II

— Je l’ignore, madame, dit le colonel.

Madame Botugat fit l’air navré.

— Mais le capitaine Bordeille va certainement vous renseigner. Je lui téléphone de suite.

Ce que je cause bien, pensa-t-il tandis que madame Botegat se levait en se disant que, dans l’armée française, les officiers ne connaissaient pas beaucoup leurs hommes et que c’était vivement regrettable, probablement.

— Mes hommages, madame.

Qu’est-ce qu’ils pouvaient foutre les officiers si non contents de ne pas connaître leurs hommes, ils n’essayaient même pas de connaître les femmes. Celui-là, ce colonel, tout juste poli. Pas une galanterie. Rien.

Le capitaine Bordeille ne valait guère mieux. Il était très soupçonneux. En descendant l’échelle hiérarchique, la recommandation du directeur des poids et mesures de Guyenne et de Gascogne au général Pierre-et-Paul commandant la place de Bordeaux perdait peu à peu de son prestige.

— Que désirez-vous savoir au juste, madame ? demanda le capitaine Bordeille qui se dit : ce que je cause bien tout de même.

Voulant profiter de cet avantage, il reprit rapidement la parole qui voletait encore à mi-distance de la dame. Et donc :

— Je dois tout de suite vous avouer, madame, que je suis fort étonné que le général Pierre-et-Paul ait donné l’autorisation de fournir le moindre renseignement d’ordre militaire à une personne du sexe dit faible, mais à coup sûr charmant.

Le capitaine Bordeille souffla un instant pour penser, car il ne pouvait naturellement à la fois parler et penser, pour penser que c’était sûrement cette belle gonzesse qui avait dû lui inspirer la phrase soyeuse dont il venait de dévider péniblement le cocon.

Cependant, madame Botrula, ayant enfin constaté que l’armée française pouvait encore virer de temps à autre au galant, décida de monter à l’attaque. Ayant une grande admiration pour Jeanne d’Arc, elle choisissait volontiers ses métaphores dans le registre guerrier. Pour ma sœur, se dit-elle, ce qui la fit se marer, mais cet état d’âme subtil n’eut d’autre écho extérieur qu’un délicieux sourire, qui, tel un obus, fit sauter en éclats la barricade que le capitaine Bordeille essayait de construire.

— Capitaine, dit Chantal, je vous assure que le général Pierre-et-Paul a déclaré qu’il ferait tout pour que nous sussions, ma sœur et moi, l’identité de ce militaire, ainsi que son pedigree, ses états de service, son casier médical et tous autres détails susceptibles d’intéresser la famille de l’éventuelle fiancée.

Le capitaine Bordeille trouva que la bougresse causait pas mal non plus. Impressionné, il se gratta la tête.

— Du moment que le général, commença-t-il.

— Oui, oui, enchaîna madame Bodruga, le général.

— Alors, si le général.

— Justement, le général.

— Du moment que le général, reprit le capitaine Bordeille.

Chantal accentua son sourire en le badernant intérieurement.

Le capitaine baissa les yeux et fit semblant d’entreprendre une activité utile en agitant des papiers placés là sans doute pour la circonstance.

— Bon, dit-il sans lever son regard.

C’était idiot, mais, placée comme elle était, il ne pouvait voir ses jambes.

— Bon, redit-il. Alors, comment s’appelle votre individu ?

— Mon futur beau-frère, voulez-vous dire, capitaine.

Bordeille ne put s’empêcher de lui lancer un furtif regard, timide et admiratif. La mouquère avait du zest, du piquant et du chien et, par-dessus tout ça, de l’instruction. C’était pas mal. Mais peut-être les chevilles étaient-elles un peu épaisses.

— Excusez-moi, reprit-il gauchement.

— De rien, de rien, minauda madame Botucla qui plaignait la pauvre noix d’être si creuse.

— Alors. Comment s’appelle-t-il ?

— Nous ne le savons pas.

Le capitaine Bordeille regarda craintivement la visiteuse.

— Peut-être faudrait-il le savoir ? suggéra-t-il précautionneusement.

— Mais, fit Chantal, n’êtes-vous pas là pour ça ?

— Pour le savoir ?

— Oui. Pour le savoir.

Madame Broduga faisait l’air sévère.

— Évidemment, murmura-t-il, évidemment, je suis au service des effectifs, mais…

— Qui se montent à combien ?

— Quoi ? Pardon ?

— Je vous demande à combien se montent vos effectifs ?

— Quatre mille six cent cinquante-sept, répondit le capitaine à toute vitesse.

— Alors ça ne doit pas être difficile de trouver un homme parmi quatre mille et quelques.

— Six cent cinquante-sept.

— Et quelques.

Il y eut une pause. Le capitaine Bordeille en profita pour se tamponner le front. Chantal laissa tomber son sac afin de, en le ramassant, reculer suffisamment sa chaise pour que le type ait vue sur ses mollets, ses mollets à elle, Chantal. Le capitaine n’esquissa même pas le geste de se lever pour plonger à son aide. Il se contentait de regarder.

— Alors ? demanda madame Brétoga.

— Comment est-il, par exemple ? Son signalement ?

Il reprenait confiance parce qu’il venait d’avoir une idée, et, comme c’était sans la chercher, il s’en trouvait d’autant plus méritant. Madame Brotéga fit semblant de réfléchir.

— Grand, dit-elle de la voix lointaine des femmes qui lisent dans les cartes, brun, traits réguliers, habillé de kaki…

— Intéressant, murmura le capitaine Bordeille, intéressant.

Il chercha ce qu’il pourrait encore demander, mais sans succès.

— Vous voudriez peut-être connaître son grade ? demanda Chantal.

— Justement. C’est ça. Quel est son grade ?

— Simple soldat.

— Tss, tss. C’est ennuyeux, ça. C’est ennuyeux.

— Pourquoi donc, capitaine ?

— C’est très répandu.

Il soupira :

— Nous allons être obligés de faire de longues recherches. Très longues.

De nouveau, sans le vouloir, il eut une idée :

— Et vraiment, vous ne savez rien d’autre sur lui ?

— Il passe tous les jours rue Gambetta et tourne après le serrurier pour prendre la rue Jules-Ferry.

Le capitaine Bordeille se renversa dans son fauteuil, et son triomphe lui donna un teint blafard et un air plat.

— Il travaille, tout simplement, au bureau des isolés coloniaux.

— C’est justement ce que j’allais vous dire.

Et sans insister :

— Alors, qui est-ce, ce garçon ?

— Mais, madame, je ne sais pas ! Je ne sais pas !

Il voulait avoir l’air sincèrement navré, mais il ne réussissait pas à convaincre Chantal qui ne croyait pas au désespoir des militaires, sans savoir pourquoi, et, comme elle ne voulait pas que cet état pseudodépressif se poursuivît trop longtemps, elle suggéra aussitôt une solution du problème, que l’autre adopta sans réfléchir.

Ils traversèrent la cour de la caserne, accompagnés par les coups de sifflets admiratifs des hommes de corvée au comble de l’exaltation érotique. Flattée, Chantal se tortillait cependant que le capitaine Bordeille commençait à lui tenir des propos du premier galant. Dans l’automobile qui les conduisît au bureau des isolés coloniaux, il adopte une attitude respectueuse et distanciée. Dans l’automobile qui les ramena du bureau des isolés coloniaux, et qui était la même que la première cependant, son comportement se teinte d’une pointe de satyrisme, prétendant faire tâter à madame Brétoga l’étoffe de son pantalon, de son pantalon à lui. Ils traversèrent de nouveau la cour de la caserne, accompagnés par les coups de sifflets admiratifs des hommes de corvée dont l’humeur gaillarde ne semblait jamais se calmer.

Dans son bureau, le capitaine Bordeille revint à son mouton, qui se nommait Valentin Brû. Chantal l’avait immédiatement identifié parmi les scribouillards du dépôt. Tout en compulsant ses registres, le pitaine bavardait gaiement, animé par la joie saine que provoque cette activité.

— Brû… Brû… Curieux nom, n’est-ce pas ?

— Pourquoi donc ?

— Eh… je ne sais pas… Tous les noms sont drôles, en un certain sens…

— Pas le mien.

— Bien sûr, je ne disais pas cela pour vous. Mais, le mien, par exemple…

— Le vôtre non plus.

— Vraiment ? Vous trouvez ?

Il se rengorgea.

Les pages passèrent.

— Brû… Brû… je ne vois pas…

Puis il manipula des fiches.

Les fiches passaient.

— Brû… Brû… je ne vois pas…

Un adjudant, appelé au secours, se mit à feuilleter et à fichier.

— Brû… Brû… je ne vois pas ça, mon capitaine…

Ensuite le sergent de l’adjudant ne feuilleta et ne fichia pas avec plus de succès.

— Brû… Brû… je ne vois pas ça, mon adjudant.

Le plus petit gradé de tout le bureau, un simple soldat, vint à son tour. Très appliqué, il feuilletait et fichiait sous l’œil des supérieurs. Il ne put, lui non plus, découvrir le nom de Brû.

Le capitaine Bordeille renvoya ses subordonnés en les qualifiant de gueules de vache et de traîneurs de sabre, puis, très à l’aise, il s’inclina devant madame Bodéga :

— Madame, tout ceci est très simple, il ne figure pas dans nos effectifs, en conséquence de quoi, je ne puis vous renseigner, mais, afin de vous dédommager de votre dérangement, je vous propose de venir un de ces jours siroter un verre de porto avec moi dans mon petit studio Lévitan tout neuf.

— C’est en l’évitant qu’on reste honnête femme, répondit madame Butaga distraitement.

— Charmant ! Charmant ! Très fin ! Très fin !

En réalité, il ne la trouvait pas si bonne que ça, la calembredaine, mais voilà, il veut séduire. Chantal, elle, tient à accomplir correctement la mission que lui confia sa sœur.

— Comment cela peut-il se faire ? demande-t-elle machinalement, absorbée par les plans d’action qu’elle essayait de se tracer.

— Voulez-vous, par exemple, samedi à l’heure de la soupe du soir, celle que les civils disent communément être celle du Berger ?

Le capitaine Bordeille parut ravi d’avoir jacté avec autant de distinction. Madame Brétaga sortit automatiquement son carnet de rendez-vous tout en s’inquiétant :

— La soupe du berger ? Quelle heure cela fait-il ?

— Mais dix-sept heures quinze, chère madame.

À son tour, il s’inquiéta :

— Vous n’avez peut-être pas connu beaucoup de militaires ?

— Quelques-uns. Après leur service.

Elle réfléchissait toujours aux recherches à faire et inscrivit sur son calepin le jour et l’heure du rancart. Tout d’un coup, elle se souvint :

— Capitaine ! vous n’avez pas répondu à ma question.

— Quelle question, très chère madame ?

— Je vous ai posé une question tout à l’heure et vous n’y avez pas répondu.

— Je crois me souvenir assez nettement que c’est moi qui ai posé la dernière question. C’était : vous n’avez peut-être pas connu beaucoup de militaires ?

— Et avant, de quoi avions-nous parlé ?

— De l’heure du berger, très chère.

— Et avant ?

— De mon petit studio. Je vous l’ai décrit. Vous ne vous souvenez pas ? Je me suis permis d’en évoquer l’odeur aromatique et je vous en ai dépeint les différents objets mobiliers : le portemanteau, le porte-parapluies, la table en citronnier, la chaise de paille, le bidet, la huche à pain et le divan profond comme un tombeau.

— Je ne me souviens pas.

Elle remit son carnet dans son sac et se leva. Elle lui tendit la main :

— Au revoir, capitaine. Et je vous remercie de… Ah, ça y est, j’ai retrouvé ma question. C’est très drôle, vous ne trouvez pas ? qu’on n’arrivait pas à s’en souvenir. Voilà ce que je voulais vous demander : comment se fait-il que Valentin Brû ne figure pas sur la liste de vos effectifs ?

— Comment, très chère, voulez-vous que je le sache ? S’il y figurait, je pourrais vous dire les raisons pour lesquelles il pourrait ne pas y figurer, mais, du moment qu’il n’y figure pas, je ne vois vraiment pas comment je pourrais vous dire les raisons pour lesquelles il pourrait y figurer.

— C’est vrai, reconnut Chantal.