V
Ça ne fit quand même pas un pli. Trois mois plus tard, ils étaient mariés, l’ancien soldat Brû la mercière. Après une chose s’imposait, mais voilà qu’on se trouvait déjà en octobre : pas possible de fermer la boutique en pleine saison. Ils en discutèrent longtemps, l’ancien soldat Brû la mercière. Fallait voir la réalité en face : effectivement, des flopées de clientes se jetaient sur le bouton de nacre, la ganse et le sparadrap : on n’était pas assez riches pour rater toutes ces bonnes affaires.
Non, bien sûr, disait Valentin. Tu vois bien, disait Julia. Pourtant, disait Valentin, pourtant c’est de rigueur le voyage de noces. En principe, disait Julia, en principe je ndis pas. Tu vois bien, disait Valentin. Faut reconnaître, disait Julia, faut reconnaître qu’un mariage sans voyage de noces, ça n’existe pas. Non, disait Valentin, non ça n’existe pas. Oui, disait Julia, oui mais la pleine saison c’est la pleine saison, et on ne peut rien changer aux saisons. On pourrait peut-être retarder le voyage de noces jusqu’aux vacances prochaines, suggéra Valentin. Et les vacances alors, objecta Julia, quand est-ce qu’on les prendrait ? Et il n’y avait rien à répondre à ça.
Ils finirent par adopter la seule solution possible, la seule et unique à savoir que le seul Valentin ferait seul le voyage de noces. Pendant ce temps-là, Julia continuerait à faire marcher le commerce et entasserait la monnaie. Le principe étant admis, ils fixèrent ensuite la durée : quinze jours leur parut suffisant. On se lasse de trop d’intimité et, à la longue, on se fatigue de la bagatelle, uniquement la bagatelle : deux semaines, juste ce qu’il faut pour goûter sans se dégoûter. Puis ils fixèrent le but : retenant pour plus tard le champ de bataille d’Iéna, Valentin suggéra le Mont-Saint-Michel, mais Julia préféra Bruges, Bruges-la-Morte, pas l’autre à deux kilomètres, près des marais. Touché par ce choix qui lui parut une tendre attention à l’égard de son nom de famille, Valentin se rallie à cette proposition. Il n’y a plus qu’à déterminer l’itinéraire : on passera naturellement par Paris, vingt-quatre heures dans la capitale, c’est toujours de l’agrément, de ces souvenirs qui s’oublient pas facilement. Inutile d’aller chez les Brébagra, à peine installés : on les dérangerait, et puis on avait toute la vie devant soi pour les voir. Non, mais on se précipiterait aux Folies-Bergère. Ce projet plaît moins à Valentin. C’est fou, à ce qu’on dit, ce qu’il est facile de se perdre dans Paris. On s’y fait de plus écraser, picpoquer, entôler. Bien des ennuis en perspective, trouve l’ancien soldat Brû, mais il n’osa contrarier un désir aussi légitime. Puisqu’il lui fallait passer une soirée aux Folies-Bergère, il la passerait. Et tout fut ainsi bien entendu.
Julie l’accompagna au train, elle lui avait retenu un coin fenêtre de troisième classe, elle n’avait pas spécifié dans le sens de la marche, car elle s’en moquait : elle n’était pas de ces femmes à qui de menus détails de cet ordre soulèvent le cœur. Elle monta dans le vagon avec Valentin, un beau vagon avec un couloir qui courait tout du long des compartiments, et à chaque bout de somptueux vécés dont Julia recommanda l’usage à Valentin. Puis, sur son conseil, il marqua sa place de son chapeau et d’une publication licencieuse quelconque qu’elle lui avait achetée dans ce but. On ne prenait jamais trop de précautions, dit-elle en jetant un regard féroce autour d’elle, il y a toujours des salauds pour s’installer là où ils n’ont pas le droit. Y en a même, ajoute Julie, qui arrachent les étiquettes de la location. C’est dégueulasse vous ne trouvez pas, mesdames ?
Elle s’adressait aux deux seules occupantes du compartiment, deux paysannes assises du bout des fesses aux deux seules places non louées. Les autres locataires, sûrs de leur fait, ne se pressaient pas. Valentin, lui, était parvenu à se trouver à la gare avec vingt-cinq minutes d’avance. Et il venait de réussir à installer dans le filet un truc lourd bardé d’aluminium, une caisse ramenée des colonies qui lui servirait de valise. Julia en avait une belle pour les vacances, qu’on n’userait pas cette fois-ci. Valentin, ravi de sa réussite, se tourna vers Julia.
— C’est moche, ça, disait-elle à l’une des paysannes en palpant son foulard. C’est de la mauvaise qualité. Je parie que vous avez acheté ça à un marchand ambulant, pas vrai ?
La bonne femme sourit d’admiration, épatée par tant de perspicacité.
— Si vous voulez quelque chose de qualité et qui vous dure toute votre vie, venez donc me trouver : mademoiselle Julia, rue Gambetta, au Bouscat. Je vous ferai des prix.
— Merci bien, madame.
— Tu viens ? dit-elle à Valentin. On va pas moisir là jusqu’au départ.
Elle se retourna vers les manantes et leur cria :
— Gardez-lui sa place ! hein ?
— Oui, oui, madame. Comptez sur nous, madame, comptez sur nous.
Sur le quai, ils regardèrent le train, un bel express.
— C’est chouette de voyager, dit Julia avec une satisfaction extrême. Je trouve qu’il y a rien de si bien que les voyages, c’est autrement mieux que le cinéma. D’ailleurs les trois quarts du temps, le cinéma c’est pour les ballots. Tu ne trouves pas ?
— Oui, dit Valentin.
Elle le regarda.
— Tu n’as pas l’air bien gai, remarqua-t-elle.
Il ne répondit pas tout de suite, il hésitait entre trois propositions également vraies : « Si, je suis gai, mais ça se voit pas », « Pas trop puisque tu ne viens pas avec moi » et « J’ai peur qu’on me chipe ma place ».
— Je te cause, dit Julia. T’es dans la lune ? Je te répète que tu n’as pas l’air bien gai.
— Moi ?
— Oui, toi. Bien sûr, toi. Pas le voisin.
Et s’adressant à un meussieu qui écoutait, mine de rien :
— Mais non, meussieu, c’est pas à vous que je cause, c’est à mon coco.
Le type passa son chemin.
— Eh bien, commença Valentin.
Julia lui coupa la parole.
— Dis pas de bêtises et amuse-toi bien. Tu as ton argent ?
— Oui, je l’ai.
— Te le fais pas calotter. Tu en as assez pour quinze jours, tu verras. Naturellement, à Paris faudra pas aller chez Drouant.
— Non, faudra pas.
— Et tu m’enverras des cartes postales, oublie pas.
— Non, j’oublierai pas.
Ils allaient et venaient le long du train. Le vagon-restaurant provoqua leur admiration.
— Faudra qu’un jour on se paie ça, dit Valentin vaguement.
— Il paraît qu’on y mange très mal, dit Julia. Ça vaut pas un bon panier préparé à la maison.
— Non, bien sûr, dit Valentin.
Il s’aperçut qu’il n’en emportait pas, de panier préparé à la maison. Mais il n’avait pas faim.
— Y en a du monde, constata Julie. Tu devrais regagner ta place.
Ils s’embrassèrent.
Quelques personnes s’étaient installées dans le couloir. Malgré sa crainte de les irriter, Valentin crut possible de les déranger. Dans son compartiment, son coin demeurait libre ; les paysannes l’avaient défendu valeureusement. On occupait maintenant toutes les autres places. Le chapeau fut un problème ; Valentin le résolut en se le mettant sur la tête, le problème. Il regarda sur le quai, pour agiter son mouchoir, mais il n’eut pas besoin de sortir ce dernier. Le dos de Julia s’éloignait.
Alors, il commence à étudier son journal dit amusant. Sur la couverture, il voit une jeune femme partiellement dénudée qui caresse la barbe d’un faune de marbre. Valentin étudie attentivement cette image couleur bonbon, et, conformément à ce que désiraient le dessinateur et le rédacteur en chef de ce magazine, il pense que la jeune femme nue a des attraits certains. Il en admire surtout le relief et passe dessus un index curieux. Mais la gravure est plate : le cul est un effet de l’art. Valentin jette un regard sournois autour de lui : les deux paysannes l’épient avec attendrissement, mais un gros meussieu lui jette un coup d’œil sévère. Valentin tourne rapidement la page. À en juger par le quai, immobile, on se trouve toujours à Bordeaux.
Valentin entreprend la lecture de la page suivante ; on y recommande des préservatifs, des mariages sérieux, des méthodes pour grandir ou pour se défendre dans la rue. Les deux autres pages dissertent des mêmes questions, et des coloniaux y demandent des marraines. À Madagascar, des copains s’amusaient à ça et, quand ils allaient en perm, c’était du tout cuit qu’ils disaient. Ne comprenant pas que l’écriture pût servir à transmettre des inexactitudes, Valentin n’avait même pas essayé. Il jeta de nouveau un coup d’œil autour de lui. Cette fois-ci, on était partis. Des locomotives se garaient en demi-cercle et des agents de la propreté nettoyaient des rapides qui avaient servi. Le nombre des voies diminua, l’express choisit la sienne et se mit à se déplacer dessus avec vitesse et décision. Le train marchait. Satisfait par cette constatation, Valentin reprit l’examen de sa gazette. En haut de la page cinq se trouvait un dessin. Valentin l’examina ; on y voyait deux rangées de personnages hâves, pauvrement et archaïquement vêtus. La légende expliquait : « Les cénobites tranquilles », ce qui plongea Valentin dans une extrême stupéfaction. Bien qu’il eût, au cours de son séjour à Diégo-Suarez, lu de la première à la dernière page, les roses y compris, le petit dictionnaire Larousse français et encyclopédique, ce qui avait ouvert en lui les écluses du savoir, il ne se croyait pas assez sûr du sens du mot cénobite pour trouver risible l’image proposée. Peut-être que le gros meussieu en face de lui la lui pourrait expliquer, ce qui lui permettrait ensuite, après avoir ri ensemble, de lui demander si c’était bien l’express de Paris.
Cristi, s’écria silencieusement Valentin, au fait c’est vrai, suis-je bien dans le train pour Paris ? Il regarda le paysage : la verdure courante ne le renseignait point. Il se tourna vers ses compagnons : le gros meussieu continuait à le surveiller sans bienveillance. Jamais il n’oserait. Les paysannes saucissonnaient. Quant aux autres personnes chacune d’elles avait déjà construit sa barricade. Valentin se demanda que faire ; il devait bien y avoir un employé dans le train qualifié pour le lui dire, ne serait-ce que le chauffeur de la locomotive, mais comment le trouver ? Il fallait sortir du compartiment, troubler le casse-croûte des paysannes, révolter les gens du couloir, toutes choses dont Valentin se sentait incapable. Il commençait peut-être à devenir un peu malheureux, lorsqu’il crut se souvenir qu’on s’arrêtait plusieurs fois avant Paris ; s’il s’était gouré, il n’avait donc qu’à descendre à la prochaine station ; s’il se trouvait sur le chemin de Paris, il n’aurait qu’à reprendre le train suivant. De cette façon, il n’ennuierait personne. Il baissa son chapeau sur ses yeux et s’endormit aussitôt.
Le gros type achetait un sandouiche et une canette de bière à un personnage en contrebas. Valentin sursauta. Il bondit sur sa cantine et, la faisant glisser sans timidité sur les genoux des autres voyageurs, se retrouva bientôt à la sortie de la gare. Il tendit à l’employé son billet côté verso, craignant qu’il ne lui fut demandé des explications ; car, de toute façon, ce n’était point Paris. Il risquait d’avoir l’air d’un con ou d’un malfaiteur de descendre comme ça n’importe où. Il aurait bien pris la fuite lorsqu’on le rappela, mais son bagage l’empêchait de tenter quelque performance. Il revint sur ses pas et apprit avec un vif intérêt qu’il pouvait conserver son bifton, toujours valable pour le voyage à Paris. La bonté de l’employé lui parut si grande qu’il ne craignit pas d’en abuser en s’informant de l’heure du prochain convoi pour cette ville, ce à quoi il fut répondu avec une précision exemplaire. Allait-il encore profiter de tant de gentillesse ? Il confie à son nouvel ami qu’il avait entendu parler d’un endroit, situé dans les gares, où l’on pouvait déposer des colis, valises ou musettes sans crainte qu’on vous les dérobât, l’administration des chemins de fer se chargeant gracieusement de leur surveillance, et ce, contre une somme modique.
Je dois l’importuner, pensa Valentin en voyant la tête étrange que fit le type. Du pouce, celui-ci rejeta sa casquette blasonnée légèrement en arrière pour examiner plus attentivement ce voyageur ; après un silence de trois secondes environ, il remit son couvre-chef en place et indiqua le chemin de la consigne d’une façon détaillée.
— Merci mille fois, répondit Valentin enchanté par le tour agréable que prenaient les événements.
Il jugea bon d’agrémenter ce remerciement peut-être trop sec par une bien-bonne qui verserait sur leurs rapports uniquement administratifs un peu du lait de la tendresse humaine.
— Et pardonnez-moi si je m’excuse ! lança-t-il à l’homme des gares avec un bon sourire.
L’homme des gares ne put celer une extrême surprise.