son départ sur le coup de zéro heure dix-sept, il se dirige enfin vers une porte sur laquelle on avait écrit « Sortie ». Elle donnait dans une petite rue obscure terminée par un escalier que Valentin n’hésite pas à prendre. En haut de cet escalier, il tourne à gauche, au jugé. Assez rapidement, il se retrouve devant la gare. Elle avait un tout autre aspect que tout à l’heure ; il entre et ne reconnaît pas l’ordre des guichets, ni l’architecture des débits de tabacs et de bonbons. Une vaste fresque représentant le départ des mobilisés pour la guerre de 1914 apprend à Valentin qu’il se trouve à la gare de l’Est. Il admire l’œuvre d’art en détail tout en pensant qu’il faudra bientôt en refaire une autre, d’œuvre d’art, pour la prochaine, de guerre, car fallait pas compter y couper, à une prochaine autre.

Attristé par ces considérations, il sortit de cet endroit un chouïa lugubre en utilisant une porte sur laquelle on avait écrit « Entrée » puisque, la fois précédente, celle de sortie l’avait égaré. Il se félicita de sa décision, car il aperçut devant lui un magnifique boulevard piqueté de lumière. Des brasseries nombreuses et somptueuses offraient aux passants le charme de leurs terrasses ou le moelleux de leurs banquettes. Comme il n’avait pas mangé depuis vingt-quatre heures, Valentin décida de s’offrir à dîner. Après être passé huit fois devant chacun des six établissements du coinstot, et à chaque coup avoir lu le menu de la première à la dernière ligne, il opta pour une taverne qui lui parut allier le confortable à la modicité des prix. Entre-temps, il fit l’emplette de quatre cartes postales et d’un nombre correspondant de timbres-poste.

— Alors, dit-il d’un air engageant au garçon, qu’est-ce qu’il y a de bon aujourd’hui ?

Je me dessale, pensa-t-il avec satisfaction.

— Ya lplat du jour, répondit le loufiat en regardant, par simple curiosité, une moulure du plafond.

— Voyons voir, dit Valentin.

Merde, où était-il ce foutu plat du jour, il n’arrivait pas à le dépister.

Ayant baissé les yeux, le garçon découvrit le désarroi de son client.

— De l’autre côté, articula-t-il avec mépris. Le menu à sept francs cinquante.

Valentin, ayant obéi et retourné le carton, découvrit que pour cette somme qui ne sortait pas des limites de ses moyens, on se proposait de lui faire absorber du saucisson sec, une côte de porc aux soissons frais, du fromage de gruyère et de la compote de pommes. On lui offrait même un quart de vin rouge. Une joie violente entra dans son cœur et il en saliva. Il n’y avait qu’une petite ombre à son bonheur, mais à la façon suprêmement élégante dont le garçon jeta devant lui son couvert et le panier de pain coupé en tranches, il n’osa lui demander, à ce garçon, à quel genre d’activité se livre un chauffeur de taxi que son client ne revient pas payer. Cette ignorance ne l’empêcha pas de venir à bout de tout le repas, jusques et y compris la peau du saucisson et la croûte du gruyère. Enfin, après avoir saucé dans ses moindres replis le récipient ouvragé dans lequel on lui avait présenté la compote de pommes, il sortit d’une poche un crayon et de l’autre ses cartes postales. Toutes représentaient la gare de l’Est.

Il choisit la moins polluée par les chiures de mouches pour l’envoyer à Julia. Après avoir léché la mine de plomb, il écrivit d’une traite et sans hésitation : De Paris sans toi, ton époux bien-aimé, et la signature Valentin. Puis, il consulta un bout de papier pour mettre l’adresse, car il ne la connaissait pas encore par cœur. Sans dételer, il entreprit la rédaction de la seconde carte postale, et il lui vint assez facilement ces mots : Avec mon meilleur souvenir de la capitale, votre nouveau beau-frère, et la signature : Valentin. Le même bout de papier précédemment consulté le renseigna sur l’adresse des Brataga. Pour la troisième carte postale, il ne trouva que : Un bonjour de Panam, ton copain et la signature : Valentin. C’était pour Bourrelier. Sur la quatrième carte postale destinée à Didine, Valentin écrivit : Devine et ne signa pas. Après avoir collé les timbres, il mit les quatre messages dans sa poche.

Le paiement de l’addition s’effectua sans difficultés. Il laissa un pourboire qui eut l’air de donner toute satisfaction au garçon et, heureux de ne pas avoir contrarié cet individu, Valentin, après avoir consulté l’oignon que lui avait offert Julia pour son mariage, estima qu’il avait largement le temps de faire une petite promenade avant d’essayer de retrouver la gare du Nord.

Au premier coup d’œil, il estima que, dans l’ensemble, les magasins ne sont pas mal sans être toutefois aussi somptueux que ceux du cours de l’Intendance. Le premier qui le retint vendait des appareils de télégraphie sans fil. Valentin se dit que ça lui ferait sans doute plaisir à Julia d’avoir un truc comme ça, qui fasse du bruit en toute saison. Elle serait même ravie. Il regarda les prix, ils lui parurent très élevés. Après avoir constaté qu’heureusement la boutique était fermée, il songea au bonheur de Julia lorsqu’elle apprendrait qu’il n’avait pas gâché d’argent en achetant un appareil qui ne débite que des conneries. Enchanté d’avoir fait ce petit plaisir à sa moitié, il allait poursuivre son chemin lorsqu’il s’aperçut que, à côté de lui, une jeune personne le regardait en souriant. Après s’être assuré par un coup d’œil circulaire que ce sourire lui était bien destiné, il souleva poliment son chapeau et en ces termes s’exprima :

— Je m’excuse, mademoiselle, de ne pas vous reconnaître. J’espère que vous ne m’en voudrez pas.

Déconcertée, la demoiselle rengaina le sourire et l’examina d’un œil soupçonneux.

— Je sais, continua Valentin, que les femmes se vexent lorsqu’on ne peut coller un nom sur leur visage, et la seule chose que je souhaite à l’heure actuelle serait de ne point vous vexer. Aussi, mademoiselle, je vous prie de me rendre un service : aidez-moi z-à retrouver dans quelles circonstances nous nous sommes rencontrés.

La fille n’ayant pas encore retrouvé la parole, Valentin conserve la sienne et continue en ces termes :

— Je crois deviner. Ne seriez-vous pas de Bordeaux ?

— Moi ? de Bordeaux ? s’exclame la fille qui ne s’en était jamais entendu sortir une pareille, surtout aux environs de la gare de l’Est.

— Oui. Du Bouscat, plutôt. Je parie que vous êtes une cliente de ma femme.

— Parce que tu es marié ?

Sans remarquer le tutoiement, Valentin répondit :

— Oui, nous faisons même notre voyage de noces.

— Ah ! bon. Fallait le dire tout de suite.

Et lui tournant le dos, elle se dirigea vers d’autres chopins. Mais Valentin courut après elle.

— Mademoiselle, mademoiselle, il ne faut pas vous enfuir comme ça. J’espère que je ne vous intimide pas.

Mais elle conserva son air presque sévère.

— Toi ?!

— Vous accepterez bien de prendre un verre avec moi.

Elle hésita, puis les affaires n’étant pas si bonnes, elle jugea raisonnable de prendre ses risques et accepta. Elle entraîna Valentin dans un très modeste Biard que fréquentaient quelques-unes de ses collègues. Elles y faisaient de petites pauses avant de reprendre le trottoir.

Elle accepta de consommer une menthe verte et Valentin s’offrit un vin blanc gommé.

— Alors, comme ça, dit-elle, pour faire un peu de conversation et se mettre à la hauteur des circonstances, tu es en voyage de noces ?

— Oui, reprit Valentin, avec simplicité.

— Et où est ta femme en ce moment ?

— À Bordeaux.

Deux copines qui buvaient un noir sur le zinc ayant entendu ce dialogue s’approchèrent de la table de Valentin pour écouter sans retenue.

— Tu te fous de moi, dit la fille.

— Pas du tout, protesta Valentin. C’est la vérité vraie. La preuve, c’est que je vais à Bruges-la-Morte. Tiens, il ne faut pas que je rate mon train.

— À quelle heure est-il ton train ?

— À onze heures douze, répondit Valentin avec prudence.

— Eh bien, tu peux tirer ton coup sans te presser.

— Je n’ai pas envie d’enlever mes souliers, dit Valentin.

Les deux copines intervinrent :

— Si tu as du temps à perdre, dit l’une d’elles, tant mieux pour toi.

— Mado, dit l’autre, je te savais pas si connarde. Tu vois donc pas qu’il te fait marcher ?

En se lamentant sur les malheurs des temps et sur ce qu’il fallait pas voir, elles allèrent reposer leur verre sur le zinc.

Pâlement enragée, Mado posa ses deux coudes sur la table et se penchant vers Valentin, lui demanda :

— Tu montes, ou tu montes pas ?

— Je monte pas.

— Tu ne me trouves pas à ton goût ?

— Si, si.

— Tu ne me trouves pas bien roulée ?

— Si, si.

— Tu crois que je ne sais pas faire ça aussi bien que ta pucelle ?

— Je ne sais pas.

— Alors ?

— Je monte pas, dit Valentin. Je voulais seulement boire un verre avec vous. Je trouvais ça si gentil.

Elle se tourna vers ses deux copines et les appela en témoignage :

— Non mais, vous entendez ce con ? Vous entendez ce con !

— On entend, dirent les deux autres avec résignation. On entend.

— Je suis vraiment très ennuyé, murmura Valentin.

Mado tapa sur la table :

— Ça fait dix minutes que j’écoute tes bourdantes, et moi, je travaille pas pour rien. Pas vrai ? demanda-t-elle aux deux autres.

— Si on se laissait faire, dit l’une.

— Ça serait la fin de tout, dit l’autre.

— Ces demoiselles pourraient peut-être boire un verre avec nous ? suggéra Valentin.

— On te laisse, dirent-elles à Mado.

Elles jetèrent de la menue monnaie sur le zinc et s’en furent.

— Elles vous laissent tomber, remarqua Valentin avec impartialité.

— Je sais bien me défendre toute seule, dit Mado.

— Pas la peine. Pas la peine. Je vais vous dédommager.

— De quoi ?

— Je vais vous donner ce que je vous aurais donné si j’avais été enlever mes souliers en votre compagnie.

— Tu n’es pas louf ?

— C’est naturel ! Combien vous dois-je ?

— Non, mais, p’tite tête, tu crois que je vais accepter comme ça de l’argent que j’ai pas gagné ? Pour qui me prends-tu ?

Elle se tourna vers le patron qui essayait de lire un journal à l’envers pour passer le temps :

— Vous l’entendez ? meussieu Grégoire. Il m’insulte !

— Accepte son fric et barrez-vous tous les deux, déclara laconiquement meussieu Grégoire sans lever les yeux.

— Vous voyez, dit Valentin à Mado, Alors c’est combien ?

— Trente francs, répondit Mado à contrecœur.

Valentin qui dirigeait sa main droite vers son portefeuille gauche, arrêta son geste et fit entendre un long sifflement de surprise.

— Merde, dit-il en toute simplicité. C’est cher.

— Tu ne voudrais tout de même pas que je te fasse une réduction, ricana Mado.

— Non, mais qu’est-ce que tu veux, je trouve ça cher. Presque autant que les taxis.

— Oh ! ça va, dit Mado, les types radins comme toi n’ont qu’à pas prendre de taxi.

— J’avais une grosse valise, une très lourde.

— Qu’est-ce que tu en as foutu ?

— Je l’ai mise à la consigne, mais en sortant je n’ai plus retrouvé le taxi.

— Qu’est-ce que ça pouvait te faire ?

— J’avais pas payé le chauffeur.

Meussieu Grégoire et Mado s’esclaffèrent.

— Vous lui aviez dit que vous alliez à la consigne ? demanda le patron se mêlant enfin à la conversation.

— Naturellement, dit Valentin.

— Alors, vous pouvez être sûr qu’il vous y attend.

Valentin se gratta la tête.

— Te voilà bien couillonné, lui dit Mado en riant.

Il la regarda en faisant une moue piteuse.

— Y aurait quelque chose à faire, s’exclama meussieu Grégoire. Mado pourrait la retirer à votre place, votre valoche.

Mado lui jeta un rapide coup d’œil.

— Bien sûr, acquiesça-t-elle en redevenant sérieuse.

Valentin parut peser le pour et le contre, puis soudain il se lève et avant que les deux autres aient eu le temps de réagir, il avait traversé la salle en disant : « C’est ça, je vais chercher un taxi. » Sur le pas de la porte, il se retourne et clignant de l’œil : « Pourvu que je ne tombe pas sur le même ! » Ce qui fait rire meussieu Grégoire et Mado. Il sort, tourne au premier coin de rue, galope hardiment jusqu’à un autre, et finit par arriver sur un grand boulevard de mille feux brillant, avec effectivement une station de taxis sur l’axe. Il pénètre dans le premier sans demander la permission au chauffeur, lequel s’entend prié de se rendre à la gare du Nord. Le chauffeur ne démarre pas et se retourne vers son client :

— J’irai pas, dit-il.

Valentin balance un instant s’il va lui demander pourquoi, mais l’autre poursuit :

— Je ne vais pas vous faire gaspiller votre argent. C’est à deux pas, la gare du Nord. À pied, vous y êtes en cinq minutes.

— Mais j’ai un train dans trois minutes, objecte Valentin sans conviction.

— Pas vrai. Y a pas de train qui part dans trois minutes de la gare du Nord. Je connais les heures de départ de tous les trains, de toutes les gares de Paris. Vous pensez, depuis trente ans que je fais le taxi. Tenez, ma première boîte à savon, c’était une Brasier, une vraie voiture de maître. On était pas nombreux dans ce temps-là. C’était du sport. Et j’ai fait la Marne, moi meussieu, sous les ordres de Joffre et de Gallieni. Vous êtes peut-être trop jeune pour connaître ça, les taxis de la Marne.

— Si, si, je connais. C’est une bataille intéressante, la Marne, dit Valentin, rêveusement. Je connais. Mais je m’intéresse surtout à léna, la bataille d’Iéna.

— Y a le pont, dit le chauffeur mécaniquement, la place et l’avenue. Et aussi le passage près de la porte Champerret.

Se penchant vers un rai de lumière, Valentin consulte son oignon.

— Voulez-vous que je vous fasse faire un tour de ce côté-là ? suggère le chauffeur.

— Ça me ferait plaisir, répond Valentin déjà conquis, mais je ne sais pas si j’ai le temps.

— Je parie que vous prenez l’express d’onze heures trente-sept pour Boulogne ?

— Vous êtes très fort.

— Oh ! dit l’autre modestement, j’avais deviné tout de suite. Vous craigniez de rater votre train, pas vrai ?

— C’est vrai.

— Je vous le répète, j’avais deviné tout de suite. Alors, voulez-vous que je vous conduise au passage, après on passe par l’Étoile, on descend l’avenue, on traverse la place, puis le pont, le pont d’Iéna, on longe les quais, on retraverse la Seine à la place Saint-Michel et on revient par le Sébasto. Ça vous va ? Ayez pas peur, vous serez à la gare du Nord à temps pour votre dur.

Valentin, séduit, hésitait encore :

— Ça va me revenir à combien environ ? demanda-t-il courageusement.

— Pour un louis vous en verrez la farce.

— Pour faire tout ce trajet ?

Valentin commençait à avoir des doutes sur l’honnêteté de l’autre chauffeur.

— Bien sûr, répondit celui-ci. Et tenez, venez vous asseoir à côté de moi, je vous expliquerai les beautés de la capitale, car j’ai aussi deviné que vous n’étiez pas de par ici. C’est juste ?

— C’est juste.

Obtempérant à l’ordre qui lui était donné, Valentin s’installait à la place indiquée.