XVII
Après Munich, la vente des cadres devint de plus en plus incertaine ; elle ne reprit guère que pour la Noël. Parfois, des jours entiers se passèrent sans que Valentin vît entrer un client, et les gens du quartier, n’ayant plus de nouvelles histoires à lui raconter que dans la mesure où ils participaient à la grande, ne venaient plus que rarement lui confier les détails de plus en plus menus d’une vie concassée par les manchettes de journaux. D’ailleurs, le voyage en Allemagne du cadrier n’avait pas été sans inquiéter son voisinage. On se perdait en conjectures sur les raisons réelles d’une semblable excursion et l’on avait même prononcé le mot d’espion. Le mystère paraissait d’autant plus grand que les réponses de Valentin aux différents interrogatoires rendaient les questionneurs encore plus perplexes. Enfin, bien que Valentin eût découvert la prudence, on n’ignorait pas qu’il considérait la guerre comme inévitable et la paix prolongée avait, pour certains, diminué l’intérêt que présentaient ses propos cependant vagues ; et certains parmi ces certains pensaient même que c’était volontairement que Valentin provoquait cette opinion. Sans l’amitié fidèle de quelques honorables commerçants comme Houssette, Virole, Crampon et Poucier, il aurait même pu voir se coaguler autour de lui une hostilité que son insuccès commercial à lui seul n’aurait pu dissoudre. Par contre, la voyante de la rue Taine, qui avait annoncé la paix à toute sa clientèle, avait acquis un prestige tel que des dames du seizième faisaient le voyage de Reuilly rien que pour la consulter.
Après le Jour de l’An, la vente des cadres cessa de nouveau totalement. Le premier visiteur n’apparut que le cinq janvier. Jean-sans-Tête s’assit et dit :
— Cigarette.
Et Valentin lui en donna une. Ce qui l’émerveillait maintenant dans l’existence de Jean-sans-Tête, c’était qu’on l’avait rappelé au moment de Munich. Jean-sans-Tête partit, tout comme un autre, et même il revint. Son séjour aux Armées semblait avoir été idyllique et l’on pouvait conclure de ses propos qu’il n’avait pas dessoûlé pendant huit jours. Valentin le soupçonnait maintenant de comédie, ou plutôt il se comprenait lui-même comme commerçant du quartier l’interviouvant, lui Valentin, sur le voyage d’Allemagne lorsqu’il interrogeait Jean-sans-Tête sur ses activités de réserviste.
— Bonne année, lui dit-il.
Jean-sans-Tête se tapa sur la cuisse, comme quelqu’un à qui on raconte une bien-bonne particulièrement sélectionnée.
— Faut reconnaître, dit Valentin. Cette année, on n’y coupe pas.
Jean-sans-Tête, qui en avait assez de fumer, reporta son désir immédiat sur l’acte de manger et, comme il n’avait sous la main que du tabac, il entreprit de l’absorber.
Valentin le regardait faire et remarqua que maintenant il ne mâchait plus que de tout petits mégots.
— C’est meilleur de fumer, non ? lui dit-il.
Jean-sans-Tête ne s’était pas rendu compte.
— Bonne année, dit-il. Bonne année. Bonne année. Pra pra pra pra pra pra pra pra. Bonne année.
Valentin fit comme lui et se tapa sur la cuisse d’un air hilare.
— Bonne année, continua Jean-sans-Tête, et, l’index recourbé, il ajouta : tac tac tac tac tac tac tac tac tac. Boum ! Boum ! hurla-t-il avec une telle force qu’il se fit peur à lui-même et qu’il alla se cacher derrière une chaise.
— Ça sera gai, soupira Valentin.
Caché, Jean-sans-Tête tremblait en silence, comme un chien.
— Et après ? dit Valentin.
L’autre se remit lentement debout et il avança, les poignets joints, avec la démarche d’un batelier de la Volga. Il s’arrêta devant la caisse derrière laquelle était assis Valentin et, posant ses mains sur la plaque de cuivre démodée qui, du temps de Chignole, avait connu le louis d’or, il murmura :
— Faim ! Faim !
Valentin hocha la tête.
— Et tu vas raconter tout ça aux autres commerçants du quartier ?
Jean-sans-Tête sourit d’un air rusé et se mit à réciter d’une voix aiguë et à toute vitesse :
La cigale ayant chanté
Tout l’été
S’en alla crier famine
Chez la fourmi sa voisine.
Eh bien, dansez maintenant.
— Est-ce que tu n’en sautes pas ? dit Valentin.
— Boum ! boum ! fit de nouveau Jean-sans-Tête avec énergie, et il courut, frémissant, se blottir derrière une chaise.
— J’ai encore fait des cauchemars cette nuit, dit Valentin. Il y avait une sorte de lande, j’allais vers un village perdu dans cette brousse, et le village puait. On le sentait de très loin. Quand j’y arrivai, je ne trouvai que des baraques abandonnées, et des charognes d’animaux pavaient les rues. Ça fait plusieurs fois que je rêve des trucs comme ça.
Toujours recroquevillé, Jean-sans-Tête pleurait en silence.
— Assieds-toi donc, dit Valentin.
D’un geste, l’autre signifia qu’il préférait rester ainsi.
— Grâce à ton balai, reprit Valentin, je suis parvenu à suivre le temps, rien que le temps, pendant plus de sept minutes. Mais maintenant je comprends que je ne dois pas le suivre, mais le tuer. Lorsque, m’étant échappé après tant d’attention, je me retrouve un peu plus tard à la place même d’où je suis parti sans bouger, est-ce que c’est comme quand on dort sans rêver ?
Jean-sans-Tête resta coi.
Un gendarme entra.
Il salua fort poliment le patron et l’informa de sa mission : il venait changer le fascicule de mobilisation de Brû (Valentin). Ayant énoncé son désir, d’autant plus légitime qu’il ne dépendait pas d’une subjectivité capricieuse, mais de l’objectivité des plans de défense de l’État, le gendarme, jetant un regard distrait autour de lui, aperçut Jean-sans-Tête qui, derrière sa chaise, présentait tous les signes de la trouille la plus abjecte. Assez surpris, quoiqu’il en eût vu d’autres, le gendarme allait peut-être procéder à une enquête méthodique, lorsqu’il s’entendit demander s’il désirait récupérer l’ancien. Et comment, qu’il désirait récupérer l’ancien, c’était même une partie essentielle de sa mission ! Il sortit de sa carnassière le nouveau fascicule. Valentin apprit ainsi qu’il devait se rendre le onzième jour de la mobilisation au dixième dépôt colonial à Nantes. Il gagnait un jour, mais pourquoi ?
Sans vouloir expressément vexer le gendarme, il lui dit :
— Ça ne me change pas beaucoup.
— Qu’est-ce que vous voulez que ça me fasse ? répondit le gendarme allègrement.
Le personnage caché derrière la chaise altérait cependant la joie pure que le militaire mettait à remplir sa fonction. Valentin s’en aperçut.
— Garde à vous ! cria-t-il.
Jean-sans-Tête se redressa d’un bond et obtempéra, superbe, en même temps que le gendarme d’ailleurs.
— Demi-tour à droite, droite ! En avant, marche ! Une, deux ! Une, deux ! Ouvrez, porte ! Une, deux ! Une, deux !
Et Jean-sans-Tête précédé du gendarme sortit de la boutique au pas cadencé.
Valentin les regarda s’éloigner. Il va revenir, songea-t-il en pensant au gendarme. Il enleva la clenche de la porte qui donnait sur la rue et monta chercher son livret militaire.
L’appartement était vide, comme d’habitude, ou, plutôt, comme les rares fois où il s’en était assuré. Il négligea d’aller dans la cuisine jeter un coup d’œil sur la somnolence du monstre et voulut traverser la chambre pour fouiller dans l’armoire sous la pile de draps, lorsqu’il se retrouva voguant sur le parquet. Il avait buté dans quelque chose de mou.
Il s’agissait de Julia.
Elle se trouvait là tout de son long, avec les façons d’une morte.
C’est complet, pensa Valentin, et il restait là. Puis il songea : ma vie va être changée, et presque en même temps : la sienne aussi. D’où, très vite, il conclut : je ne suis pas si égoïste que ça, puisque je pense à elle. Puis, encore plus vite, il se demanda pourquoi le mot égoïste avait éclaté comme ça dans ses réflexions. Alors, il sauta par-dessus le corps de Julia et descendit l’escalier en courant. En bas, il se heurte au gendarme qui a l’air furieux.
— Ma femme est morte, lui dit-il, je cours chercher un médecin.
Il laisse là le militaire qui se demande si on a le droit de clamser tandis qu’on change un livret-fascicule.
Valentin court. En fait, il ne court pas chez un médecin, car il n’en connaît pas. Julia n’avait jamais un malaise et lui-même égrotait en bonne santé. Valentin court chez Poucier pour demander secours. Poucier et sa femme foncent derrière Valentin, bientôt suivis par Houssette et par la fleuriste. Le gendarme monte aussi pour s’assurer une priorité. Il y a maintenant deux défaillantes à secourir, car le monstre, sorti de sa cuisine, pique une crise d’épilepsie révélant ainsi un mal qu’elle avait su cacher.
Valentin voit les gens tourner autour de lui, un pandémonium de personnes actives et efficaces. Il ne sait comment, un médecin arrive. Gagné par cette fureur utilitaire, Valentin fait l’échange de son fascicule de mobilisation et le gendarme s’en va satisfait et Valentin se félicite de n’avoir pas été tellement inférieur à sa tâche.
Le docteur vient ensuite le trouver pour lui annoncer avec des précautions que cette dame n’était point morte.
— Un ptit ictus, qu’il dit. Restera probablement paralysée. Quant à votre souillon, c’est une épilo. Vous faudra quelqu’un d’autre pour soigner votre mère, mon garçon. C’est vingt francs, mais, ne craignez rien, je reviendrai.
— Foutue histoire, dit Julia lorsqu’elle put s’exprimer quelques jours plus tard. Tu es emmerdé, hein, mon pauvre chou ?
— Ça ne sera rien, dit Valentin.
— Merde, qu’est-ce qu’il te faut, dit Julia, je suis drôlement sonnée.
— Je te dis que ça ne sera rien.
— Et l’autre connarde qui s’offre le haut mal. Il faut que tu la foutes à la porte et que tu trouves quelqu’un pour me soigner.
— On peut pas garder les deux ? suggéra Valentin que déchire la pensée de jeter dehors le pauvre monstre et qui se sait incapable de procéder à sa liquidation.
— Et avec quoi les paieras-tu ?
Valentin baisse le nez. Julia le regarde.
— Pauvre trésor, soupire-t-elle. Tiens, ce que tu vas faire : tu vas écrire des papiers grands comme ça pour demander une bonne et tu les mettras chez les commerçants du quartier.
— C’est une idée, dit Valentin.
Et il se met aussitôt à la besogne.
— On met combien on lui donne ?
— Tu n’es pas fou ?
— Ça va être dur pour la payer, dit Valentin dont le commerce demeure déficitaire.
— J’ai un peu d’argent à gauche, dit Julia. Mais ça va pas faire long feu.
Valentin se gratte la tête.
— On pourrait vendre autre chose que des cadres, dit-il. En m’y prenant mieux, j’y parviendrais peut-être.
— T’as une trop petite tête, lui dit Julia en lui caressant les cheveux.
Elle le revoit habillé en militaire. Mais il ne passe plus devant sa porte, il est assis dans une camionnette, les jambes pendantes, à côté d’autres soldats. Est-ce hier ou pour plus tard ?
— Je pourrais rengager, suggéra Valentin, il y aurait la prime. Que je re-sois remilitaire tout de suite ou dans trois mois…
— Tu es stupide, dit Julia.
Valentin n’insiste pas. Il a encore d’autres suggestions à faire :
— Paul me trouverait peut-être un emploi parmi ses ouvriers. Quoique je n’aie pas envie de contribuer à l’armement du monde, s’empresse-t-il d’ajouter.
— Tu vois.
— Il aurait peut-être un filon ? Une planque ?
— Compte pas là-dessus. Il a l’air de copiner avec toi, mais c’est une vache.
— Tu crois ?
— Il peut pas te blairer depuis que t’as tripoté Chantal à l’Expo.
— Il m’a vu ?
— Chantal lui a dit, bien sûr.
— Et toi, comment le sais-tu ?
— Elle me l’a dit, bien sûr.
Comme on pouvait parler de lui ! Valentin en fut tout particulièrement affecté. Il eut un espoir :
— Vous nous avez vus ?
— On vous a vus que quand on s’est retrouvé.
Valentin se gratta la tête.
— Tu avais deviné ?
— Peut-être bien que non.
Julia sourit :
— Et toi qu’est-ce que tu devines ?
— À propos de quoi ? demanda-t-il surpris.
Elle ne répondit pas.
— Je vais aller distribuer mes papelards, dit Valentin.
Il mit un certain temps à cause de tous les renseignements qu’il devait donner sur la maladie de son épouse. Lorsqu’il rentra, un peu fatigué par la répétition des propos qu’il avait dû tenir, Julia lui dit aussitôt :
— Tiens, tu vas me rendre un service.
— Bien sûr.
— Tu prendras un carton grand comme ça, tu écriras dessus : « Je serai là demain » bien lisiblement et tu iras le mettre avec quatre punaises sur la porte du deuxième à gauche, escalier du fond, du douze de la rue Taine.
— Exécution immédiate, dit Valentin.
Il calligraphia l’inscription et, tout en admirant son œuvre, dit :
— Voilà. J’y vais. Douze rue Taine, escalier du fond, deuxième gauche ?
— Oui. Mais. Attends voir. Tu sortiras par la cour. Dans le fond, il y a une porte qui donne dans une impasse qui aboutit entre le chantier de bois et le chaudronnier. Avant le chaudronnier, sur la droite, il y a un passage. Tu verras une porte peinte en bleu. Tu la pousses et tu te trouves dans la cour du douze de la rue Taine. La clé est dans le tiroir, là, une clé neuve. La perds pas.
— Aie pas peur. Mais si quelqu’un me trouve en train d’épingler cet écriteau et me demande ce que je fous là, qu’est-ce que je répondrai ?
— Tu ne rencontreras personne.
— Elle est habitée, cette maison.
— Quand on sait s’y prendre, on ne rencontre personne.
— Je ne sais sûrement pas.
— Risque, et tu sauras.
— Qu’est-ce que je répondrai ?
— Tu répondras : merde. On est en République, il me semble.
— Plus pour longtemps, dit Valentin.
— Tu as deviné ça ?
— Je n’ai rien deviné. C’est écrit tous les jours dans les journaux.
— Sais-tu lire ce qui est écrit sur la figure des gens ?
Valentin ne répondit pas.
— Ce n’est pas difficile, dit Julia.
— Je sais lire ce qui n’est pas écrit sur le cadran du temps.
— Ça te servirait à rien, dit Julia.
— Un jour, dit Valentin, j’ai vu Virole entre deux gendarmes. Non, c’était Houssette. Oui, Houssette, pas Virole. En tout cas, ça n’est jamais arrivé.
— La mère Virole a la mort derrière elle, dit Julia.
— Tu le lui as dit ?
— Elle est prévenue.
— Je ne me mêlerai pas de la vie des gens, dit Valentin.
— Tu feras comme tu voudras.
— Qu’est-ce que tu veux dire ?
— Madame Saphir gagne des mille et des cents. Tu vas la remplacer jusqu’à ce qu’elle aille mieux.
— Mais je n’y crois pas aux voyantes ! s’écria Valentin. Et puis, je t’assure que je suis pas doué.
— Tu diras n’importe quoi.
— Mais c’est madame Saphir que les gens viennent voir. Ils ne viendront pas me voir, moi.
— C’est madame Saphir qu’ils verront.
— Tu ne veux pas que je me déguise en femme ?
— Tu ne seras pas déguisé. Tu seras très joli.
— Mais ma voix, ma taille…
— Tu te mettras un voile sur le visage. J’en ai un très beau avec les signes du Zodiaque. Tu te tasseras sur ta chaise et tu changeras ta voix de façon à ce qu’elle ne ressemble à rien.
— Pour les nouveaux clients, je ne sais pas si ça pourrait aller. Mais les anciens, ils soupçonneront quelque chose.
— T’en fais pas, dit Julia, quand les gens ont décidé de marcher y a plus moyen de les arrêter. C’est plus de la connerie, c’est de la rage.